Envoyée spéciale à Washington
Quelle puissance l’Amérique doit-elle être? Le débat bat son plein à Washington, alors que le spectacle du départ sans tambours ni trompettes des Américains d’Afghanistan , fin août, pourrait se transformer en déroute géopolitique pour Joe Biden, si les talibans finissent par prendre Kaboul . «Vingt ans d’opérations militaires et d’investissements massifs pour en arriver là? Les Américains n’ont donc tiré aucune leçon du désastre soviétique?» , s’interroge stupéfait un observateur russe.
Certaines voix, en observant ce qu’a négocié Washington en Irak, où une mission militaire sera maintenue, se demandent pourquoi la même chose ne peut être répétée en Afghanistan. «Il est encore temps de corriger le cours des choses» , alerte l’ancien ambassadeur américain en Afghanistan James Cunningham dans une note de l’Atlantic Council, appelant à maintenir un contingent limité à Kaboul et à aider les Afghans à se doter d’une force aérienne.
À LIRE AUSSI : Vingt ans après, les Américains abandonnent l’Afghanistan
Pour l’instant, Joe Biden n’a pas réagi à ces inquiétudes, si ce n’est pour organiser le départ accéléré des auxiliaires afghans qui ont combattu au côté des Américains. Sa décision de retrait reflète l’état d’esprit général de ses compatriotes, qui sont fatigués des guerres sans fin et appellent à reconstruire la nation américaine. Pourtant, le président a annoncé que «l’Amérique est de retour» sur la scène du monde. Alors de quel retour s’agit-il?
À VOIR AUSSI – Afghanistan: Joe Biden «ne regrette pas» sa décision de retirer les troupes américaines
Nul parmi les diplomates à Washington n’a de doutes sur l’expérience de l’équipe de politique étrangère de Biden. Son secrétaire d’État, Antony Blinken , est un diplomate chevronné, épaulé par des personnalités respectées. «De grosses pointures qui connaissent leurs dossiers et ne sont pas naïfs» , pense l’ambassadeur Dan Fried, qui fut secrétaire d’État adjoint aux affaires européennes et russes sous Bush. Ces nominations ont provoqué un soulagement après le caractère parfois drolatique et confus de l’ère Trump. Mais elles n’ont pas éliminé les doutes sur l’avenir du leadership américain. Car si le président revendique un rôle majeur pour son pays, parlant d’un combat à venir entre démocraties et régimes autoritaires, on sent un hiatus entre les mots et la capacité d’action véritable.
Le gouvernement Biden a compris que ses alliés français, allemands, japonais ou sud-coréens ne veulent pas d’une croisade antichinoise ou antirusse drastique qui serait contraire à leurs intérêts économiques.
Rush Doshi, en charge du dossier chinois au sein du Conseil de sécurité nationale
Cela tient d’abord à la contrainte intérieure. Le départ de Donald Trump n’a pas éliminé la crise interne profonde qui divise l’Amérique. Comme le note la spécialiste de la Russie Fiona Hill avec une franchise cruelle, la politique étrangère est devenue ultra-partisane, empêchant «les grandes ambitions» . En réalité, il est frappant de constater que Joe Biden a repris le slogan de la «prudence» , en écho à Obama et à Trump. Son slogan de développer «une politique étrangère pour les classes moyennes» , donc de privilégier la protection des intérêts industriels et commerciaux du pays, traduit sa volonté de prendre en compte l’insurrection populiste trumpiste. Il veut réduire la voilure à l’étranger pour reconstruire la nation américaine et combler des divisions paralysantes…
Deuxième sujet majeur: la Chine, où Biden reprend le slogan de la compétition des grandes puissances énoncée par l’Administration Trump dans sa posture de sécurité nationale en 2018, s’engageant sur le principe de la défense de Taïwan et sur le freinage de la montée en puissance technologique de Pékin . Mais il le fait de manière plus subtile que son prédécesseur, note l’ambassadeur Dan Fried. «Biden veut renforcer les règles internationales pour forcer les Chinois à jouer le jeu. Il représente une version moderne de la tradition progressiste de Teddy Roosevelt, Woodrow Wilson et Franklin Roosevelt, l’idée que la réforme est nécessaire à l’intérieur pour repousser les extrêmes de droite et de gauche, mais aussi que les institutions et les règles peuvent être exportées à l’étranger pour favoriser la démocratie» , explique Fried, affirmant que le président «espère la création, de concert avec l’Europe, d’un système de nouvelles normes régulatrices contraignantes» .
