Il s’en est fallu de peu qu’en lieu et place de la tour Eiffel trône un gigantesque phare, une « Colonne-Soleil », dont l’édifice ferait 360 mètres de haut et éclairerait toute la ville de Paris. En 1885, l’architecte Jules Bourdais et l’ingénieur électricien Amédée Sebillot présentent en effet un projet de ce type au comité de préparation de l’exposition universelle qui doit se tenir en 1889 dans la capitale française.
Le comité hésite longuement, d’autant que les expositions universelles ont constitué, de part et d’autre de l’Atlantique, des terrains d’expérimentation pour la « fée électricité ». Mais il finit par juger le projet trop périlleux pour des raisons techniques, mais aussi politiques, quelques années seulement après que l’insurrection parisienne de la Commune eut été perçue comme prompte à abattre les colonnes. Le comité porte donc son choix, in fine, sur le projet de Gustave Eiffel, qui deviendra l’emblème de la capitale.
Les progrès de l’éclairage ont été tels, au cours du XIXesiècle, que le rêve d’éclairer entièrement et constamment la Ville lumière ne paraît ni inaccessible, ni indésirable. Depuis la création à Paris en 1662 du service des porte-falots ou porte-flambeaux, professionnalisant l’usage de ces « sortes de réverbères ambulants, dûment numérotés et enregistrés », pour reprendre les mots de l’historienne Simone Delattre, qui conduisaient celles et ceux qui pouvaient se permettre de les louer à l’endroit voulu, en éclairant leurs pas tout au long du trajet, les progrès n’ont en effet cessé.
L’éclairage au gaz a révolutionné le visage des grandes villes, en dépit de certaines réticences, que l’on peut lire par exemple dans le fameux pamphlet de Charles Nodier et Amédée Pichot, Essai critique sur le gaz hydrogène et les divers modes d’éclairage artificiel, en forme de dialogue fictif entre un médecin et son ami qui, au retour d’un voyage, prétend ne plus reconnaître un Paris défiguré par les méfaits du gaz, parmi lesquels odeurs nauséabondes, murs noircis, air pollué, visages féminins enlaidis par une lumière disgracieuse…
L’éclairage au gaz triomphe pourtant, puisque dès le milieu du siècle, les lanternes à huile ne représentent plus que 2 % du total des lampes publiques. Et ce même si jusqu’en 1855, les réverbères sont divisés entre « becs variables », qui dépendent de la noirceur de la nuit et de la lune, et « becs permanents », allumés systématiquement.
Ces progrès techniques engendrent, poursuit Simone Delattre dans Les Douze Heures noires – La nuit à Paris au XIXe siècle (Albin Michel, Bibliothèque de l’évolution de l’humanité, 2004), des projets « un peu fous » d’en finir avec la nuit, car « mettre la nuit entre parenthèses, c’est à la fois gagner du temps et de l’espace ».
L’écrivain et journaliste Eugène de Mirecourt accomplit ainsi en 1855 un « saut dans l’avenir », c’est-à-dire dans le Paris de 1955 vu à 2 heures du matin et l’imagine ainsi : « Une multitude de soleils électriques jettent leurs rayons à la ville de cent phares immenses. […] Paris ne dort plus. » En 1857, Théophile Gautier conçoit, lui, le « Paris futur » et écrit : « Il n’y aura plus de nuit : sur chaque place s’élèveront des phares. […] Les hommes de ce temps-là dormiront très peu ; ils n’auront pas besoin d’oublier la vie dans cette mort intermittente qu’on appelle le sommeil. »
Quelques années plus tard, Thomas Edison (1847-1931), pionnier de la conquête électrique et fondateur de la General Electric, peut lancer sa célèbre formule, largement partagée par une époque qui prétend triompher de la nuit : « Mettez un être humain sous-développé dans un environnement baigné de lumière artificielle et il s’épanouira. »
Aujourd’hui, ces utopies ou dystopies sont devenues réelles, pas seulement à Paris, et l’obscurité n’a cessé de reculer. Cette avancée constante de la lumière artificielle a entraîné, depuis l’après Seconde Guerre mondiale, l’émergence d’une inquiétude – et de formes de résistance – face aux conséquences multiples de l’érosion du noir, dont le sociologue Samuel Challéat a déplié les termes dans son ouvrage intitulé Sauver la nuit – Comment l’obscurité disparaît, ce que sa disparition fait au vivant, et comment la reconquérir, publié par les éditions Premier Parallèle en 2019.
