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Retour sur l’histoire
En 1905, la loi de séparation de l’Église et de l’État marque les débuts du modèle français de laïcité. Pourtant, c’est depuis la Révolution française que le concept se construit et se débat. 114 ans après la loi de 1905, la laïcité est plus que jamais au cœur des questions sociétales en France.
« La laïcité est un principe républicain qui s’applique à tous et qui n’a pas de couleur politique », nous explique Nicolas Cadène, rapporteur général à l’Observatoire de la laïcité (ODL), organe gouvernemental chargé de conseiller, de dialoguer et d’observer les évolutions de la société sur la laïcité. Par cette formule, ce juriste de formation résume l’ambition égalitaire de la laïcité.
C’est au XVIIIe siècle que la question de la séparation entre ce qui relève du religieux et de la politique est une première fois évoquée. La Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen proclame dans son article 10 que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Après la Révolution française de 1789, plusieurs décisions vont dans le sens d’une séparation – non sans lourds conflits – entre l’Église catholique et l’État. Cela se traduit par une distinction entre les lois morales et civiles qui se matérialise, en 1792, par l’instauration en France d’un état civil permettant le mariage civil ou encore le divorce.
En 1871, la Commune de Paris décrète la séparation de l’Église et de l’État, instaurant la suppression du budget des cultes et déclarant propriété nationale les biens des congrégations religieuses, au nom de la « liberté de conscience » face à un clergé « complice des crimes de la monarchie contre la liberté ».
L’évolution significative se fera sur le terrain éducatif avec l’instauration progressive par Jules Ferry, dès 1881, d’un enseignement primaire gratuit, obligatoire et laïc. Les enseignants et personnels de l’enseignement public doivent dès lors afficher une neutralité religieuse tandis que le clergé est renvoyé aux établissements d’enseignement privé. Alors que les premières bases de la laïcité que nous connaissons sont jetées, la loi du 9 décembre 1905 entérine définitivement la séparation des Églises et de l’État, abrogeant le régime concordataire de 1801 sauf en Alsace-Moselle où il demeure en vigueur.
La laïcité repose sur le principe d’une stricte séparation entre le civil et le sacré, mais également sur le principe de la liberté de conscience (celle de croire, de ne pas croire ou encore de changer de religion) « et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public » ainsi que sur « l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions », rappelle-t-on au plus haut sommet de l’Etat. Aussi, la laïcité « contribue à promouvoir une culture commune du respect, du dialogue, de la tolérance mutuelle et de la considération de tout autre comme semblable doté de la même dignité́ et des mêmes droits ». Dans ce cadre, pourquoi tant de débats et de désaccords autour de la notion de laïcité ?
Les sept laïcités de Jean Baubérot
Historien et sociologue fondateur de la sociologie de la laïcité, Jean Baubérot fut membre, en 2003, de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Elle a été formée dans un contexte de débats autour du « voile islamique » en France, qui débouche par l’adoption, en 2004, d’une loi interdisant le port des signes religieux à l’école et à laquelle Jean Baubérot fut le seul à s’y opposer au sein de la commission Stasi.
Onze ans plus tard, l’historien publiait Les 7 laïcités françaises (Maison des sciences de l’homme, 2015) dans lequel il récuse l’existence d’un seul « modèle français de laïcité » en faveur d’une « laïcité dominante », fruit d’un rapport de forces entre partisans de différentes représentations de la laïcité. « Certaines personnes ne connaissent pas beaucoup la juridiction laïque et fantasment sur la laïcité, qu’ils utilisent selon leur fantaisie », déclarait-il en 2015.
Ainsi, l’historien distingue les « laïcités historiques » (quatre) des « laïcités nouvelles » (trois). D’abord, il y a la « laïcité antireligieuse » prônant un Etat opposé à la religion jusqu’à consacrer un athéisme d’Etat, et la « laïcité gallicane », favorable au contrôle des religions par l’Etat. Ces deux conceptions ont été vaincues en 1905 par les « laïcités séparatistes », plus ou moins strictes selon les visions mais qui ont en commun de « considérer que la séparation est le fer de lance de la laïcité ».
Depuis, sont apparues la « laïcité ouverte » qui prône la reconnaissance de l’utilité publique des religions face au « laïcisme » ; la « laïcité identitaire », qui s’accommode d’un discours sur les racines « chrétiennes » ou « judéo-chrétiennes » de la France et opère de fait une distinction entre les religions « de souche » et celles supposées issues de l’immigration, l’islam en particulier ; et la « laïcité concordataire » telle qu’appliquée en Alsace-Moselle, où les ministres des cultes chrétiens et juifs sont payés par l’État. Alors que la loi de 1905 pose des principes clairs, ces différentes interprétations de la laïcité se confrontent régulièrement, donnant lieu à de lourds débats qui fragilisent la cohésion nationale.
La visibilité religieuse, source de crispations
Dans « un contexte fragile de montée de revendications communautaires et de détournement de la laïcité à des fins stigmatisantes », l’ODL a mené une enquête confirmant l’attachement des Français à la laïcité (73 %). Si celle-ci doit garantir et protéger la liberté religieuse, l’étude dévoilée en février 2019 révèle que 72 % des protestants et 60 % des catholiques considèrent que la laïcité les protège en théorie, contre 45 % des musulmans.
« Un écart que l’on peut attribuer notamment aux discriminations : 50 % des musulmans citent les “discriminations que subissent des citoyens à raison de leur religion supposée” parmi les principaux enjeux liés à la laïcité, contre seulement 35% des catholiques et 33% des protestants », précise l’ODL, pour qui « les attentes de l’opinion publique pour l’avenir appellent en priorité à bien appliquer en pratique notre modèle de laïcité actuel, afin que s’estompe cette distinction entre une laïcité “théorique” considérée comme protectrice des libertés et gage de cohésion nationale, et une laïcité mal interprétée au quotidien, génératrice parfois de divisions au sein de la société ».
Dans le même temps, l’apparente augmentation de la visibilité religieuse dans l’espace public, et en particulier celle de l’islam, est à la source de crispations depuis l’affaire dite des « foulards de Creil » en 1989. Conscient de la récurrence de ce débat sur la sphère publique, l’ODL a publié une étude sur l’expression religieuse dans l’espace public en France en juillet 2019. Résultat : « Le regain du religieux apparaît davantage le fait d’une visibilité publique et d’une pratique accrues chez certains croyants que celui d’une multiplication des fidèles se déclarant appartenir à une religion donnée. »
« Saphirnews en avait fait état et, justement, cette étude n’est pas assez saisie, reprise par les médias mainstream et c’est dommage », nous confie Nicolas Cadène.
« La République ne saurait opprimer les consciences »
« On cherche toujours qu’il y ait un débat public sur le sujet plus sérieux, plus rigoureux, plus respectueux des faits en évitant les manipulations. On est assez inquiets de ces manipulations », précise le rapporteur de l’ODL. Grâce à ses formations auprès des acteurs de terrain, cette institution espère réduire les incompréhensions sur la laïcité auprès des acteurs de terrain.
Bien que malmenée, la laïcité fait l’unanimité auprès des experts, qui considèrent qu’elle est assez souple pour intégrer des modifications liées à l’évolution de la société, sans pour autant la dénaturer. « Je ne vois pas de système meilleur que la loi de 1905 », affirme Jean Baubérot. Un « bien public » également mis en avant par de nombreux spécialistes, qui souhaitent que la société en comprenne les fondements et s’en saisisse afin d’en garantir les principes, pour une « République qui ne saurait opprimer les consciences », selon la formule d’Aristide Briand du 4 mars 1905.