Quelle est l’origine du Covid-19 ? Est-il produit par la nature, le périple des chauves-souris des cavernes de Yunnan au marché d’animaux vivants à Wuhan ? Ou plutôt par des hommes atteints du « syndrome de Faust » qui, depuis le laboratoire P4 de Wuhan, auraient lâché leur progéniture dans la nature, accidentellement ou à dessein ? Seul un fait est sûr : aucune des deux hypothèses sur l’origine du Covid-19 ne peut être exclue. Mais alors, pourquoi le discours dominant chez les scientifiques et dans les médias en Occident a-t-il, pendant de longs mois, favorisé l’hypothèse de l’origine naturelle et rejeté comme complotistes toutes les théories évoquant une origine en laboratoire ? Comme le dit le chercheur Étienne Decroly, préfaçant l’excellente enquête de Brice Perrier, la question de l’origine est « essentielle pour l’avenir de l’humanité si l’on désire limiter le retour des risques pandémiques dans les prochaines années » [1].
Manœuvres chinoises et “diplomatie du masque”
Quand, en janvier 2020, les nouvelles concernant le virus qui allait s’appeler le SARS-CoV-2 ont commencé à fuiter en provenance de Chine, plusieurs pays l’ont immédiatement accusée de dissimuler la vérité sur ce qui se produisait sur son sol. Non sans raison, l’État chinois étant connu pour sa maîtrise de l’information. La méfiance s’est aggravée lorsque celui-ci a réduit au silence lanceurs d’alertes et journalistes tout en censurant les publications académiques sur les coronavirus. Et plus encore quand Pékin a cru voir dans la pandémie une opportunité pour étendre son influence internationale à travers ce qui a été baptisé « la diplomatie du masque ». Cette manœuvre visant à présenter le pays comme une superpuissance bienfaitrice envers les autres nations en difficulté a tourné court quand elle s’est accompagnée d’une tentative d’interdire aux bénéficiaires de ces prétendues bontés toute critique de la Chine pour ce qui concerne le Covid-19. Cette politique a conforté ceux qui accusaient l’OMS d’être à la botte de la Chine, poussant le président Trump à annoncer, en juillet 2020, le retrait de son pays de cette organisation.
Le premier récit officiel chinois évoque une pandémie née au marché d’animaux vivants de Wuhan. Seulement, coïncidence fâcheuse, c’est aussi dans cette ville que sont situés l’Institut de virologie (le fameux P4, construit par la France) et le Centre de prévention et de contrôle des maladies. Pour faire diversion, Pékin change de version : à partir de mars 2020, l’origine du virus est « délocalisée » et des fonctionnaires chinois commencent à pointer l’Italie en déformant les propos d’un médecin italien, Giuseppe Remuzzi, puis ceux de Michael Ryan, directeur exécutif de l’OMS, et du chercheur allemand Alexander Kekulé.
Mais les Chinois n’ont pas craint de courir deux lièvres à la fois. En plus de la thèse italienne, deux porte-parole du ministère des Affaires étrangères suggèrent, toujours en mars 2020, que le virus a été créé artificiellement et répandu par l’armée américaine, proposition qui trouve un très large écho sur les médias sociaux chinois. En janvier 2021, une autre porte-parole, Hua Chunying, a même précisé que le virus aurait été développé au centre biomédical militaire américain de Fort Detrick.
Consensus médiatique
C’est donc la Chine qui a la première et très tôt abandonné officiellement l’hypothèse de l’origine pangoline au marché de Wuhan, ouvrant un champ très large à toutes les contre-hypothèses possibles. Pourtant, en Occident, un consensus médiatique, politique et scientifique continuait à soutenir l’hypothèse d’une origine animale.
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En 2002, un virus de chauve-souris, le SARS-CoV, s’était transmis à des civettes vendues sur les marchés, provoquant l’épidémie de SARS. En 2012, un virus similaire provenant également de la chauve-souris a provoqué une deuxième épidémie connue sous le nom de MERS. Quand le séquençage du génome du Covid-19 a montré qu’il appartenait à la même famille, il était naturel de supposer qu’il avait lui aussi une origine animale.
