« Je suis vivant. Un tube énorme emplit ma bouche, écorche la commissure de mes lèvres du côté droit. Mes poignets sont solidement attachés aux barrières du lit par des sangles. Je vois mal, et n’entends pas mieux. Mais je suis vivant. » C’est par ces mots que démarrera le roman en construction de Philippe Herbel. À 45 ans, aucun facteur de comorbidité et tôt respectueux des gestes barrières, Philippe est l’un des survivants du Covid-19. L’un des plus de 90.000 patients accueillis en soins critiques en France depuis le début de l’épidémie. Trois mois d’hôpital avant de pouvoir rentrer enfin chez lui, un voyage halluciné et hallucinant qu’il raconte au Figaro . Sa lutte est loin d’être terminée : la réanimation, ce sont des soins lourds, qui sauvent, mais qui abîment. Et le chemin de la rééducation est encore long…
«Un grand sentiment d’injustice» : l’incompréhension des personnes vaccinées qui attrapent le Covid
Début avril, donc. La rencontre de Philippe avec le Covid démarre « par des symptômes de “grippette” » . Un test réalisé en pharmacie (« bien rouge » , lui dit-on) confirme son soupçon, il s’isole et s’arrange pour qu’un proche lui apporte chaque jour de quoi manger. Mais « au bout d’une semaine, (il) lui dit à travers la porte et d’une voix blanche “appelle les pompiers, s’il te plaît”. » Son état s’était dégradé brutalement. « Je n’ai aucun souvenir d’avoir été pris en charge par les pompiers, ni d’être arrivé à l’hôpital. Il paraît pourtant que j’étais encore conscient, que j’ai pu répondre aux questions qu’on me posait. »
Je me suis réveillé intubé, les poignets attachés pour m’empêcher d’arracher ce tube. J’avais perdu la sensation des limites de mon corps. Je me souvenais de mon identité mais c’est à peu près tout
Philippe Herbel.
Plongé dans un coma artificiel, il se réveille neuf jours plus tard, « intubé, les poignets attachés pour (l)’empêcher d’arracher ce tube »: «J’avais perdu la sensation des limites de mon corps. Je me souvenais de mon identité mais c’est à peu près tout. » Câble et tuyaux s’entremêlent, une sonde urinaire, trois cathéters pour lui délivrer médicaments et nourriture et faciliter les prises de sang quotidiennes, des capteurs pour surveiller son rythme cardiaque ou sa saturation en oxygène… Et une angoisse « d’une violence inouïe » , liée à la gravité de son état de santé mais aussi aux hallucinations qui l’assaillent. C’est l’un des cadeaux empoisonnés de la réanimation, terrible voyage physique et psychologique entre deux rives de la vie : anciennement appelé « psychose de réanimation », le delirium en soins intensifs est dû à une conjonction de facteurs (éventuelle hypoxie cérébrale, hypnotiques utilisés pour endormir le patient, univers hospitalier particulièrement bruyant et inquiétant…). Dans l’ensemble, plus de la moitié des malades admis en soins intensifs seraient à risque de delirium, indiquent les auteurs d’une étude canadienne parue en 2021 dans BMJ Open .
Contaminations, lits saturés, évacuations sanitaires: le variant Delta sévit en Guadeloupe
Ces délires nés des produits utilisés pour endormir Philippe n’ont rien de plaisant. « C’est indescriptible. Toutes ces pensées sont vraies, c’est cela qui est très choquant, on a été fou pendant une semaine ! Maintenant, cela me fait rire d’y repenser. Mais certaines personnes ont beaucoup de mal à s’en remettre. »
« Ces gens en uniformes blancs qui me tournent autour sont là pour me tuer », croit-il dans son délire . Un jovial aide-soignant lui veut du mal, cela ne fait aucun doute. « Deux jours après mon réveil, quand j’ai compris que ce serait lui qui allait s’occuper de moi la nuit à venir, j’ai fait comprendre avec mes mains qu’on avait détachées pour un moment que je voulais écrire. On me donna une tablette et un feutre. Évidemment, j’étais incapable avec mes mains qui tremblaient et mon cerveau en pagaille de tracer une seule lettre. Le message que j’avais tenté d’écrire avec l’énergie du désespoir était le suivant : “Ne me laissez pas seul avec le boucher, il va me tuer ce soir”. »
Covid-19: en réanimation, «pousser les murs pour soigner tout le monde»