À LIRE AUSSI : Joe Biden empêtré dans les divisions de l’Amérique
L’approche est bien accueillie en Europe, où il y a eu «un mouvement net» pour durcir les règles vis-à-vis de Pékin, note une source diplomatique française. Pas question, en revanche, de découplage économique, jugé irréaliste. Sous la houlette de la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, le gouvernement américain s’apprête à supprimer les tarifs imposés par Trump aux produits chinois, pour réduire une inflation préoccupante.
Rush Doshi, en charge du dossier chinois au sein du Conseil de sécurité nationale, affirme dans un livre récent que la Chine a pour objectif de «modeler le monde du XXIe siècle de la même manière que l’Amérique a modelé le XXe » . Il renvoie dos à dos l’idée du découplage et d’un grand deal avec Pékin, jugeant que la seule issue est une compétition musclée, qui passe par la reconstruction de l’économie américaine et le renouveau de son système d’éducation, ainsi que la mise en place d’un système d’alliances et d’institutions internationales solides (avec l’Inde, le Japon, l’Australie et l’Europe…) «Le gouvernement Biden a compris que ses alliés français, allemands, japonais ou sud-coréens ne veulent pas d’une croisade antichinoise ou antirusse drastique qui serait contraire à leurs intérêts économiques» , notait récemment le stratège Wess Mitchell.
Les gens de Biden ont leur schéma directeur et c’est bien, mais ils ne doivent pas oublier que Poutine ou les Chinois ont leurs propres plans, et vont les mettre à l’épreuve.
Dan Fried, ambassadeur et ex-secrétaire d’État adjoint aux affaires européennes et russes sous Bush
Après avoir insisté sur l’idée d’un affrontement démocraties-régimes autoritaires, Joe Biden semble en réalité renoncer partiellement à une dichotomie morale et politique tranchée qui briderait ses intérêts, pour se placer sur le terrain des résultats. Sa bataille avec les «méchants» régimes autoritaires sera à géométrie variable. Il a certes engagé, note Dan Fried, les entreprises américaines à ne pas accepter l’implantation d’usines qui emploieraient des prisonniers dans les goulags du Xinjiang, sous peine de sanctions lourdes. Mais il a aussi accepté l’aide de l’Égypte, très répressive sur le plan intérieur, pour une médiation entre le Hamas et Israël. Il a également renoué activement avec l’Arabie saoudite, malgré l’affaire Khashoggi, journaliste d’opposition découpé en morceaux par les Saoudiens dans leur ambassade en Turquie.
Et Biden a accepté de relancer le dialogue avec Vladimir Poutine sur le désarmement, après avoir traité ce dernier «de tueur» . Il a aussi pris par surprise les Polonais, les Ukrainiens et les Baltes en renonçant aux sanctions sur le gazoduc russe Nord Stream, pour remettre sur les rails sa relation avec l’Allemagne. Un positionnement que certains, comme l’analyste Andrew Michta, ont vu comme un aveu de «faiblesse » au moment précis où le président annonçait «le retour de l’Amérique» en Europe. Ces allers-retours entre fermeté et realpolitik refléteraient aussi des divergences d’approches entre les faucons du Département d’État et les «réalistes» du Conseil de sécurité.
À LIRE AUSSI : Renaud Girard: «Biden-Poutine, un intérêt en commun»
À l’est de l’Europe, où l’on redoute que la Russie ou la Chine ne mettent à profit la crise démocratique de l’Amérique pour tester sa résolution, la décision sur Nord Stream a en tout cas été perçue comme un abandon de l’Ukraine, note l’ancien ambassadeur géorgien Temuri Iakobachvili. Il souligne que pour nombre de pays postcommunistes, la confusion occidentale et le repli américain offrent un spectacle déboussolant, qui pourrait les pousser vers une Chine économiquement attrayante et moins regardante sur leurs mœurs politiques souvent corrompues.
«Je comprends ces peurs mais je refuse d’endosser la thèse du déclinisme américain, en vigueur depuis les années 1950, qui sous-estime notre capacité à nous redresser! », réagit l’ambassadeur Fried. Mais il reconnaît que la décision sur Nord Stream pose des questions et dit s’attendre «à des surprises et des agressions venues du Kremlin et de Pékin» . «Les gens de Biden ont leur schéma directeur et c’est bien, mais ils ne doivent pas oublier que Poutine ou les Chinois ont leurs propres plans, et vont les mettre à l’épreuve. Je leur ai dit qu’ils avaient intérêt à être prêts.», conclut-il.