En même temps, un certain nombre de chercheurs occidentaux ont rapidement exclu la possibilité d’une origine en laboratoire (que le virus soit fabriqué ou pas, échappé ou diffusé sciemment). Le 19 février 2020, 27 chercheurs publient une déclaration solennelle dans The Lancet, pour « condamner fermement les théories du complot suggérant que le Covid-19 n’a pas d’origine naturelle » [2] . Sous prétexte de solidarité avec leurs collègues chinois, en première ligne dans la lutte contre la maladie, ils proclament que la communauté scientifique « conclut à une écrasante majorité que ce coronavirus est originaire de la faune » . Abandonnant toute prudence scientifique, ils dénoncent le complotisme de l’hypothèse de l’origine artificielle, fermant la porte à toute nouvelle donnée allant dans ce sens.
Il s’est avéré plus tard que cette lettre avait été rédigée par Peter Daszak, président de l’EcoHealth Alliance de New York, une organisation à but non lucratif qui avait financé la recherche sur les coronavirus à l’Institut de virologie de Wuhan. Si jamais l’institut était coupable, Daszak le serait aussi par association. Ce conflit d’intérêts n’a pas été porté à la connaissance des lecteurs du Lancet . Au contraire, la lettre concluait : « Nous n’avons aucun conflit d’intérêts à déclarer. »
Des membres de l’équipe d’enquête de l’OMS, parmi lesquels Peter Daszak, arrivent à l’institut de virologie de Wuhan en Chine, 3 février 2021 © Hector RETAMAL/AFP
Une seconde déclaration collective est publiée le 17 mars dans Nature Medicine par une équipe de cinq chercheurs. « Nos analyses, constatent-ils, montrent clairement que le SARS-CoV-2 n’est pas une construction de laboratoire ou un virus délibérément manipulé. » À l’appui de cette certitude, les auteurs affirment que le génome du coronavirus ne présenterait aucun signe d’intervention humaine. La difficulté scientifique ici consiste à prouver que quelque chose n’existe pas. Comment exclure une manipulation du virus par une technique que ces auteurs et ses collègues n’ont pas considérée ? Or, justement, ce genre de techniques existe (les approches seamless ).
Le marché désinfecté dès janvier 2020
Lorsque l’équipe de l’OMS arrive enfin en Chine le 14 janvier 2021 pour enquêter sur l’origine du virus, le même Peter Daszak est de la partie. Les conclusions de cette enquête, dont même le président de l’OMS n’est pas satisfait, sont étonnantes : l’origine la plus probable est la transmission de la chauve-souris à l’homme par un animal intermédiaire ; un accident de labo est encore moins probable qu’une transmission par la chaîne alimentaire, rarement évoquée par les scientifiques.
Pourtant, l’animal intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme – l’hypothétique pangolin – n’a pas été identifié à ce jour. Or, cette étape est nécessaire pour étayer l’hypothèse de l’origine naturelle, car le virus porté par les chauves-souris n’est proche du SARS-CoV-2 qu’à 96 % et donc doit passer par un animal intermédiaire pour subir les mutations nécessaires à la transmission à l’homme. Sur place toutes les preuves ont disparu, car le 1er janvier 2020, les autorités locales ont vidé et désinfecté le marché sans prélever le moindre échantillon.
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Si l’hypothèse (car c’est toujours une hypothèse !) de l’origine naturelle a bénéficié depuis le début d’excellents porte-parole, les défenseurs les plus médiatisés de l’hypothèse de l’origine en laboratoire n’inspiraient pas grande confiance. En tête, le Français Luc Montagnier, prix Nobel de médecine en 2008, devenu depuis un paria de la communauté scientifique pour ses positions complotistes, notamment antivaccins. Et puis un certain Donald Trump.
Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas Trump qui lance l’hypothèse de l’origine artificielle contre la Chine, mais un certain Tom Cotton, sénateur républicain de l’Arkansas. Le 16 février 2020, sur Fox News, il accuse les Chinois d’avoir fabriqué le Covid-19 comme arme biologique. Cotton est immédiatement taxé de complotiste, sapant de fait la crédibilité de toute la famille des « hypothèses du labo » – comme la fabrication d’un virus à des fins scientifiques ou un accident lié à un échantillon contenant le virus collecté dans la nature –, celles-ci étant désormais assimilées dans les médias à un acte de guerre délibéré – très invraisemblable.
