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Des femmes yazidies témoignent
Deux djihadistes sont poursuivis en France, le dernier depuis juillet, pour crimes contre l’humanité et génocide contre cette minorité irakienne. Par Jean Chichizola
C’est un long et courageux combat, après l’un des crimes les plus atroces de ces dernières années. Enlevées, vendues, violées, torturées par des fanatiques de l’État islamique, des femmes yazidies se dressent contre leurs bourreaux présumés. Dont deux djihadistes français, Sabri Essid et Nabil Greseque, visés par deux informations judiciaires pour génocide et crimes contre l’humanité ouvertes par le parquet national antiterroriste le 25 octobre dernier pour Essid et le 10 juillet pour Greseque.
Sabri Essid (ici, en 2015), visé par un mandat d’arrêt depuis février 2020 et donné mort par Daech, aurait participé aux exactions contre les yazidis. -/AFP
Et la liste pourrait s’allonger. Les deux hommes sont accusés, notamment à partir de témoignages de victimes, d’avoir participé en Irak aux exactions contre la minorité yazidie (petit groupe ethnico-religieux kurdophone non musulman). Après avoir occupé, en 2014, la région de Sinjar (foyer historique du groupe, à l’extrême nord de l’Irak), Daech a mis en œuvre un plan de persécution systématique: des milliers d’assassinats, de cas de tortures, de viols et mises en esclavage de femmes, d’enlèvements d’enfants convertis et embrigadés comme «lionceaux du califat»… Le pôle «crimes contre l’humanité» du tribunal de Paris, qui a une compétence universelle, enquête depuis plusieurs années sur ces crimes. Et pour cause: ils ont été en partie perpétrés par des islamistes étrangers, parmi lesquels des Français.
Acceptant ainsi de témoigner, ces femmes yazidies ont apporté des éléments cruciaux aux enquêteurs français et les ont aidés à identifier des suspects
En 2018, la Fédération internationale des droits humains (FIDH) et Kinyat, une ONG kurde irakienne, avaient rendu public un rapport intitulé «Crimes sexuels contre la communauté yazidie: le rôle des djihadistes étrangers de Daech». Rencontrées en Irak en 2017, seize femmes yazidies racontaient «avoir été offertes à ou achetées par des combattants de l’État islamique d’origines saoudienne, libyenne, tunisienne, libanaise, jordanienne, palestinienne, yéménite, française, allemande, américaine et chinoise». Des individus qui ne cachaient pas leurs origines, certains djihadistes français exhibant même des photos de famille prises dans l’Hexagone. Acceptant ainsi de témoigner, ces femmes ont apporté des éléments cruciaux aux enquêteurs français et les ont aidés à identifier des suspects.
Parmi eux, Nabil Greseque et Sabri Essid. Deux hommes aux profils très différents. Reconnu par l’une des femmes yazidies, Greseque n’était pas une figure ou un cadre de l’État islamique. Né en février 1989, ce petit soldat est toutefois apparu, selon le Centre d’analyse du terrorisme, sur des vidéos de propagande de Daech. Ses «mérites» lui auraient en tout cas valu de pouvoir acquérir une femme esclave persécutée par l’organisation.
Le second suspect est lui une petite «célébrité» de l’État islamique. Né en 1984, Sabri Essid est le demi-frère par alliance de Mohamed et d’Abdelkader Merah. C’est lui qui les a fait basculer dans l’islam radical. Essid est un vétéran du premier djihad irakien. En 2006, il avait gagné la Syrie pour rejoindre l’Irak. Voulant combattre l’armée américaine, il avait été arrêté en Syrie et renvoyé vers la France. Il avait été condamné à cinq ans de prison en 2009.
Essid, Greseque, et quelques autres, comparaîtront-ils un jour devant une cour d’assises pour crimes contre l’humanité et génocide ?
Fiché pour radicalisation, ex-condamné pour terrorisme, Sabri Essid avait pu rejoindre en 2014 le califat proclamé par l’État islamique. Pendant le premier procès d’Abdelkader Merah, un membre d’un service de renseignement toulousain avait évoqué un Essid au «fanatisme incroyable», au «discours manichéen»et aux forts penchants pour une«violence totale»… Rien d’étonnant à ce que, dans une vidéo diffusée en mars 2015, il ait été vu «parrainant» son beau-fils de douze ans qui exécutait un homme accusé d’espionnage. Et à ce qu’il ait lui aussi profité des esclaves de Daech. Essid, Greseque, et quelques autres, comparaîtront-ils un jour devant une cour d’assises pour crimes contre l’humanité et génocide? Rien n’est certain.
