Depuis 2014, c’était le seul exemple démocratique dans la région, le seul «printemps arabe» qui n’avait pas dérapé. Mais la crise politique qui paralyse la Tunisie, en plus de la pandémie et des difficultés économiques, s’est brusquement aggravée, avec le limogeage du chef du gouvernement, le gel des activités du Parlement pour trente jours et la levée de l’immunité des députés, initiatives décidées dimanche 25 juillet par le président Kaïs Saïed. «Nous traversons les moments les plus délicats de l’histoire de la Tunisie», a affirmé le chef de l’État pour justifier le fait d’avoir accaparé le pouvoir exécutif, en s’appuyant sur l’article 80 de la Constitution, qui permet ce type de mesure en cas de «péril imminent». Lundi après-midi, le président Saïed a également limogé le ministre de la Défense, Ibrahim Bartaji, et la porte-parole du gouvernement Hasna ben Slimane, qui est également ministre de la Fonction publique, et de la Justice par intérim.
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Exaspérés par les luttes de pouvoir et la mauvaise gestion de la crise sanitaire par le gouvernement, de nombreux Tunisiens sont sortis dès dimanche soir dans la rue malgré le couvre-feu en tirant des feux d’artifice pour soutenir la décision présidentielle, qu’ils considèrent comme une tentative de desserrer le système politique, bloqué depuis des mois. Cela faisait plusieurs semaines que le chef de l’État menaçait d’employer des méthodes radicales pour dénouer la crise politique et réduire le désaccord qui l’opposait au chef du gouvernement, Hichem Mechichi, dont il a refusé la nomination de ministres soupçonnés «de corruption et de conflits d’intérêts». Le Parlement est aussi dans le collimateur des Tunisiens, en proie, depuis les élections de 2019, aux conflits et aux divergences politiques autour de la personnalité clivante de son président, le leader du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi. Il a qualifié l’initiative présidentielle de «coup d’État contre la révolution et contre la Constitution».
Balkanisation du Parlement
Des heurts entre les partisans du président Kaïs Saïed et ceux de Rached Ghannouchi ont éclaté lundi devant le Parlement, barricadé par l’armée, qui a aussi encerclé le siège de la présidence du gouvernement. Plusieurs centaines de manifestants ont échangé des jets de bouteilles et de pierres devant l’Assemblée, où le chef d’Ennahdha a entamé un sit-in pour exiger qu’on le laisse entrer dans le Parlement. La police a par ailleurs fermé le bureau de la chaîne de télévision qatarie al-Jazeera dans la capitale, après avoir expulsé les journalistes. Le Qatar est proche du mouvement islamiste Ennahdha.
Comment en est-on arrivé là? Si l’élection présidentielle de 2019 a vu s’imposer un candidat indépendant avec 72 % des voix, le scrutin législatif n’a pas permis de constituer une majorité claire. La balkanisation du Parlement qui en a résulté a nourri le blocage institutionnel. Les quatre partis qui ont formé une coalition en février pour diriger le pays se déchirent ouvertement. La crise sanitaire, particulièrement mal gérée par le gouvernement, qui a manqué d’anticipation et de coordination, a aggravé la crise politique en augmentant le ressentiment de la population. Avec ses 18.000 morts pour 12 millions d’habitants, le pays enregistre un taux de mortalité particulièrement haut. Mais, surtout, le bras de fer engagé depuis six mois entre le chef du Parlement et le chef de l’État, paralyse les pouvoirs publics.
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Malgré les scènes de liesse dans les rues tunisiennes, et la popularité dont jouit le président, ce coup de théâtre risque d’ébranler la jeune démocratie tunisienne. En 2011, la «révolution du jasmin» avait chassé du pouvoir l’autocrate Ben Ali, plaçant la Tunisie sur la voie de la démocratie. Un chemin qu’elle a depuis continué à suivre en dépit des défis sociaux et sécuritaires.
La décision du président a été critiquée à l’étranger. L’Allemagne, en particulier, a appelé au «respect des libertés civiles, qui est l’un des gains les plus importants de la révolution» de 2011, souvent présentée comme la seule réussie du «printemps arabe». La France a, elle, souhaité «le retour, dans les meilleurs délais, à un fonctionnement normal des institutions». Comme Paris, les États-Unis, ont également appelé à ce que les «principes démocratiques» soient préservés. Mais le président tunisien a reçu lundi le soutien de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), qui a applaudi son initiative visant à marginaliser le parti islamiste. L’influente centrale syndicale a estimé que ses décisions étaient «conformes» à la Constitution, tout en appelant à la poursuite du processus démocratique. Elles visent, selon elle, à «prévenir un danger imminent et à rétablir le fonctionnement normal des rouages de l’État, au vu de l’épidémie de Covid-19».