L’affaire prend un autre tournant le 14 avril 2020, quand Josh Rogin, du Washington Post, publie les « dépêches de Wuhan » envoyées à Washington par des spécialistes de la santé attachés à l’ambassade américaine à Pékin, donnant plus de plausibilité à l’hypothèse du labo[3] . Ces spécialistes ne parlent pas en l’air. En effet, fin 2017, ils ont été invités par les Chinois à une présentation de leurs recherches sur les coronavirus de chauve-souris à l’Institut de virologie de Wuhan, recherches que les États-Unis avaient subventionnées afin de prévenir une future pandémie coronavirale. Les chercheurs chinois, dont l’éminente Shi Zhengli, surnommée « Bat Woman », révèlent avoir trouvé chez les chauves-souris des cavernes du Yunnan trois nouvelles souches de SARS-CoV apparentées au virus du SARS et compatibles avec l’homme, souches qu’ils détiennent maintenant dans le labo de Wuhan. Ils demandent de l’aide, car cet institut n’a le statut de sécurité P4 que depuis cette année-là et il manque de techniciens ayant une formation adaptée. D’ailleurs, après des visites au labo, les Américains soupçonnent leurs collègues chinois d’utiliser une méthode qui accélère les cycles naturels de l’évolution d’un virus, en le rendant plus mortifère ou plus facilement transmissible à l’homme, afin de mieux étudier ses propriétés. Or, trois ans auparavant le gouvernement d’Obama avait décrété un moratoire général sur de telles expériences… Les visiteurs américains, inquiets de ce qu’ils découvrent, alertent leur hiérarchie.
Trump charge Pékin et n’est pas pris au sérieux, Biden plus respectable
Leurs dépêches permettent de mieux comprendre d’autres éléments troublants. Le 15 février 2020, une équipe chinoise a publié dans The Lancet (ô ironie !) une étude montrant que beaucoup de cas précoces de Covid-19 n’avaient rien à voir avec le marché de Wuhan, suggérant que celui-ci n’était pas le point de départ. Un autre article publié le même mois dans Nature par Shi « Bat Woman » Zhengli, révèle que son labo détient dans ses bases de données non le virus du Covid-19, mais un autre, le RaTG13, qui forme avec le Covid-19 une lignée à part dans la famille des coronavirus. Le RaTG13 a été découvert en 2013 dans une mine du Yunnan quand quelques mineurs ont succombé à une maladie dont les symptômes ressemblent à ceux du Covid-19. À l’époque, Shi attribue l’infection à un champignon, non à des chauves-souris.
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Un autre indice émerge en juillet 2020. Une étude publiée par des chercheurs à Pékin, dont certains appartenant à l’Académie militaire de science médicale, parle d’expériences conduites sur le Covid-19 avec des souris génétiquement modifiées pour interagir avec le virus comme l’organisme humain, impliquant la possibilité que de telles expériences aient déjà été en cours avant la pandémie.
Malgré le fait que suffisamment d’indices étaient publics pour étayer la plausibilité de l’hypothèse du labo, le climat de l’été préélectoral de 2020 n’était pas propice à un débat apaisé sur l’origine du Covid-19. Puisque Donald Trump, cherchant à rendre les Chinois responsables de ses propres difficultés à gérer la pandémie, « chargeait » Pékin – souvent de manière outrancière –, il devenait impossible de prendre au sérieux les thèses qu’il défendait.
Ce n’est qu’à l’arrivée au pouvoir de Biden, en janvier 2021, que l’hypothèse artificielle devient enfin « respectable ». Comme le dit le chercheur Bret Weinstein : « Ce n’est que maintenant, au bout d’un an, que l’on arrive à en parler tout haut sans être stigmatisé. » En février 2021, la Maison-Blanche exprime son insatisfaction vis-à-vis de l’enquête de l’OMS. Le 26 mai, Biden demande à ses différents services de renseignement de chercher l’origine de la pandémie, en considérant l’hypothèse du labo, et leur mande un rapport dans les quatre-vingt-dix jours. Le 23 mai, le Wall Street Journal révèle que, selon un rapport confidentiel du gouvernement, trois chercheurs du laboratoire de Wuhan sont tombés malades et présentaient des symptômes compatibles avec ceux du Covid-19 dès novembre 2019, soit avant le premier cas identifié officiellement.
En attendant que la question soit définitivement tranchée, on peut déjà conclure que, au cours de cette histoire, les scientifiques et les journalistes ont perdu en crédibilité, au moment où nous avions le plus besoin à la fois de faits certains et d’ouverture d’esprit.
[1] Brice Perrier, SARS-COV-2. Aux origines du mal , Belin, 2021.
[2] « Statement in support of the scientists, public health professionals, and medical professionals of China combatting COVID-19 », The Lancet, 19 février 2020.
[3] Josh Rogin, Chaos under Heaven : Trump, Xi and the Battle for the 21st Century, Houghton Mifflin, 2021. Voir aussi Brice Perrier, SARS-COV-2. Aux origines du mal (Belin, 2021).