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Le spectre de la déflation
La panique s’empare de Wall Street à la fin du mois d’octobre 1929. Dans un contexte de crise latente, le krach provoque l’effondrement du système bancaire et une violente dépression économique.
Une prospérité trompeuse, une euphorie spéculative aveuglante, des contradictions structurelles destructrices. Tel fut le triptyque fatal qui conduisit à la plus grave crise économique de l’histoire du capitalisme. Les années 1920 sont en effet globalement calmes et prospères pour la France, la Suède, l’Australie et le Canada. Aux États-Unis, la production industrielle augmente de 26 % entre 1923 et 1929. Soutenue par les premiers crédits à la consommation et un taux de chômage faible, la demande des ménages pour les nouveaux appareils électriques (réfrigérateurs, radios, aspirateurs) ne cesse de s’accroître. Cette aisance nouvelle s’accompagne d’un puissant appétit pour le crédit, la Bourse et la spéculation. Entre le début de 1928 et septembre 1929, l’indice Dow-Jones des valeurs industrielles est multiplié par deux. Dans le même temps, l’encours des crédits accordés aux spéculateurs par les courtiers de la Bourse, qui eux-mêmes empruntent massivement auprès des grandes banques, passe de 4,4 milliards de dollars en décembre 1927 à 8,5 début octobre 1929 (1).
La bulle des années 1920 est donc bâtie sur un très fragile édifice de crédit. Lorsqu’elle explose en octobre 1929, les moins-values boursières ruinent les spéculateurs. Comme ces derniers ont emprunté pour financer leurs activités spéculatives, ce sont finalement leurs créanciers, les banques, qui se trouvent en grande difficulté. C’est la raison pour laquelle les banquiers interviendront massivement lors des deux journées de panique, le « jeudi noir » du 24 octobre et le « mardi noir » du 29 octobre, en se portant acheteurs des titres vendus en urgence par des porteurs brutalement saisis d’une angoisse irrépressible. En vain : sur les 29 000 banques existant aux États-Unis en 1921, il n’en subsistait plus que 12 000 en mars 1933, lorsque le président Roosevelt dû décréter un « bank holiday » obligeant l’ensemble des établissements bancaires à fermer temporairement leurs portes pour calmer la panique des déposants.
L’économie mondiale des années 1920 souffre en réalité de faiblesses structurelles redoutables. La baisse des prix des matières premières et des produits alimentaires pénalise un secteur agricole qui représente encore près d’un quart de l’emploi. Les premiers signes d’une surproduction industrielle se font sentir, aux États-Unis comme en Europe. Les ferments de la déflation – ce processus cumulatif par lequel la baisse des prix entraîne celle des revenus, de la demande, de la production et de l’emploi – sont tapis dans l’ombre en attendant le catalyseur boursier. Si la déflation crée une illusion de pouvoir d’achat grâce à la baisse des prix, elle fragilise surtout les agriculteurs et les industriels confrontés à des profits déclinants.
S’exprime ici l’une des grandes contradictions du capitalisme : le progrès technique n’est source de richesse supplémentaire que si la croissance de l’offre de biens et services qu’il engendre rencontre une demande elle aussi croissante. On a beaucoup glosé sur un Henri Ford qui prétendait payer de bons salaires pour que chaque ouvrier américain puisse s’offrir sa Ford T, mais la réalité est bien moins rose que cela dans l’entre-deux-guerres. Les salaires ouvriers restent bas et les revenus agricoles sont instables. Il en résulte une fragilité de la demande interne qui, de surcroît, n’est pas amortie par des politiques économiques et sociales adéquates. La demande externe ne se porte guère mieux : le commerce international reste fragilisé par les dettes accumulées lors de la Grande Guerre. Les industries européennes vieillissantes peinent à trouver les débouchés qui permettraient de rembourser ces dettes. Les industries américaines et japonaises ont profité de l’affaiblissement des concurrents européens, mais le rétablissement progressif de ces derniers est ressenti comme une menace pour leurs exportations.