Des délires d’une précision qui l’étonnent encore, alimentés et renforcés par des hallucinations visuelles et auditives : les flacons de médicaments se transforment en « rois mages et en peluches » , les travaux qu’il distingue par la fenêtre deviennent un aéroport. « Je voyais réellement les grosses lettres lumineuses de son nom au-dessus d’un bâtiment » , se souvient-il, décrivant des militaires en défendant l’entrée contre des voitures-béliers venues s’encastrer dans d’énormes blocs de béton. Un « camp retranché » , depuis lequel « on va m’expédier en Corée du Nord pour m’y faire subir des expériences atroces et sordides » . Un soir, alors qu’on l’a désintubé, Philippe décide de s’enfuir. « J’arrivai par des mouvements du bassin et au prix d’efforts terribles à m’approcher du bord du lit, au fond, là où on n’avait pas jugé utile de relever la barrière. Je m’y assis et fermai les yeux. Une heure et quelque plus tard, un aide-soignant passant dans le couloir me trouva dans cette position, toujours assis au bord du lit, épuisé, hébété, pataugeant dans des excréments liquides malgré les couches que je portais, câbles et tuyaux me reliant à la vie tendus à se rompre, et ne trouvant à dire que “pardon, j’ai fait un cauchemar”. »
Corse: un premier patient atteint du Covid-19 évacué de Bastia vers Marseille
Diabète, hypertension et reins à l’arrêt
Une semaine après son réveil, Philippe retrouve sa lucidité et va un tout petit peu mieux. Assez pour être transféré, « le corps explosé et le mental en miettes » , dans un service d’infectiologie. Objectif : « Me débarrasser des cadeaux que la réa et le Covid m’avaient laissés: du diabète, de l’hypertension et des reins à l’arrêt qui devaient redémarrer après trois semaines de séances de dialyse, dont j’eus peur qu’elles ne deviennent mon menu bihebdomadaire pour la vie. J’ai eu de la chance, ça ne redémarre pas chez tous les patients… »
J’avais des douleurs inimaginables, inhumaines, comme un feu d’artifice dans chaque pied 24 heures sur 24. On a envie de s’arracher les pieds, on ne dort pas la nuit puis on finit par s’écrouler d’épuisement en journée
Philippe Herbel.
Un autre présent lui a aussi été fait, une neuropathie de réanimation. Complication fréquente des soins intensifs. Chez Philippe, des nerfs ont souffert, situés en haut de ses fesses comprimées par l’immobilité de ses neuf jours de coma. « À mon réveil, mes deux pieds étaient inertes et se baladaient au gré de la gravité. Le droit a retrouvé un peu de mobilité et de tenue mais le gauche, non. À ce jour il ne m’obéit toujours pas.» La neuropathie est aussi la cause de « douleurs inimaginables, inhumaines, comme un feu d’artifice dans chaque pied 24 heures sur 24. On a envie de s’arracher les pieds, on ne dort pas la nuit puis on finit par s’écrouler d’épuisement en journée. » Une souffrance qui n’a pu être mise en sourdine qu’après plusieurs semaines lorsque, ses reins recommençant enfin à fonctionner normalement, Philippe a enfin pu recevoir les bons médicaments aux doses adaptées.
Coronavirus: une longue rééducation attend les patients intubés plusieurs semaines
Durant ces mois passés à l’hôpital, un kinésithérapeute l’a « petit à petit remis sur pied, au sens propre » . Mi-juin il montait « 6 marches d’escalier, agrippé d’un côté à la rampe, de l’autre au kiné » . Faute d’avoir obtenu une place dans un service de rééducation débordé par l’afflux de patients Covid, il aura droit fin août (« pendant l’été, c’est fermé… » ) à 3 journées par semaine en hôpital de jour. « Cette rééducation ne va pas changer mon pronostic, les nerfs reprendront leur office ou ne le reprendront pas. Il s’agit davantage d’apprendre à me débrouiller avec ce handicap. »
Faites-vous vacciner, pour vous, pour vos proches, pour les autres et pour votre pays, je vous en prie, ne tentez pas le diable, faites-vous vacciner aussi vite que possible
Philippe Herbel.
Avant de quitter l’hôpital, Philippe s’est fait vacciner. « Une fois, ça suffit… Faites-vous vacciner, pour vous, pour vos proches, pour les autres et pour votre pays, je vous en prie, ne tentez pas le diable, faites-vous vacciner aussi vite que possible » . Désormais, Philippe est rentré chez lui, mais la vie qui a suspendu son vol un jour d’avril n’a pas encore repris son cours normal : le voilà affublé d’attelles fixées à ses chevilles pour bloquer ses pieds inertes. « Je marche désormais avec mes jambes, mais pas avec mes pieds » . Il est aussi accompagné d’un « fidèle destrier que j’ai appelé Range Rover, et qu’on trouve dans le dictionnaire à cette dénomination qui (lui) est insupportable, “déambulateur” » . Avec ses problèmes d’équilibre, l’engin est indispensable à l’extérieur où « rien n’est plat. J’ai des problèmes d’équilibre, parce que les informations normalement véhiculées par les nerfs ne « remontent » plus depuis (s)es pieds. C’est terrible, à 45 ans, de marcher en déambulateur. » Les douleurs sont maîtrisées grâce aux médicaments, mais là encore nul ne sait si elles disparaîtront. Sa rééducation durera « des mois, un an peut-être. Sans garantie aucune de recouvrer toutes (s)es capacités » .