Vues:
265
Points clés
- La religion, en tant que doctrine transcendante, inculque les valeurs morales aux hommes.
- L’époque des Lumières, à travers l’humanisme, réfute cette idée en la renversant : c’est l’homme qui établit les règles morales.
- L’homme, ainsi affranchi de Dieu, doit créer ses propres règles morales et les rendre universelles.
La religion demeure un terme général qui renvoie à la croyance en un dieu ou à plusieurs dieux. Mais que peut-il y avoir de commun entre les trois religions monothéistes (l’islam, le judaïsme et le christianisme) d’une part, et les religions polythéistes d’autre part (au sein desquelles il faudrait distinguer le bouddhisme indien, chinois, tibétain ou japonais) ?
On doit donc assimiler la « religion » au phénomène religieux lui-même, et non pas au « judéo-christianisme » auquel nous pensons spontanément lorsqu’on évoque le terme de « religion ». La question se pose donc de la façon suivante : quelles conditions doivent être remplies pour que l’on puisse parler de religion ou de phénomène religieux ?
Les religions proposent une interprétation du monde qui rend celui-ci compréhensible. Mais elles structurent également la société en rendant possible la cohabitation des hommes entre eux, par l’intermédiaire d’une même croyance (la « religion » a pour origine le terme latin religare, qui signifie « relier »). Les individus d’une société donnée ont en commun, par conséquent, une même croyance qui les lie. Les valeurs que la religion propose sont des valeurs morales qui fondent l’existence même de cette religion. À l’origine de toute religion, se sont donc établies certaines règles éthiques précises. Historiquement, la moralité a toujours été « religieuse ». Mais doit-on pour autant dire que la moralité humaine est liée à la religion ?
- La religion établit les règles morales
La philosophie s’est opposée à la religion (à la théologie), quand elle prétendait que l’homme, grâce à sa raison, pouvait établir une moralité sans le soutien de la foi. Autrement dit, l’homme n’aurait pas besoin du secours de la foi pour savoir ce qui est bien ou ce qui est mal, pour établir une distinction entre les pensées et les actions bonnes, et les pensées et les actions mauvaises.
Mais pour un croyant, il reste qu’il ne peut exister de morale « laïque », c’est-à-dire de principes moraux affranchis des principes religieux. Pour le dire en d’autres termes, Dieu apporte une transcendance – définie comme ce qui est supérieur à l’homme – à laquelle, par définition, l’homme ne peut prétendre. Seul Dieu sait ce que représente des valeurs telles que le bien absolu, le juste absolu, l’infini, l’éternité, l’immortalité. Dieu est extérieur au monde.
C’est pourquoi la philosophie de Spinoza, par exemple, au XVIIe siècle, a paru subversive, aux yeux de la théologie officielle. En effet, Spinoza concevait Dieu comme intérieur au monde (Deus sive natura : « Dieu, c’est-à-dire la Nature »). C’est en ce sens encore que la doctrine de Spinoza est qualifiée de « doctrine de l’immanence ». En affirmant que nous ne désirons pas les choses bonnes, mais que les choses sont qualifiées de « bonnes » parce que nous les désirons, Spinoza inverse les valeurs auxquelles la religion classique avait accoutumé les hommes. Il paraissait ainsi « immoral » aux yeux de la plupart des juifs et des chrétiens.
Nietzsche, au XIXe siècle, va s’inspirer de cette philosophie (qu’il découvre toutefois assez tardivement, en 1881) en tentant de fonder des principes indépendamment de toute référence aux valeurs transcendantes (le Bien, le Mal, le Bon, le Vrai, le Juste…), qu’il s’attachera à détruire.
Les valeurs morales, ou la moralité, ont donc été exclusivement apportées par la religion, jusqu’à l’époque moderne. Certaines religions, fondamentalistes ou intégristes, prétendent toujours être les uniques investigatrices de ces valeurs, et contestent la prétention des sociétés laïques à pouvoir les fournir. En outre, les expressions de « crises des valeurs » ou de « perte des repères », très employées aujourd’hui, laissent entendre que la disparition de la religion, ou la diminution évidente de leur influence dans les sociétés occidentales, a également coïncidé avec une perte de la moralité.
L’amor dei (l’amour de Dieu) équivalait, par exemple, au timor dei (la crainte de Dieu) : aimer Dieu c’était le craindre, le craindre c’était l’aimer, et la crainte entraînait l’obéissance aux préceptes moraux que Dieu avait établies. L’obéissance est souvent synonyme de contrainte : ce n’est pas toujours spontanément que nous sommes généreux, respectueux ou loyaux, ou encore que nous nous efforçons de ne pas mentir. Mais a-t-on besoin de se référer à un dieu pour savoir que tuer un autre homme, par exemple, est « mal », et qu’indépendamment de la punition qui peut en résulter pour celui qui commet un meurtre, nous devons nous interdire de le faire, quelque soient nos motifs ?
- Les règles morales peuvent être établies par les hommes
C’est parce qu’elles étaient convaincues que la moralité pouvait être établie par les hommes que les sociétés laïques se sont progressivement constituées. Cela coïncide évidemment avec un renoncement à la religion, un abandon de la croyance. Tout s’est passé comme si l’homme avait eu besoin de se soustraire à l’autorité de Dieu, pour devenir véritablement humain. Les philosophies de la liberté passent par la négation de Dieu, c’est-à-dire par l’athéisme. L’homme se débarrasse de la sujétion ou de l’allégeance à Dieu.