Il y observe que 83 % de la population mondiale et plus de 99 % de la population étatsunienne et européenne vivent désormais sous un ciel entaché de pollution lumineuse et se demande si nous ne sommes pas condamnés, à court terme, à ne plus pouvoir contempler la voûte étoilée mais seulement les 12 000 satellites de communication gravitant autour de la Terre que le milliardaire passionné d’espace Elon Musk a annoncé vouloir mettre sur orbite.
Pour lui, sauver la nuit et sa dimension obscure est donc urgent pour des enjeux à la fois socioculturels, écologiques et sanitaires, parce que la pollution lumineuse crée des dommages « sur le ciel étoilé, la biodiversité et la santé humaine ».
La disparation du ciel étoilé et de l’obscurité pourrait, en apparence, paraître handicapante surtout pour les astronomes ou les amateurs de promenades ou de bagatelles nocturnes en extérieur. Mais le sociologue de s’interroger si les peurs et angoisses liées au noir et forgées dans l’enfance ne sont pas essentielles à la construction de la personnalité de chacun, au sens où, comme l’écrit dans son Histoire naturelle le biologiste et philosophe Buffon (1707-1788) : « Tout le monde a éprouvé qu’en voyageant la nuit, on prend un buisson dont on est près pour un grand arbre dont on est loin. C’est de cette erreur de jugement que vient la frayeur et l’espèce de crainte intérieure que l’obscurité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes. C’est sur cela qu’est fondée l’apparence des spectres et des figures gigantesques et épouvantables que tant de gens disent avoir vus. »
N’est-il pas également nécessaire, demande Samuel Challéat, de pouvoir « effleurer du regard la démesure » ? Il cite à l’appui de cette idée Olivier Las Vergnas, de l’Association française d’astronomie, qui s’interroge en ces termes : « Si nous ne pouvons plus voir les constellations, la Voie lactée, les étoiles filantes, et y projeter notre imaginaire et notre humanité, comment pourrons-nous encore imaginer, rêver et penser notre place dans l’univers ? Allons-nous finir par penser de nouveau que nous en sommes le centre ? À moins que ce ne soit déjà le cas… »
Les dommages causés à la biodiversité peuvent paraître mieux connus, mais la liste qu’en dresse le sociologue n’en demeure pas moins vertigineuse, puisque c’est l’ensemble du monde vivant qui est très directement régi par les régimes naturels de luminosité.
Or l’intensité croissante des régimes artificiels de luminosité n’a pas permis au vivant de coévoluer avec lui. Exemple parmi des centaines, dès 1925, l’ornithologue et éthologue canadien William Rowan avait montré, dans la revue Nature, l’importance des régimes de luminosité auxquels les oiseaux sont soumis dans le déclenchement de leurs migrations. La plus grande proportion des oiseaux migrant de nuit, beaucoup sont désormais désorientés à l’approche des agglomérations et les nombreuses collisions avec des structures bâties éclairées sont devenues une cause majeure de mortalité des volatiles. Rien qu’aux États-Unis, le Centre des oiseaux migrateurs de la Smithsonian Institution évalue ainsi entre cent millions et un milliard par an le nombre d’oiseaux migrateurs ainsi tués.
Mais mesure-t-on que « 28 % des vertébrés et 64% des invertébrés sont exclusivement ou partiellement nocturnes » et que la lumière artificielle ne menace pas seulement les papillons de nuit, mais aussi les cloportes, mille-pattes, blattes et autres vers en tous genres faisant « partie de ces espèces photophobes qui jouent un rôle prépondérant dans les processus de décomposition des sols et le cycle des éléments nutritifs » ? Sans même parler des poissons-clowns, adorés des enfants depuis le film Le Monde de Nemo, menacés de disparition pour des raisons ayant trait aux mutations lumineuses de notre monde.
Pour l’homme, même si les différents articles sur les méfaits des écrans et des technologies LED sur nos endormissements et nos taux de mélatonine sont déjà nombreux, nous n’en sommes probablement aussi qu’aux prémices des bouleversements physiologiques et psychologiques qu’ils sont susceptibles d’entraîner.
Comment alors lutter contre cette érosion de l’obscurité et arbitrer entre les besoins de lumière et les besoins d’obscurité ? Samuel Challéat retrace dans son livre l’itinéraire du Dark-Sky Movement, qui émerge à Flagstaff, aux États-Unis, à la fin des années 1950. Le mouvement a connu certaines victoires, depuis la réglementation de l’ensemble des dispositifs d’éclairage artificiel de la ville de Tucson adoptée en juin 1972 pour protéger les activités astronomiques du Kitt Peak National Observatory jusqu’au projet de loi « Grenelle II » qui inscrit, dans son article 173, la prévention des nuisances lumineuses dans le Code de l’environnement.