Les pays exportateurs de matières premières et de produits agricoles sont quant à eux victimes de la baisse des prix dès le début des années 1920. Toutes ces difficultés se renforcent les unes les autres, sont aggravées par les réflexes protectionnistes et, surtout, par les craquements du système monétaire et financier international. Le mécanisme de l’étalon-or qui prévalait avant 1914 n’est plus. La livre sterling et le dollar se livrent une lutte d’influence qui déstabilise le système. Les dettes de guerre empoisonnent quant à elles les relations financières internationales.
Le crédit aux États européens avait été largement assuré par des banques privées. Comme ces dernières sont par ailleurs fragilisées par la spéculation, le krach agit comme un détonateur de l’explosion du système bancaire, laquelle entraînera la disparition du crédit conduisant à une chute brutale de la consommation, de l’investissement et du commerce international. Dans un contexte où l’offre était déjà excédentaire sur de nombreux marchés, cette chute brutale de la demande a des effets déflationnistes extrêmement puissants. Entre 1929 et 1932, les prix baissent de 17 % au Japon, de 18.6 % aux États-Unis, de 12 % en France, de 21 % en Italie et Allemagne et de 14 % en Grande-Bretagne (2). La chute du commerce mondial entre 1929 et 1933 est de l’ordre de 70 % (3). Le chômage grimpe partout à grande vitesse (il frôle les 25 % en 1933 aux États-Unis, atteignant même près de 40 % dans l’industrie (4)). L’investissement et la production industrielle chutent gravement et durablement (le PIB se réduit de près de 15 % en 1930 aux États-Unis).
Comment expliquer la gravité de ces enchaînements catastrophiques ? Essentiellement par la destruction du système bancaire dans un contexte déflationniste : les cascades de faillites (l’une des plus retentissantes fut celle de la Creditanstalt en 1931) produisent une forte contraction simultanée de la masse monétaire et du crédit, malgré les tentatives de soutien des autorités monétaires. Le taux d’escompte du système de réserve fédérale passe de 6 % en août 1929 à 2,5 % en juin, mais les banques n’utilisent pas ces crédits peu coûteux proposés par la banque centrale. L’idée d’un État utilisant ses dépenses pour stabiliser la conjoncture et renforcer les structures économiques n’est pas encore mûre. Le président américain Herbert Hoover continuera à réclamer le vote de budgets équilibrés longtemps après sa défaite électorale de 1932. Il faut attendre la victoire de Franklin D. Roosevelt pour que se mette en place ce fameux « New Deal » qui inventa avant John Keynes les politiques stabilisatrices « keynésiennes ». La récente crise des subprimes montre à quel point les politiques de ce type sont utiles lorsqu’il faut secourir les entreprises en difficulté, relancer la demande, assainir le système financier, offrir une sécurité sociale qui soutient la solvabilité des consommateurs tout en préservant leurs espérances. On oublie trop souvent la valeur de l’État providence : il fallut pourtant un président Roosevelt capable de se faire réélire quatre fois aux élections présidentielles pour commencer à l’inventer.
Olivier Brossard
Professeur de sciences économiques à l’IEP-Toulouse et directeur du Lereps, université Toulouse-I, il a notamment publié D’un krach à l’autre. Instabilité et régulation des économies monétaires, Grasset, 2002.
NOTES
- J.K. Galbraith, La Crise économique de 1929. Anatomie d’une catastrophe financière, Payot, 2008.
- Voir B. Gazier, La Crise de 1929, 6e éd., Puf, coll. « Que Sais-Je ? », 2009, ou E. Rauchway, The Great Depression & The New Deal: A very short introduction, Oxford University Press, 2008.
- Voir C.P. Kindleberger, La Grande Crise mondiale (1929-1939), Economica, 1998.
- Voir P. Bairoch, Victoires et déboires, t. III, Histoire économique et sociale du XVIesiècle à nos jours, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1997.