Le 20 juillet 2021, un milliard et demi de musulmans célèbrent l’Aïd-el-Kébir ou Aïd-el-Adha, la principale fête annuelle de l’islam. Celle-ci clôt les principaux rites du mois de pèlerinage par le sacrifice d’un animal, généralement un mouton. Ce geste est accompli en mémoire de la confiance d’Abraham, prêt à offrir son fils et de la substitution, par Dieu, de l’enfant par un agneau. Ce rituel de la plus haute importance dans les familles musulmanes est aujourd’hui remis en question par des théologiens et des intellectuels au sein même de l’islam, pour des raisons éthiques et écologiques.
Le sociologue Omero Marongiu-Perria a dirigé un ouvrage collectif, l’Islam et les animaux, qui analyse les apports théologiques, juridiques et mystiques sur le statut de l’animal au fil de l’histoire de la pensée musulmane. Ce livre explore également des sujets qui font souvent polémique : le sacrifice de l’Aïd-el-Kébir est-il une obligation dans le contexte contemporain ? Une viande est-elle licite (halal) uniquement par la façon dont l’animal est mis à mort ? Est-il possible de vivre pleinement les prescriptions de l’islam tout en étant végétarien ?
Pour répondre à ces questions, Omero Marongiu-Perria, Français au patronyme sarde, converti jeune adulte à l’islam, s’appuie sur les sources coraniques et les traditions prophétiques (ou hadiths) qui affirment clairement que l’animal a une conscience et qu’il est en communication avec le divin.
Votre livre s’inscrit-il dans le mouvement général d’attention à l’environnement, au climat, aux autres vivants ?
Il y a indéniablement une tendance chez les musulmans des classes moyennes et supérieures, soucieux de la qualité de leur alimentation, à porter un regard critique sur la production de leur nourriture. Ce mouvement existe depuis une vingtaine d’années, mais s’est affirmé quand les conditions d’élevage, de transport et d’abattage des animaux de boucherie ont été révélées au grand public par des associations comme L214.
En Belgique, par exemple, l’association Green Halal cherche à promouvoir le bien-être des animaux d’élevage, tout en préconisant une moindre consommation de viande et de meilleure qualité. Parallèlement, dans les pays arabes, on débat sur les réseaux sociaux de la « personnalité animale » qui se traduit pour certains par le refus de consommer de la viande. La question de l’Aïd-el-Kébir est un point de tension dans ces débats entre musulmans.
Ce sacrifice n’est-il pas une obligation ?
Il est lié au pèlerinage et fait partie des rites qui préexistaient à l’Islam et que le prophète a réinvestis. Mais en aucun cas les premiers musulmans n’ont considéré qu’abattre un animal le jour de l’Aïd faisait partie des obligations rituelles. Cette idée s’est imposée peu à peu, alors que l’islam devenait une religion instituée. Beaucoup de musulmans y voient aujourd’hui un geste d’appartenance incontournable à l’islam, mais d’autres, notamment dans les pays du Golfe, n’égorgent plus. Ils font un don à une association humanitaire, ce qui me semble plus proche de l’esprit de cette fête.
L’abattage d’un animal à l’époque du prophète avait pour fonction première la redistribution de nourriture. Dans une économie de pénurie, la viande était séchée et consommée en plusieurs mois. Quel sens cela prend-il aujourd’hui dans un contexte d’abondance, où perdure la pauvreté ? Il faut trouver des voies de dépassement du sacrifice animal à travers des aumônes, des projets caritatifs.
Sur quelles références religieuses s’appuient vos réflexions sur le rapport à l’animal ?
Dans la perspective coranique, les frontières de l’« humanitude », ce qui fait la spécificité de l’être humain, sont floues. Le Coran mentionne que les éléments du cosmos sont dotés de la capacité de raisonnement. Il restitue la parole de la fourmi et de la huppe. C’est un corbeau qui apprend à Caïn la façon d’enterrer son frère après qu’il l’eut assassiné.
Le Coran souligne ainsi : « Il n’existe pas de bêtes sur terre ni d’oiseau volant de ses propres ailes qui ne forment des communautés semblables à vous » (Coran 6, 38). Plusieurs textes de la tradition prophétique (les hadiths ou dits du Prophète) parlent de la capacité des animaux à interagir avec un monde qui nous est invisible.
Comment, à partir des sources, définissez-vous le concept de conscience animale ?
Cela renvoie à trois choses. Si les animaux ont reçu le souffle de vie, cela pose la question de l’âme : les animaux ont-ils reçu ce souffle au même titre que les humains ? C’est un débat chez les théologiens musulmans.
Par ailleurs, le Coran est explicite sur le fait que les animaux ont une conscience spirituelle. Ils sont dans une posture d’adoration et de dévotion à Dieu. Ainsi, dans la tradition soufie, l’animal a toujours été une source d’inspiration. Ibn ‘Arabi citait des animaux parmi ses maîtres spirituels.