L’humanisme du XXe siècle peut ainsi être qualifié d’athée, même s’il a existé un humanisme – qui se traduit dans le courant existentialisme – chrétien, représenté initialement par le philosophe danois Sören Kierkegaard (1813-1855) puis par les philosophes français Gabriel Marcel (1889-1973) et Emmanuel Mounier (1905-1950). L’humanisme suppose une confiance établie en l’homme, capable d’être libre, raisonnable et autonome. Ce n’est plus Dieu, mais l’homme, qui est érigé en valeur suprême. L’homme n’a plus besoin de Dieu, et il ne le craint plus.
À ses origines, l’humanisme, apparu en Italie dès le XIVe siècle, puis en France aux XVe et XVIe siècles, luttait déjà contre l’autorité omnipotente de l’Église, et le contrôle qu’elle exerçait sur tous les esprits. Il contribue donc à affranchir l’homme de la tutelle des représentants de Dieu sur terre, c’est-à-dire des hommes d’Église. Érasme, Rabelais ou Montaigne sont les principaux représentants de ce premier humanisme. Peu à peu, la religion sera assimilée aux yeux des humanistes, à un obscurantisme.
D’où l’apparition d’une « philosophie des Lumières », ces Lumières qui éclairent par la raison la sombre caverne de l’ignorance. La religion, peu à peu, si elle est enfermée dans un dogme, devient aux yeux de la plupart des philosophes du XVIIIe siècle une « superstition ». On connaît l’expression de Voltaire, au moyen de laquelle il avait l’habitude de terminer certaines de ses lettres : « Écrasez l’infâme… ». Le 31 octobre 1740, il écrivait au président Hénault : « Autant je déteste la basse et infâme superstition, qui déshonore tant d’États, autant j’adore la vertu véritable… ». La « vertu véritable » est bien cette morale que l’homme peut se forger lui-même, sans le secours d’une morale officielle, qu’elle soit dictée par une idéologie politique ou par la religion.
- De « Dieu est mort » (Nietzsche) à « L’existentialisme est un humanisme » (Sartre)
Selon Nietzsche (1844-1900), la religion fait partie de ces « idoles » que les hommes ont fabriquées pour tenter de conjurer leurs angoisses ou pour donner un sens à leur existence. Mais l’homme ne deviendra libre qu’en assumant sa condition d’homme, et en créant lui-même ses propres valeurs. Il écrit dans Aurore :
« Un beau jour, il conquiert soudain sa nouvelle pensée, et le bonheur que suscite une vaste hypothèse personnelle embrassant le monde et l’existence envahit sa conscience avec une telle violence qu’il n’ose pas se croire le créateur d’une telle félicité et qu’il en attribue la cause à son dieu, et même la cause de la cause de cette nouvelle pensée ».
La mort de Dieu, annoncée par Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra) est également évoquée dans Le Gai savoir :
« Le plus grand des événements récents – la “mort de Dieu”, le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité – commence déjà à jeter ses premières ombres sur l’Europe ». Il ajoute : « De fait, nous autres philosophes, “libres esprits”, apprenant que “l’ancien Dieu est mort”, nous nous sentons illuminés comme par une nouvelle aurore ; notre cœur déborde de gratitude, d’étonnement, de pressentiment et d’attente… »
Disparaissent en même temps que Dieu les valeurs de la morale véhiculées par la religion ; il est nécessaire, pour comprendre la pensée de Nietzsche, d’établir un lien entre la mort de Dieu et l’émergence du nihilisme. Dieu a toujours été « un extraordinaire pourvoyeur de sens », comme le dit encore Alain Renaut ; si Dieu disparaît, ce « sens » disparaît en même temps, et il ne reste plus « rien » (nihil signifie : « rien ») des valeurs et de la morale transmises par la religion. Il n’est donc pas étonnant que les hommes, désorientés, se tournent vers de nouvelles formes de spiritualité.
Sartre (1905-1980) défend, dans L’existentialisme est un humanisme (1946), un « existentialisme athée », après avoir expliqué pourquoi, selon lui, l’existentialisme chrétien, représenté alors par Gabriel Marcel, n’était pas tenable. Sartre déclare, pour défendre l’existentialisme athée dont il se réclame, que si « Dieu n’existe pas », l’homme, lui, existe ; et chez cet homme, « l’existence précède l’essence » : « cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après ». À sa naissance, l’homme n’est rien. Il ne deviendra homme qu’en se construisant comme tel : « Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir ».
Ainsi, « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait ». Mais se faire ou se choisir, c’est également faire et choisir, parce que précisément l’homme est homme, pour tous les autres hommes :
« Choisir ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous ».
Ainsi, explique Sartre, l’homme, lorsqu’il conçoit sa propre morale, la conçoit pour les autres. La morale humaine décrite par Sartre a par conséquent une vocation universelle, à l’instar de la morale religieuse. Il ne s’agit pas, dans l’optique sartrienne, de créer une morale seulement individuelle.