Sabri Essid, visé par un mandat d’arrêt depuis février 2020, est donné mort par Daech, ce qui ne constitue en rien une preuve. Et Nabil Greseque semble introuvable. Quoi qu’il en soit, des procès par défaut pourraient se tenir à Paris et répondre à la demande de justice des martyres yazidies.
En Irak, dans les repaires des irréductibles de l’État islamique
Plusieurs centaines de combattants ont trouvé refuge dans des galeries de montagnes situées non loin d’Erbil. Et ils sont prêts à retourner au combat.
Un sniper peshmerga ( illustration). Ako Rasheed/REUTERSPar Fabio Tonacci ( La Repubblica ) Envoyé spécial à Erbil ( Irak)
L’État islamique guette sous la montagne. Un trou sombre dans la roche mène tout droit à la tanière des djihadistes. Une cachette parfaitement invisible pour les yeux inexpérimentés. Ce n’est qu’en fixant ce point pendant quelques secondes que l’on parvient à discerner l’espace noir et vide entre le jaune du sable et le brun des arbustes. Il ne fait pas plus de 70 centimètres de large et permet tout juste à un homme de passer. Tout autour, on peut voir des dizaines de cavités naturelles similaires, mais celle-ci a quelque chose de différent: des pierres empilées sur les côtés et quelques branches sèches forment une sorte de chambranle primitif.
Un peu plus loin, d’autres traces de survie: un drap de bain caché dans un buisson, une anse pierreuse noircie par les fumées d’un générateur au kérosène, une bouteille en plastique écrasée.«Au moins 300 miliciens, peut-être plus…», murmure le colonel Srud. Il tapote le sol de sa chaussure. À quelques dizaines de mètres sous son pied se déploie un réseau de grottes et de galeries de plusieurs kilomètres. Tels des ours sauvages, les irréductibles du Califat vaincu ont colonisé les entrailles creuses du mont Qara-Chokh.
Enterrés vivants. Ils sortent la nuit, ou quand le brouillard ou la pluie empêche les peshmergas, postés sur la crête, de les neutraliser avec leurs fusils à longue portée. Ils émergent des fissures de la terre pour se nourrir des cerfs qui peuplent le flanc de la montagne, pour chercher de l’eau, pour miner les sentiers. Parfois, pour égorger les bergers qui refusent de leur céder leur nourriture et leurs chèvres. Ils ont emporté des kalachnikovs et des explosifs. Depuis deux mois, les grottes accueillent également les combattants étrangers ayant fui la Syrie. L’EI ne peut pas se déclarer mort, pas encore. L’histoire du groupe terroriste islamique le plus féroce qui ait jamais existé n’est pas terminée.
District de Makhmur. Secteur 6 du front, à 67 kilomètres au sud d’Erbil. Il est 11 heures et il fait -5 °C. La tramontane a balayé le ciel et laisse entrevoir le cours luisant et sinueux du Tigre à l’horizon. Cette cavité noire se trouve à un peu plus d’une centaine de mètres de notre position à vol d’oiseau, mais ce n’est qu’une des nombreuses entrées qui conduisent à la tanière. Chaque vallée du Qara-Chokh, une cordillère d’à peine 800 mètres d’altitude, mais s’étendant sur 65 kilomètres de long, compte en moyenne 25 cavités karstiques. Il y en a des centaines. Certaines peuvent abriter 200 personnes.
L’avant-poste kurde du Qara-Chokh est une boîte de ciment armé fouettée par le vent et construite autour d’un pylône destiné aux communications radio. Elle est entourée d’un mur de sacs de sable et protégée par 20 hommes. Pour y accéder depuis Erbil, nous empruntons la route en direction de Makhmur et passons trois postes de contrôle. Plus le front se rapproche, plus le trafic se raréfie. Nous sommes maintenant les seuls à suivre le pick-up blanc du colonel Srud. Nous traversons une immense cimenterie encerclée de fil barbelé appartenant à une société coréenne et devons ensuite emprunter 21 virages particulièrement serrés, laissant derrière nous la plaine du gouvernorat d’Erbil et quelques puits de pétrole. Nous sommes accueillis par Frhad, un peshmerga souriant vêtu d’une grosse veste de camouflage. Kalachnikov à l’épaule et cigarette entre les doigts, il a déjà été marié neuf fois.