Mais les principales réponses contemporaines à l’érosion du noir de notre monde ne paraissent pas aptes, pour le sociologue, à véritablement « sauver la nuit ». Dominent en effet, d’un côté, des stratégies de type « villes et villages étoilés », voire de territoires plus vastes organisant une véritable mise en protection du ciel nocturne au sein de Réserves internationales de ciel étoilé (RICE), dont le label fut pour la première fois décerné à un espace du Québec en 2007.
Toutefois, pour Samuel Challéat, « nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une préservation de l’obscurité à l’intérieur de zones parfaitement circonscrites dans des espaces de faible densité » qui rende la nuit noire aussi marginale que marchandisable. Pour le chercheur, il serait donc nécessaire de trouver un autre « modèle spatial », non plus « en termes de territorialisation de la préservation de l’obscurité, mais de lutte contre la pollution lumineuse ».
L’autre stratégie déployée pour tenter d’enrayer la fin annoncée de l’obscurité repose sur des évolutions techniques et technologiques. En la matière, l’ère du fameux « lampadaire boule » massivement installé dans les espaces résidentiels dans les années d’après-guerre, et archétype d’« aberration énergétique » envoyant plus de la moitié de sa lumière en direction du ciel, est heureusement révolue.
Les technologies LED, combinées à des systèmes de gestion différenciée, permettent de maîtriser précisément la quantité de lumière fournie à moment donné dans un espace donné.
Dans certains cas, l’usager possède même la faculté de demander par SMS un éclairage ou l’inverse. Des systèmes de détection de la présence ou de l’absence d’usagers peuvent aussi affiner l’éclairage des espaces publics. En pratique, note donc le sociologue, les services des collectivités territoriales cheminent vers « l’éclairer juste ».
Samuel Challéat exprime pourtant des doutes farouches sur la possibilité réelle de ces avancées technologiques indéniables d’inverser la marche vers la fin de l’obscurité. Pour lui, d’une part, même s’il existe des leviers, tels que supprimer l’éclairage artificiel de certains espaces ou modifier la composition spectrale de la lumière pour éviter une lumière trop blanche, les impasses de ces techniques sont tout aussi nombreuses que les progrès supposés. Ainsi, écrit-il, les technologies LED, « à l’heure imbattables si on les considère sous l’angle des économies énergétiques et budgétaires, deviennent problématiques dès lors que l’on décentre notre regard pour le porter sur les enjeux écologiques et sanitaires ».
D’autre part, juge-t-il, « cette attention aux spécificités locales des usages de l’espace ne sont pas en soi une lutte contre la pollution lumineuse, mais avant tout une lutte contre les dépenses inutiles – financières et énergétiques – dans un contexte plus large d’austérité budgétaire imposée aux collectivités territoriales ».
Au-delà de ces configurations et considérations matérielles ou financières, l’opposition de Challéat à ce solutionnisme technologique est structurelle. Pour lui, la norme reste en effet celle d’une « technicisation de la société par les professionnels élus et non élus de la fabrique de la ville », alors que l’enjeu est de « passer de la planification par la technoscience de ce que doit être la bonne lumière à un processus plus participatif ».
Réguler le problème de la pollution lumineuse suppose alors, explique le sociologue, d’être en capacité d’arbitrer localement entre deux biens publics. D’un côté, un système sociotechnique, l’éclairage public, considéré de longue date comme l’exemple archétypique du bien public car n’entraînant ni rivalité d’usage ni excluabilité. Et, de l’autre, « un état physique du système Terre, l’obscurité, qui subit une érosion telle de la lumière artificielle qu’il est menacé de faillite », sachant que l’obscurité constitue un bien public non (re-)productible par l’homme.
Il n’y a donc qu’en faisant de la nuit un enjeu politique majeur que cette alternative entre besoin de lumière et nécessité d’obscurité pourra être autre chose qu’une aporie. Car cela obligera à répondre aux questions que pose Samuel Challéat à la fin de son livre : « Que voulons-nous faire de la ressource d’obscurité ? Voulons-nous l’abandonner au capitalisme vert, la découper, la mettre sur le marché et la consommer comme tant d’autres “biens naturels” à travers le monde ? Ou bien en faisons-nous un des leviers d’une transition permettant de penser plus profondément l’écologisation des stratégies de développement local et de nos espaces de vie ? »
Entretien avec le géographe Samuel Challéat