Le Professeur et Expert international Abderrahmane MEBTOUL. En arrière-plan, la fameuse baie d’Oran, sa ville. © DR et AM/APP
La forte hausse du prix du gaz, liée aux tensions internationales et à la guerre russe en Ukraine, mettent en évidence la grande dépendance de l’Europe au gaz russe, qui représente 47 % de sa consommation. L’Europe pourrait-elle s’en affranchir en se tournant plus vers d’autres partenaires, comme l’Algérie, et plus largement l’Afrique ?
Une contribution de Abderrahmane MEBTOUL
Professeur des Universités, économiste, expert international (Algérie)
Les tensions géostratégiques et désormais la guerre en Ukraine ont fait flamber le prix du pétrole qui, le 26/02/2022 à 01h GMT, a été coté 98,57 dollars le baril pour le Brent et 91,93 dollars pour le Wit. Il faut être réaliste : il est à court terme utopique d’imaginer que l’Europe puisse substituer le gaz russe par celui d’autres partenaires, l’investissement hautement capitalistique étant lourd et à maturation très lente, malgré le gel du Stream2 d’une capacité de 55 milliards de mètres cubes gazeux, et d’un coût supérieur à 11 milliards de dollars.
C’est dans ce contexte que le dossier que j’ai eu l’honneur de diriger pour le gouvernement algérien, en 2015, sur le pétrole et gaz de schiste algériens – soit environ 19 500 milliards de mètres cubes gazeux – revient à la surface, ainsi que le vieux projet du gazoduc Nigeria-Algérie.
Voici les points essentiels du rapport, résumés et revisités avec l’éclairage de l’actualité.
L’import-export du gaz, marqueur
de l’interdépendance Russie-Europe
1 – Les trois plus grands producteurs mondiaux qui ont une influence sur le prix du pétrole sont les États-Unis, la Russie et l’Arabie Saoudite avec quelque 10-11 millions de barils/jour.
Pour le gaz traditionnel, les plus grandes réserves mondiales sont détenues par la Russie, avec 45 000 milliards de mètres cubes gazeux, l’Iran 35 000 et le Qatar, plus de 15 000.
La Russie possède aussi 6,4 % des réserves mondiales de pétrole et surtout 17,3 % des réserves de gaz naturel. Elle est le second producteur mondial de gaz, après les États-Unis, mais le premier pays exportateur au monde, l’économie russe étant très fragile parce que ses exportations sont peu diversifiées, étant fortement dépendante des hydrocarbures (gaz et produits pétroliers) qui représentent 25 % de la richesse produite (PIB) et 57 % de ses exportations.
Selon la société de conseil Enerdata, l’Union européenne est le troisième plus gros consommateur d’énergie du monde en volume, derrière la Chine et les États-Unis, la consommation énergétique primaire s’étant élevée à 1,3 milliard de tonnes d’équivalent pétrole en 2019 pour environ 447 millions d’habitants, contre 2,2 milliards aux États-Unis, la même année, pour 333 millions d’habitants.
Plus de 70 % de l’énergie européenne disponible est d’origine fossile : le pétrole (36 %), le gaz (22 %) et le charbon (11 %) dominent ainsi les autres sources d’énergie, même si leur part dans le mix en Europe a diminué de 11 points depuis 1990. À l’inverse, les énergies renouvelables représentaient plus de 22 % de la consommation finale d’énergie dans l’UE en 2020, contre 16 % en 2012, et un objectif de 50 % en 2030.
Selon Eurostat, les principaux fournisseurs de l’UE en 2020/2021, étaient la Norvège (20 %), l’Algérie (12 %, mais d’autres statistiques donnent 8-9%), les États-Unis (6%) et le Qatar (4 %) tandis que le plus grand fournisseur était la Russie avec 46-47 %, mais avec de fortes disparités selon les pays consommateurs de gaz russe : l’Allemagne (66 %), l’Italie (45 %, avec une percée de l’Algérie), la Bulgarie (75 %), la Slovaquie (85 %), l’Estonie (93 %), la Finlande (97,6 %), la Lettonie et la République tchèque (100 %).
D’autres pays sont moins dépendants comme les Pays-Bas (26 %), la France (17 %) grâce au nucléaire, l’Espagne (10 %, l’Algérie y étant un acteur dominant), et la Slovénie (9 %).
