Dans un essai percutant, la journaliste Louisa Yousfi révèle en quoi un trop-plein de culture aurait tari son envie de «rester barbare». S’appuyant sur le rap de Booba, les écrits d’auteurs américains (Chester Himes, Toni Morrison) et sa propre expérience de femme arabe et musulmane, elle décrit avec tendresse une figure du barbare qui gagnerait à être chérie plutôt que honnie, protégée plutôt que cachée. Entretien.
D’où vous est venue l’envie d’écrire ce livre ?
J’avais entendu une phrase de l’écrivain Kateb Yacine à la radio, il y a longtemps, qui disait : «Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare.» Ça m’a frappée. J’ai compris qu’il y avait quelque chose dans cette expression qui appartenait à un grand récit, celui qui me touche dans ma condition sociale en tant qu’enfant de l’immigration en France. Quand je dis «grand récit», c’est par contraste avec les témoignages qui ont pour ambition de clarifier les mécanismes de la domination sur nous. Ce registre ne me plaît pas parce que ce sont toujours des récits tièdes, où l’on essaie de prouver que nous sommes assimilables, qu’on mérite notre respectabilité. Ces «petits récits» disent : «Nous ne sommes pas du tout ce que vous prétendez ! Regardez, nous sommes des êtres civilisés, des gens comme vous : pas des barbares.» C’est une démarche un peu triste, un peu misérable, pour négocier une place. Or il me semble qu’il est plus intéressant de penser ce «rester barbare». C’est la raison pour laquelle je me repose surtout sur un corpus américain, Chester Himes, Toni Morrison… J’ai l’impression qu’il manque, en France, cette traduction-là. Cette manière de se raconter avec ce charisme. Le barbare fascine, il fait peur, il est beau. Il occasionne un trouble. En dépliant trop sagement ce que nous sommes, les choses s’apaisent. On est élucidés. Le barbare, c’est une manière de se raconter tout en restant une énigme, tout en échappant à un regard qui fait de nous une terre de conquête.
Pourtant, beaucoup d’auteurs arabo-musulmans, rétifs à l’intégration républicaine, reçoivent en France le meilleur accueil, comme Fatima Daas, musulmane et lesbienne avec Petite Dernière.
Sa démarche est sincère, mais je crois qu’elle est célébrée d’abord par le fait qu’elle soit lesbienne et pas musulmane. Elle incarne une sorte d’universalité, un islam des Lumières. Il y a un détour. En réalité, il y a toujours le risque qu’on soit récupérés. C’est la figure du sauvage à «sauver», comme si en face, on nous disait : intégrons-les car «ils sont comme nous»… Mais comme nous, c’est qui, c’est quoi ? C’est quoi cet universel ? L’Occident n’est pas innocent. Les populations issues de l’immigration le savent. Nous avons une expérience de la laideur de l’Occident, de ce que l’Occident fait au reste du monde. Nous savons ce qui se passe au Sud. Ma famille vit en Algérie. Nous sommes conscients des morts en Méditerranée. Et en même temps, on continue à vivre dans l’Empire. Les fameuses démocraties qui devraient nous émanciper nous obligent à nous intégrer dans une idéologie totalitaire qui provoque des guerres et détruit des pays entiers. Notre confort occidental dépend de la destruction des autres. Mais quand je dis ça, je ne fais pas de grandes leçons car je suis moi-même dedans et je jouis de la vie de cet Empire. Les enfants de l’immigration sont pris dans ce conflit. Ça crée un complexe de privilégié ; on occupe deux positions différentes. La barbarie permet de faire tenir tout ça.
Rester barbare serait une forme d’horizon salutaire, à la fois esthétique et politique ?
Oui. Rester barbare, c’est une histoire tragique, parce que lorsqu’on s’intègre, il n’y a pas d’autre issue : il faut se nier. En tant que musulmane, tout a été pensé dans ce pays pour que je renonce à ma foi. Et cette négation est au carrefour de tous les conflits d’intégration et de loyauté, là où l’on s’abîme. Quand ils me regardent, mes parents ne savent pas ce qu’ils ont fait, et plus je vais avancer, moins on aura de choses à se dire. Qu’est-ce que ça fait de ne pas parler la même langue ? Comment arrivera-t-on à se rejoindre ?