En juillet, les peshmergas sont descendus le long du versant et ont fait exploser une carrière. Ce qu’ils ont découvert durant les fouilles qui ont suivi les a laissés sans voix: à l’aide d’un marteau piqueur, les djihadistes avaient creusé un tunnel souterrain de deux kilomètres de long. Ils l’avaient conçu non pas de manière rectiligne, mais en zigzag, suivant une technique militaire utilisée par les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale pour se protéger des assauts et limiter les dégâts occasionnés par les bombardements. Dans cet antre, ils ont trouvé des tapis, un tas de boîtes de viande et de riz, des écorces de pastèque et de l’eau de pluie, jaillissant des murs comme d’une fontaine à eau. L’endroit était humide, mais pas froid. Tout leur est soudainement apparu évident: ils avaient enfin une réponse à leur question.
S’ils parviennent à survivre là-dessous, c’est grâce à l’eau potable qui abonde naturellement dans cette zone. L’été, ils utilisent les veines d’eau de source comme réfrigérateur, pour refroidir les pastèques et conserver les boîtes de nourriture. En octobre, les avions de la coalition internationale, aujourd’hui immobilisés suite au tir de missiles iraniens, en avaient bombardé une où s’abreuvaient les miliciens, et les chèvres des bergers. Les Irakiens ont essayé de les empoisonner avec du cyanure. En vain.
Le colonel Srud, 48 ans, cinq enfants et l’insigne du Command Forces 80 cousu sur sa tenue de camouflage, a vite fait de résumer le pétrin dans lequel ils se trouvent.«De ce côté-ci du front, il y a nous, les peshmergas. Là-bas, à une dizaine de kilomètres, les soldats de l’armée irakienne contrôlent trois villages kurdes. Et au milieu, il y a l’EI. Qui est en train de se réorganiser.»Il y a quelque temps, un chasseur de truffes blanches s’est aventuré dans cette zone: on l’a retrouvé la tête tranchée et posée à côté de son cadavre juste parce que son téléphone portable contenait des photos d’un ami peshmerga. En décembre, cinq soldats irakiens ont été victimes d’une explosion sur le sentier qui relie les trois villages d’Ali Rash, Bardashi et Kalata Soran. Les irréductibles de l’EI sont des ombres, mais croiser leur route peut s’avérer fatal.
Nous sommes sur un territoire n’appartenant à personne, celle que les analystes militaires qualifient de «zone tampon» entre le Kurdistan et le reste de l’Irak, toujours revendiquée par les deux camps: une faille, d’une largeur d’à peine deux kilomètres à certains endroits, qui s’est ouverte dans le désert en octobre 2017, après la violente avancée ordonnée par le gouvernement de Bagdad en réaction au référendum kurde sur l’autonomie. Pour le Califat, qui a fui Mossoul et les autres bastions de l’EI, c’est le refuge idéal. Zanyari, l’agence de renseignement kurde, estime à 5000 le nombre de terroristes qui peuplent la «zone tampon», mais il faut ajouter à ce chiffre les cellules cachées dans les périphéries urbaines.
Le Commandement central d’Erbil a divisé l’ensemble de la ligne de front en huit secteurs. Le sixième, confié au général Sirwan Barzani, est le plus chaud de tous. Il y a encore quelques jours, l’avant-poste du mont Qara-Chokh a été mitraillé par des snipers. Il se situe à un emplacement stratégique. De là, les peshmergas, équipés de viseurs infrarouges et de drones, voient les miliciens s’approvisionner en eau aux trois sources naturelles de la vallée, tout comme ils les voient franchir les lignes irakiennes avec leurs motos silencieuses afin de rejoindre les villages arabes sunnites où les attend souvent un soutien.
Nous rencontrons le général Sirwan Barzani au Camp des Tigres Noirs, le quartier général du sixième secteur. «Rien qu’en 2019, nous avons subi 400 attaques des combattants de l’EI», commence-t-il alors qu’il prend place à côté de ses officiers. Il utilise un pointeur laser pour éclairer une petite carte en noir et blanc appuyée contre le mur opposé. «En 2017, c’est nous qui contrôlions toute la chaîne du Qara-Chokh. Il n’y avait aucune trace de l’EI. Cependant, quand nous avons vu approcher les chars armés irakiens, nous avons reculé notre ligne. Je suis en train de déployer 14.500 peshmergas, mais ce n’est pas facile de les faire sortir de leurs grottes. Nous les avons bombardés, mais ils sont trop nombreux. Les attaquer par voie terrestre? Impossible. Je perdrais trop d’hommes.»
Le risque que court l’Irak, et avec lui l’ensemble du Moyen-Orient, est de voir renaître l’État islamique sur les flancs de ces montagnes. «Les combattants étrangers arrivant de Syrie doivent constituer un signal d’alarme pour tous, la mission de la Coalition est fondamentale et doit se poursuivre», scande le général.