Mais la Russie aussi se trouve dans une forte dépendance vis-à-vis de l’Europe, car les exportations destinées à l’Union européenne représentaient 52 % du total des exportations russes en 2014, et encore 47 % en 2021. Quant aux importations de la Russie provenant de l’Union européenne, elles représentaient 43 % du total des importations russes en 2013, pour tomber à 36 % en 2020, tandis que sur l’ensemble des exportations de l’UE, celles dirigées vers la Russie sont passées de 9 % en 2013 à 5,7 % en 2019.
Selon certains experts de l’Union européenne, une diminution, voire un arrêt total, des livraisons de gaz russe serait fort dommageable pour de nombreux pays européens, les alternatives existant mais étant coûteuses, avec un pic inflationniste dû à l’envolée des prix des produits énergétiques mais également de bon nombre de produits alimentaires dont la Russie et l’Ukraine sont de gros exportateurs. Mais une telle situation provoquerait aussi des retombées très négatives pour la Russie, car ses exportations gazières vers l’Europe représentent à elles seules 15 % à 20 % du PIB russe.
La consommation domestique en forte hausse
de l’Algérie obère ses capacités d’exportation
2 – Qu’en est–il du pétrole et gaz de schiste de l’Algérie (environ 19 500 milliards de mètres cubes gazeux), et du gazoduc Nigeria-Europe via l’Algérie ?
Le gazoduc Nigeria-Algérie, toujours en projet, serait d’une capacité de 33,5 milliards de mètres cubes gazeux, et son coût, évalué en 2019 par l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), d’environ 19 milliards de dollars. Son entrée en service dépendra avant tout de l’engagement de l’Europe, principal client, et si les travaux commençaint en 2022, il ne serait pas opérationnel avant 2027-2028.
Pour l’instant, ce gazoduc ne fait l’objet que de déclarations d’intention, tant du Nigeria que de l’Algérie, les deux pays disposant d’ailleurs de moyens financiers limités (moins de 45 milliards de réserves de change pour chacun des deux pays, à la fin de 2021).
Réaliser un projet si important exigera de ne pas commettre les erreurs stratégiques du passé, de bien analyser l’évolution de la transition énergétique, la volonté des grandes firmes d’investir dans les énergies renouvelables, l’Europe s’orientant quant à elle vers plus de 50 % de voitures électriques ou hybrides.
Tout dépendra également de l’exploitation des importants gisements en Méditerranée, avec des réserves approchant les 20 000 milliards de mètres cubes gazeux, mais supposant des ententes régionales. Et enfin, tout dépendra aussi de l’évolution du coût et du prix du gaz sur un marché international exposé à la conjoncture particulière des tensions géostratégiques, voire à la guerre.
Pour l’Algérie tout dépendra de la production interne qui a décliné en volume, de 60 à 65 milliards de mètres cubes gazeux en 2007-2008 à 42-43 Md m3 en 2021, du fait du faible investissement consécutif à la rareté des IDE, et surtout de la forte consommation intérieure qui, avec l’actuelle politique des subventions, dépassera les exportations actuelles d’ici à 2025-2030.
L’exploitation de gaz de schiste est d’ailleurs un sujet de débat en Algérie,dont 98 % des recettes en devises proviennent directement et indirectement des hydrocarbures et irriguent toute la société.
Ainsi, lors d’une rencontre avec la presse nationale, le Président de la République a déclaré : « Si nous voulons élever le niveau de vie, cette richesse doit être exploitée, mais l’exploitation du gaz de schiste nécessite un débat national ».
Dans ce cadre, je voudrais dénoncer certains propos anti-nationaux que certains voudraient faire porter aux populations du Sud. Ayant vécu durant les années 1972-1973 à El Goléa et In Salah, en tant qu’officier d’administration pour la route de l’unité africaine, je peux affirmer que les populations du Sud tiennent à l’unité nationale, et qu’il faut savoir uniquement dialoguer avec ces populations paisibles.
Libérer l’économie algérienne
de la dépendance aux hydrocarbures
3 – Le problème stratégique de l’Algérie est d’éviter des débats stériles étant une opportunité face à l’épuisement des réserves, l’énergie étant au cœur de la sécurité nationale, mais évaluer également les risques passant renvoyant globalement à la gouvernance, qui doit être rénovée, l’objectif stratégique étant une économie hors hydrocarbures dans le cadre des valeurs internationales.