Ces négations successives font naître potentiellement des monstres. Dans ce livre, je cite plusieurs monstres, comme Mehdi Meklat [chroniqueur télé ayant publié des tweets homophobes et antisémites sous le pseudonyme de Marcelin Deschamps, ndlr]. Dans l’affaire Mehdi Meklat, il y a une symétrie parfaite entre son assimilation de façade et son personnage de Marcelin Deschamps. Plus les siens disent de lui qu’il a changé, plus son monstre grossit en parallèle. D’un côté il se montre très flatté et honoré de fréquenter le grand monde (il est invité à l’Elysée, il dîne avec Pierre Bergé, il fréquente des gens de la télévision) et le soir il rentre chez sa mère à Saint-Ouen où il écrit ses tweets haineux. Exactement au même moment, il devient ce que les autres craignent qu’il soit. La question n’est pas de m’interroger sur ses motivations. La question est de regarder le monstre et de le faire parler. Ce truc qui pourrit à l’intérieur, pourquoi vouloir le faire taire ? Pourquoi ne pas l’écouter ?
Dans une jolie formule, vous dites que le barbare est ce qui reste de «l’inassimilable en nous».
L’étymologie du mot barbare, «celui qui ne parle pas le grec», est une onomatopée : c’est le son «barbarbarbar» qui est répété sans produire de sens. Le mot est né du fait d’être incompris par la civilisation ; mais être incompris, ça ne veut pas dire ne pas avoir de langue ! La barbarie est un horizon régulateur. Politiquement, je la situe au niveau du mouvement décolonial, qui opère une fracture avec l’intégrationnisme. Il ne s’agit pas de fantasmer un âge d’or précolonial mais de penser la figure hybride du barbare, qui n’est pas parfaitement assimilée parce que quelque chose résiste en lui. C’est une position contemporaine et future : que sommes-nous en train de devenir ? Je pense à partir de ma race sociale.
Qu’entendez-vous par «race sociale» ? Pourquoi ne pas parler de «classe sociale» ?
Le fait d’être algérienne me définit beaucoup plus que d’être fille d’ouvriers pauvres et analphabètes. Intimement, c’est ça mon altérité. J’ai été construite comme altérité dès l’enfance à partir du fait que je sois arabe avant d’être pauvre. Et c’est le cas encore aujourd’hui. Je sais que la société me voit à partir de ce prisme, de ce biais : le fait d’être musulmane et arabe. Ce qu’on a réussi à mener quand on dit de nous : «ils sont différents, ils sont barbares». Mais pour moi, c’est positif ! Rester barbare, c’est l’inassimilable en nous, ce qu’on n’a pas réussi à atteindre.
Votre livre fait de nombreuses références au rap, notamment à Booba. Vous étudiez ses textes comme vous le faites pour d’autres corpus plus classiques. Est-ce là la traduction esthétique de la barbarie dont vous parliez ?
Oui. Booba crée une œuvre. Il est un personnage, c’est un artiste. Et sa violence n’a pas vocation à provoquer quelque chose dans la société. Je ne suis pas pour la violence en politique. Mais Booba, qui est un artiste, peut se permettre d’être violent. Il offre une plongée dans notre maquis intérieur. Il m’offre la possibilité de me demander : qui serions-nous si nous n’étions pas parfaitement domestiqués ? Qu’est-ce qu’on ferait ? Qu’est-ce qu’on dirait ? On serait vaillants, on aurait du flow, on serait grands… Booba nous agrandit, alors que les sciences sociales nous réduisent.
Mais ce que vous décrivez est une pulsion assez universelle, que l’on traverse d’ailleurs à l’adolescence : défier les parents, la police…
Ce livre suscite aussi quelque chose aussi chez des gens qui ne sont pas issus de l’immigration. La barbarie intime est une question universelle mais moi je le pense de là où je suis, quand on est issu de l’immigration.
Un autre groupe de rap incarne pour vous ce matériau barbare : PNL.
PNL m’a permis d’apprendre quelque chose : ils créent pour la famille, c’est-à-dire pour des gens qui comprendront leurs références codées. Même leur nom de groupe est un trait de génie : Peace and Lovés (lovés du gitan «monnaie», «argent», ndlr). Dans ce monde référentiel, ils délimitent une frontière, occupent un territoire, où, à l’intérieur, ils font ce qu’ils veulent. Etre un homme issu de l’immigration, il n’y a rien de pire, il n’y a pas d’issue. Eux, PNL, n’ont pas fait ces réflexions d’intello autour de leur condition, mais ils ont quelque chose à faire avec la virilité et la vulnérabilité. Ces gars-là pleurent et disent des choses sensibles, tout en ne perdant pas leur street cred. Comment ? En faisant du rap dans un espace protégé. C’est un geste émancipateur qui libère. Ils jouent avec leurs trésors, tout en les protégeant.
Rester barbare, Louisa Yousfi, La Fabrique Editions, 128 pages, Paris, 2022.