Le troisième élément renvoie à l’intelligence. Est-ce que les animaux sont dotés d’une conscience dans le sens où ils peuvent percevoir et exprimer la douleur, la joie, la peine ? Depuis les années 1980, les recherches en éthologie animale répondent par l’affirmative à cette question.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’être humain dans ce cas ?
La venue sur terre d’Adam achève les étapes de la création du monde. Le livre raconte que Dieu a proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes de porter la responsabilité de la création, ce qu’ils ont refusé. Le Coran évoque cette responsabilité à travers la notion de dépôt, amâna. L’être humain est celui qui parmi les créatures a accepté ce « dépôt » (Coran 33, 72).
C’est pourquoi l’être humain porte la responsabilité de sa liberté, corollaire de la capacité d’agir et de transformer le monde que Dieu lui a confié. Il a ainsi pris le titre de khalife, c’est-à-dire de successeur, celui qui vient à la suite de Dieu. Du fait de sa responsabilité qu’il a acceptée, il aura des comptes à rendre plus importants que les autres êtres.
Comment situez-vous cette réflexion autour de l’animal dans la pensée islamique ?
Sans remettre en cause le bien-fondé de l’alimentation carnée, des juristes se sont toujours interrogés sur les conditions éthiques qui permettent de combler cette injustice faite à l’animal qu’est sa mise à mort. Le juriste marocain Fatih Kamal, l’un des contributeurs à l’ouvrage, décrit l’émergence de la personnalité animale dans le droit musulman contemporain.
Dans sa thèse de doctorat obtenue en France à l’université de Limoges, il montre que le bagage éthique est clairement présent dans les textes de l’islam : un animal doit être abattu pour en consommer la chair, mais en sorte qu’il souffre le moins possible. Une viande véritablement halel est celle de l’animal qui a été bien traité et dont la mise à mort a été le plus rapide et le moins douloureuse possible.
Justement, pourquoi refuser l’étourdissement préalable lors de l’abattage à échelle industrielle ?
Pour des raisons qui relèvent de l’ignorance et du business lié au halal et au cacher. Les études vétérinaires indiquent qu’un bovin saigné met entre trois et sept minutes avant de perdre conscience. Or les cadences sont telles que certains abattoirs commencent à dépecer des animaux alors même qu’ils n’ont pas perdu conscience. La première décision éthique serait de ralentir les cadences.
Par ailleurs, les pratiques d’étourdissement sont très maîtrisées et garantissent que l’animal perd conscience sans être tué. Il est ensuite vidé de son sang comme l’exige la loi religieuse. Il serait d’ailleurs simple de contrôler que l’animal inconscient est vivant et de refuser les bêtes mortes avant la saignée.
Pourquoi les abattoirs qui assurent l’abattage halal n’étourdissent pas s’il n’y a pas de problème ?
Parce qu’il y a des associations juives et des associations musulmanes qui travaillent de concert pour faire du lobbying au niveau européen. Au sein de l’Union européenne, l’abattage sans étourdissement est interdit, mais autorisé sur dérogation pour les juifs et les musulmans. J’affirme, pour ma part, que l’abattage industriel tel qu’il est pratiqué aujourd’hui ne respecte pas l’éthique islamique de la mise à mort des animaux.
Plutôt que refuser l’étourdissement de l’animal, travaillons à l’échelle locale, avec des petits abattoirs, au plus proche des producteurs. L’étiquette halal devrait garantir que l’animal a été élevé dans les conditions les plus saines, les plus éthiques, avec un abattage qui garantit que l’animal a souffert le moins possible. Ce qui inclut l’étourdissement avant abattage.
Quel a été votre propre cheminement dans cet intérêt pour les animaux ?
Ma réflexion a débuté à la fin de la trentaine, à cause de problèmes de santé qui m’ont conduit à limiter ma consommation de viande de manière intuitive. Peu à peu, j’ai eu l’intime conviction que la production industrielle de viande était aux antipodes des préceptes éthiques musulmans en matière de soin apporté à l’animal. J’ai alors entamé des recherches et pris conscience que l’animal était doté d’une intelligence, d’une personnalité et d’un rapport à Dieu qui lui sont propres.
J’étais confronté à un conflit éthique, à une dissonance dans ma vie de croyant et j’ai voulu explorer d’autres pistes. J’accepte parfaitement que d’autres personnes, musulmanes ou non, aient un rapport différent à l’animal, estimant notamment que Dieu nous a permis d’être des prédateurs. Cependant, je suis devenu très sensible aux conditions de vie des animaux, et la cruauté de l’être humain à leur endroit m’interpelle. Mon cheminement a pris du temps : il a commencé par une attention à ma santé pour aboutir à une réflexion sur ma place en tant qu’être humain dans le monde et celle que je dois laisser aux autres.L’Islam et les animaux, sous la direction d’Omero Marongiu-Perria, Atlande, 12 €.