Concernant ce dossier, l’agence américaine sur l’Énergie a estimé que le monde aurait environ 207 billions de mètres cubes réparties comme suit : la Chine 32, l’Argentine 23, l’Algérie 20, les USA 19, le Canada 16, le Mexique 15 ; l’Australie 12, l’Afrique du Sud 11, la Russie 8 et le Brésil 7 billions de mètres cubes.
Les gisements de gaz de schiste en Algérie sont situés essentiellement dans les bassins de Mouydir, Ahnet, Berkine- Ghadames, Timimoun, Reggane et Tindouf. De l’avis de la majorité des experts, l’énergie étant au cœur de la sécurité nationale, le gaz de schiste est opportunité pour l’Algérie, sous réserve de sa rentabilité économique (non rentable actuellement pour l’Algérie, le coût d‘un puits étant estimé entre 15-20 millions de dollars), de la protection de l’environnement et des nappes phréatiques d’eau du Sud.
La majorité des experts notent que ce dossier sensible nécessite une formation pointue et, soulevant une problématique sociétale, il nécessite une bonne communication en direction de la société. Pour éviter de perturber la gestion de Sonatrach, société commerciale stratégique, il a été préconisé que ses dirigeants évitent de s’exposer aux débats et laissent le Ministre, seul habilité politiquement, exposer ses arguments.
À ce titre, il est souhaitable pour ce dossier sensible que soit mise en place une Commission indépendante, relevant non pas d’un département ministériel qui serait juge et partie, mais du seul Président de la République ou du Premier ministre, associant la société civile de chaque région, des experts indépendants, des représentants du Ministère de l’Énergie et d’autres départements ministériels, et travaillant en étroite collaboration avec les institutions internationales.
Même en cas d’accord favorable, les moyens financiers de l’Algérie étant limités, un partenariat gagnant–gagnant et respectueux de l’environnement et de la rentabilité sera nécessaire pour aboutir à l’éventuelle exploitation, mais pas avant 2025.
Accélérer la transition énergétique
par l’investissement en Afrique
4 – La future stratégie européenne pour diminuer fortement sa dépendance au gaz russe, sera d’accélérer la transition énergétique. Faute d’anticipations, le risque est d’assister à des pénuries, à de grandes crises à venir, liées au réchauffement climatique et à la surconsommation des énergies fossiles.
Aussi, le seul objectif pour le monde est d’accélérer la transition énergétique, le passage à une économie décarbonée devenant donc un véritable enjeu géopolitique où le gaz est perçu comme une « énergie de transition » indispensable, dans le cadre d’un mix énergétique pour lequel il faut développer les investissements en Afrique afin de ne pas dépendre totalement de l’énergie russe – d’où le redéploiement de la Russie en Afrique pour contrecarrer cette éventuelle stratégie.
Sans même évoquer les importantes réserves du Moyen Orient, l’Afrique dispose de 2 000 milliards de mètres cubes gazeux et 42 milliards de barils de pétrole en Libye, 5 500 Md de m3 gazeux au Nigeria, 5 000 Md m3au Mozambique, 2 500 Md m3 en Algérie.
On relèvera aussi que si l’humanité est passée du charbon aux hydrocarbures, ce n’est pas parce qu’il n’y avait pas de charbon dont les réserves mondiales – elles dépassent les 200 ans, contre 40-50 ans pour le pétrole/gaz traditionnel – mais parce que grâce à la révolution technologique, sa rentabilité économique était devenue meilleure.
La transition énergétique
en quatre points-clé
Aussi s’agit-il de cerner le concept de transition énergétique, et cela implique de bien répondre à quatre questions essentielles..
Premièrement, si l’humanité généralisait le mode de consommation énergétique des pays riches, il nous faudrait les ressources de 4 ou 5 planètes, d’où l’urgence d’une adaptation pour un nouveau modèle de consommation.
Deuxièmement, la transition énergétique renvoie à des sujets autres que purement techniques, posant la problématique sociétale, autant que celle de la fiscalité énergétique influant sur le choix des allocations des ressources.
La transition énergétique suppose un consensus social, l’acceptabilité par les citoyens de la hausse à court terme du coût de l’énergie, mais profitable aux générations futures ; elle suppose des mécanismes d’accompagnement, car la question fondamentale est la suivante : cette transition énergétique, combien coûte-t-elle, combien rapporte-t-elle et qui en seront les bénéficiaires ?
