Pirî Reis, Kitab-i bahriyye, 1550-1599
BnF Gallica, département des manuscrits, « Supplément turc 956 », fol. 363
Cette peu subtile instrumentalisation ajoute une couche supplémentaire à la déjà lourde « saturation symbolique » de la région dénoncée par l’historien Jean-Pierre Filiu. Dont le livre vient à point nommé, déroulant une « histoire laïque » de cette partie du globe. Laïque, le terme peut sembler provocateur dans une région souvent figée par le regard occidental comme le théâtre d’affrontements identitaires sans fin. Le Moyen-Orient, nous dit Filu, se voit assigné aux « histoires saintes ». En plus du « berceau des trois monothéismes », la région serait réduite à d’autres « grands récits » tout aussi sacrés : « Il y a une “histoire sainte” de la colonisation, une “histoire sainte” du sionisme, une “histoire sainte” du nationalisme arabe ou une “histoire sainte” de la Perse éternelle. »
Filiu leur oppose sa « mise en perspective de la très longue durée », celle du « processus de constitution des pouvoirs et de leurs espaces de domination » . Ce n’est donc pas une histoire des sociétés, mais une histoire politique où « les frontières et les batailles seront régulièrement évoquées », prévient l’auteur dans sa préface. Le livre s’affirme didactique ; il sera utile aux étudiants et à tout lecteur désireux de rafraîchir ses connaissances sur le passé proche-oriental, voire de le découvrir. On y trouvera une synthèse en dix chapitres, suivis chacun d’une chronologie des événements et d’une courte bibliographie. Vingt cartes illustrent clairement les évolutions géopolitiques jusqu’à aujourd’hui.
L’intention est précisée d’emblée : le récit néglige deux « années zéro » : la naissance du Christ et l’Hégire, le voyage du prophète de La Mecque à Médine qui marque l’avènement de l’islam. Filiu préfère ouvrir son livre à l’an 395 selon le calendrier grégorien. Pourquoi 395 ? Parce que c’est l’année de la fondation de l’empire romain d’Orient, le moment, dit l’auteur, où émerge une région qui se libère des influences extérieures. Un pouvoir chrétien qui va durer mille ans s’installe à Byzance, en rivalité avec Rome. À l’époque, cette nouvelle entité fait d’ailleurs figure de pôle de stabilité face à un Occident en proie aux invasions barbares.
D’autres dates charnières habituelles disparaissent. Le vrai changement d’ère ne se serait pas produit en 1453 — la prise de Constantinople par les Ottomans —, mais plus tard, en 1501 : la fondation de la dynastie safavide en Perse pousse l’empire ottoman à s’emparer de la plus grande partie de la région. Les croisades ne sont pas présentées comme un épisode en soi, mais traitées dans deux chapitres différents où elles apparaissent comme secondaires par rapport à des développements jugés plus importants : la rivalité entre deux califats, celui de Bagdad et celui du Caire dans le premier cas, les invasions turco-mongoles dans le deuxième.
L’ouvrage souhaite renverser les points de vue, dans la « volonté de suivre des dynamiques proprement moyen-orientales, et non la simple projection dans cette région de rivalités de puissances extérieures » . Ces dynamiques, rappelle Filiu, devraient décourager les tenants des histoires saintes, spécialement la période du XIII e au XIV e siècle qui voit s’affronter croisés, Turcs, Mongols dans un « vaste tourbillon d’alliances et de trahisons » où « les positionnements idéologiques n’ont plus grande valeur » , où « chrétiens et musulmans s’échangeront Jérusalem, où les croisés saccageront Constantinople, où les Ottomans s’engageront aux côtés des Byzantins et où les conquérants se convertiront à l’islam des conquis ».
Certes, le poids des interventions extérieures s’est fait plus lourd à partir du XIX e siècle. C’est d’ailleurs seulement au XX e qu’est nommé le « Moyen-Orient », notion purement occidentale ; l’expression apparaît pour la première fois en 1902 sous la plume d’un professeur de stratégie militaire, l’amiral états-unien Alfred Mahan. Il désigne un espace voué à la domination. Selon ce personnage, « la clé de l’hégémonie mondiale réside dans le contrôle du « Moyen-Orient » . Plus vaste que « l’Orient » ou le « Levant », la représentation est anglo-saxonne, donc soumise à un degré d’interprétation et d’imprécision. Elle s’étend, selon Jean-Pierre Filiu, de la mer Noire et des contreforts du Caucase et de la mer Caspienne au nord, jusqu’à l’Égypte et à la péninsule Arabique au sud, et à l’est jusqu’à une partie de l’Afghanistan et du Turkménistan.
La définition de ce vaste « milieu des mondes » accompagne son partage entre puissances européennes. L’expédition de Bonaparte en Égypte inaugure le chapitre sur l’expansion coloniale européenne, qui s’appuiera sur une contradiction : les démocraties occidentales étoufferont au Proche-Orient l’esprit de citoyenneté qu’elles promouvront chez elles. La France comme le Royaume-Uni, qui s’installent après la première guerre mondiale à la faveur des mandats octroyés par la Société des Nations opposent aux aspirations nationales arabes des frontières et des découpages confessionnels ou ethniques. Successeur des Européens, le « nouvel ordre mondial » états-unien reproduit ensuite les mêmes tactiques, comme on a pu le voir en Irak. La domination américaine est à son tour concurrencée par les « prédateurs régionaux et des dictatures locales » . Seules des reconstructions nationales, aspirations des révoltes populaires, pourront écrire une nouvelle page de l’histoire du Proche-Orient, conclut Jean-Pierre Filiu.