En octobre 2001, suite aux attentats du 11-Septembre, Washington avait obtenu du Conseil de sécurité de l’ONU, y compris de la Chine et de la Russie, l’autorisation d’éradiquer les bases d’Al-Qaïda tapies dans les montagnes afghanes.
L’opération avait été prestement menée et les talibans qui protégeaient Ben Laden durent eux-mêmes se terrer dans les montagnes. Mais les Américains n’avaient pas voulu en rester là et s’étaient proposés de « reconstruire » un État moderne sur les ruines de l’Émirat islamiste d’Afghanistan.
Une guerre somme toute anodine
Très vite, les talibans reprirent vigueur. Il s’ensuivit vingt ans de combats tissés d’embuscades auxquelles les Américains répliquaient par des bombardements ciblés à coup de drones. Le bilan admis par les observateurs est de 241 000 victimes (combattants et civils), dont 2442 soldats américains. Ces chiffres sont à rapporter à un pays d’aujourd’hui 38 millions d’habitants (note).
Une mort violente est toujours une mort de trop. Mais, sauf à s’en tenir à une déploration vaine, on ne peut écarter la froide analyse des faits : le nombre de victimes de cette longue guerre d’Afghanistan est du même ordre de grandeur que la mortalité routière dans un pays similaire… et dix à vingt fois inférieur au nombre d’homicides dans certains pays d’Amérique latine ! Les pertes américaines sont quant à elles 25 fois inférieures en nombre à celles de la guerre du Vietnam… et inférieures au nombre de victimes des attentats du 11-Septembre (3000).
Notons aussi que ce conflit, plus apparenté aux guerres féodales qu’aux guerres contemporaines, n’a donné lieu à aucun crime de guerre notable. Pas de viols, de tortures ou d’exécutions de masse comme dans tant d’autres guerres récentes, depuis la guerre d’indépendance du Bangladesh jusqu’à la guerre de Syrie en passant par les guerres de Yougoslavie, la guerre des Grands Lacs africains, etc. etc.
Guerre de libération nationale
Si les talibans, malgré leur isolement, l’ont en définitive emporté sur la première puissance du monde, ses dollars, sa haute technologie et ses alliés, c’est qu’ils ont bénéficié du soutien massif de la population. Pour appeler un chat un chat et quoi qu’il nous en coûte, vu la distance mentale qui nous sépare des talibans (et des mœurs afghanes en général), nous avons eu affaire en Afghanistan à ce qu’il est convenu d’appeler une guerre de libération nationale.
Afin d’échapper à une probable « épuration », les collaborateurs de l’occupant américain se sont enfuis sans attendre, emportant avec eux, dans des valises, tous les dollars qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de détourner. Les soldats gouvernementaux, que le président afghan Hamid Karzaï avait lui-même qualifiés avec mépris de « supplétifs des Américains », se sont débandés sans combattre (note).
On peut regretter que la libération du pays ait été conduite par des extrémistes aussi peu sympathiques que les talibans ; on peut s’apitoyer aussi sur les femmes afghanes, du moins sur la minorité qui avait espéré s’émanciper. C’est oublier qu’aucun pays ne s’est jamais libéré avec des fleurs et des bonnes paroles. Face à une occupation par une puissance étrangère, qui plus est hostile aux mœurs et aux pratiques religieuses nationales, il est de règle de s’en remettre aux nationalistes les plus ardents. Cela s’est vérifié il y a deux siècles déjà quand Napoléon Ier a prétendu en finir avec le « fanatisme » religieux des Espagnols.
La dernière guerre coloniale ?
L’Afghanistan valide une nouvelle fois le précepte de Robespierre : « Personne n’aime les missionnaires armés » (1792). Qu’il s’agisse d’exporter les droits de l’Homme comme les soldats de l’An II, de « civiliser les races inférieures » comme Jules Ferry ou de libérer les femmes afghanes, on est toujours dans une ingérence insupportable au regard des peuples.
C’est que les civilisations et les cultures sont le produit d’une alchimie pluriséculaire à évolution lente. Modifier par la contrainte l’une ou l’autre de ses composantes, en particulier le statut des femmes et leur place dans la société, c’est prendre le risque de détruire l’équilibre d’ensemble et de plonger dans l’inconnu (note).
On l’a vu quand la France de Jules Ferry s’offrit l’Afrique « non pour la conquête, mais pour la fraternité » (Victor Hugo). Elle le put aisément parce que l’Europe de ce temps-là était à l’apogée de sa puissance et de sa démographie. Un homme sur trois était Européen… et seulement un sur quinze Africain (carte). Le résultat n’en fut pas moins déplorable.
Il ne nous est plus possible d’évaluer les autres cultures à l’aulne de la nôtre ni surtout de vouloir les amender. Nous ne sommes plus en situation d’exporter nos « bons sentiments », nos principes et nos valeurs dans le reste du monde. L’Occident (Europe de l’ouest et Amérique du nord) ne représente plus qu’une naissance sur quinze (carte) et, plus significativement, il n’est plus un objet d’admiration et d’imitation comme il l’était encore dans la deuxième moitié du XXe siècle. Combien de musulmans dans le monde se retrouvent dans les diatribes LGBT ou woke des réseaux sociaux, y compris parmi ceux qui aspirent à fuir l’Afghanistan ?
La débandade de Kaboul atteste que nous n’avons plus les moyens ni la capacité de nous ingérer dans la politique intérieure des autres pays. L’heure est venue pour les Américains et nous-mêmes de renoncer pour de bon au prétendu « fardeau de l’homme blanc » (Rudyard Kipling).
André Larané