La transition énergétique est un processus long éminemment politique qui devrait être traitée loin de toute polémique politicienne, impliquant un nouveau modèle de consommation évolutif : par exemple, le téléphone portable, qui concerne des milliards d’individus dans le monde, suppose une recharge par l’électricité. D’autres besoins nouveaux pourront apparaître au fil des décennies, l’objectif stratégique étant d’éviter la précarité énergétique de la majorité des populations.
Troisièmement, il faut être réaliste et éviter une vision unilatérale, car les fossiles classiques demeureront encore pour longtemps la principale source d’énergie. Aussi, la transition énergétique doit être fondée sur deux principes : la sobriété énergétique (efficacité énergétique), impliquant la maîtrise de la demande, la sensibilisation ; la formation pour forger de nouveaux comportements et donc un changement de culture.
C’est dire qu’il faut de nouveaux réseaux, un nouveau système de financement par de nouvelles politiques publiques, agir sur la réduction des besoins énergétiques en amont en augmentant l’efficacité des équipements et de leurs usages (par exemple nouveaux procédés pour le BTPH, et moins de transport pour faire des économies d’énergie.
Quatrièmement, le mix énergétique nécessitera d’adapter le réseau électrique aux nouveaux usages, aux nouvelles productions et besoins de consommations afin de garantir la continuité de la fourniture, et au meilleur prix.
Aujourd’hui, la réalité est amère pour les énergies renouvelables en Algérie. Malgré les discours et les nombreux séminaires, elles représentent en 2021 moins de 1 % de la consommation globale.
Concernant le pétrole et gaz de schiste algériens, il ne s‘agit ni d’être contre, ni d’être pour, mais d’évaluer les risques sans passion, l’objectif stratégique étant de l’insérer dans le cadre de la transition énergétique reposant sur un mix pouvant donc être une opportunité face à l’épuisement des ressources traditionnelles, à l’horizon 2030.
Tout processus de développement repose sur la bonne gouvernance et la ressource humaine, richesse bien plus importante que toutes les ressources en hydrocarbures et donc attention à l’exode massif des cerveaux et la marginalisation des compétences internes.
En bref, les choix techniques d’aujourd’hui engageant la société sur le long terme, seul le Conseil national de l’Énergie, présidé par le Président de la République, est habilité à tracer la politique énergétique future du pays.
………
À propos – Le Pr Abderrahmane MEBTOUL a été le chef de filE de la délégation algérienne au sommet de la société civile des deux rives de la Méditerranée, le 24 juin 2019 à Marseille où il a présidé la Commission de la transition énergétique au sein de l’espace des 5+5.
Il fut aussi à maintes reprises Directeur d’études pour la Sonatrach et le ministère algérien de l’Énergie (1974-1979, 1990-1995, 2000-2007, 2013-2015).
Exemples de contributions et conférences du Pr A. Mebtoul sur les questions énergétiques :
– « Sonatrach dans un environnement concurrentiel » texte du Pr Mebtoul paru dans la revue mensuelle en anglais Arab Oil Gas Magazine, juin 2003.
– « Pour un nouveau management stratégique de Sonatrach », contribution à la prestigieuse École-HEC Montréal novembre 2012.
– « Le Maghreb face aux enjeux géostratégiques », conférence devant le Parlement européen, octobre 2013.
– « L’Algérie face à la transition énergétique mondiale », conférence au Sénat français, décembre 2013.
– « La stratégie gazière en Algérie et le marché européen face la concurrence internationale », revue internationale Gaz d’aujourd’hui, Paris, janvier 2015.
« Quelle transition énergétique pour l’Algérie ? », conférence devant le Forum mondial du Développement durable, Paris, mars 2017.
– Audits opérationnels sous la direction du Pr A. Mebtoul, de 1974 à 2015 :
– Bilan de Sonatrach-Ministère Industrie/Énergie, Alger- 1974-1976 assisté des cadres dirigeants de Sonatrach et d’experts nationaux, 7 volumes, 680 pages.
– Pour un nouveau modèle de consommation des carburants ; audit assisté du bureau d’études Ernst & Young et des cadres dirigeants de Sonatrach, 2007, 8 volumes, 780 pages.
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CYCLE « LES CONFÉRENCES MENSUELLES
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Accédez au REPLAY de la première CMAAP, organisée par AfricaPresse.Paris à La Maison de l’Afrique (Paris XVIe) : « Infrastructures et entreprises, comment mieux financer l’Afrique ? » Avec SE M. BANDAMAN, Ambassadeur de Côte d’Ivoire @BandamanK @Isabebear @ML_MAZAUD @EtienneGiros @M_TdOrfeuil