À Sharya
Le camp de Sharya, dans la région kurde d’Irak, est un refuge pour des milliers de yazidis qui ont fui la guerre. Un panneau affiché à l’entrée du site résume à lui seul la tragédie qui a frappé les femmes de cette communauté: «Nombre d’individus: 13.599. Veuves: 268. Survivantes: 52.»
Agenouillée dans la pénombre de son abri de fortune, Layla (un pseudonyme) étale devant elle des dizaines de documents qui attestent des traumatismes subis. «Regardez», dit-elle en agrippant une farde de laquelle elle extirpe une évaluation psychologique. «Cas connu de stress post-traumatique avec trouble dépressif majeur», indique le rapport.«Nous ne recevons pas assez de soutien», se désole cette mère de 34 ans, enlevée par le groupe État islamique (EI) en août 2014. «Beaucoup de jeunes femmes souffrent de problèmes mentaux et certaines se suicident.»
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Layla fait partie de ces centaines de survivantes qui ont échappé aux griffes du «califat» déchu pour finalement se retrouver coincées dans des camps pour déplacés, incapables de reconstruire les vies qui leur ont été si vicieusement dérobées. «De temps en temps, nous entendons parler de suicides et de tentatives de suicide. Il y a de plus en plus de cas depuis janvier», confirme Muhammad Mahmud, un médecin kurde qui travaille dans le nord de l’Irak avec d’anciennes captives de l’EI.
Communauté ancestrale qui puise une partie de ses croyances dans les religions préislamiques de la Perse antique, les yazidis considèrent Tawusi Melek, «l’ange-paon», comme une figure centrale de leur culte. Mais les djihadistes voient en lui un équivalent de Satan. Perçus comme des «adorateurs du diable» et des idolâtres, les yazidis du mont Sinjar, principal foyer de cette minorité ethnoreligieuse en Irak, furent décimés par l’EI à partir du 3 août 2014. Les jeunes garçons furent alors enrôlés dans des camps d’entraînement, les hommes exécutés puis jetés dans des charniers, tandis que 6000 femmes et jeunes filles furent enlevées pour être vendues sur des marchés aux esclaves.
Sinjar doit être reconstruit et sécurisé. Les gens ne peuvent pas rentrer chez eux s’ils n’ont pas de maison. Et la sécurité est essentielle pour permettre leur retour
Ali Alyas, le chef spirituel des yazidis.
Le 1er mars 2021, le Parlement irakien votait une loi historique reconnaissant pour la première fois le caractère génocidaire de ces attaques. Surtout, le texte souligne les crimes contre l’humanité dont les femmes en particulier ont été les victimes, prévoyant notamment l’indemnisation et la réhabilitation des survivantes. Cette initiative a été largement applaudie, mais des questions subsistent quant à la rapidité de son application alors que la communauté continue de faire face à des besoins pressants et que des centaines de femmes sont toujours portées disparues.
«Je pense que la loi survivantes yazidies est un bon premier pas vers la reconnaissance des horribles violences sexuelles subies par tant de femmes yazidies et de la responsabilité de l’État d’aider ces femmes à se reconstruire. La partie la plus délicate est de s’assurer que la loi est réellement appliquée et qu’elle apporte un soutien tangible et durable aux survivantes», estime l’activiste Abid Shamdeen, qui a cofondé l’ONG Nadia’s Initiative avec la lauréate du prix Nobel de la paix Nadia Murad. «Nous savons qu’il existe de nombreux défis en termes de mise en œuvre. Par exemple, le budget irakien pour 2021 ne prévoit aucune disposition pour la loi sur les survivantes, déplore-t-il. J’anticipe donc qu’il faudra un certain temps avant que cette loi soit opérationnelle.»
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Sept ans après le début du génocide, beaucoup reste à faire pour panser les plaies de la guerre. Au-delà des survivantes, c’est la communauté dans son ensemble qui peine à se relever. Le mont Sinjar avait une population estimée à 400.000 personnes avant 2014. Aujourd’hui, environ 180.000 résidents sont toujours déplacés, principalement dans une vingtaine de camps dispersés à travers le nord de l’Irak. La multiplication de groupes armés qui ont comblé le vide laissé par la chute de Daech, le manque de services publics et l’absence de reconstruction des villes et villages sont autant d’obstacles au retour volontaire des familles exilées.
«La première mesure à prendre est de permettre aux personnes se trouvant dans les camps de rentrer chez elles. Et pour ce faire, Sinjar doit être reconstruit et sécurisé. Les gens ne peuvent pas rentrer chez eux s’ils n’ont pas de maison. Et la sécurité est essentielle pour permettre leur retour», insiste Ali Alyas, le chef spirituel des yazidis, connu sous le nom de «Baba Sheikh». Il se félicite de l’adoption de la loi en faveur des rescapées, mais craint lui aussi une avancée purement symbolique qui ne serait pas suivie d’actions concrètes.
«Cette loi doit être mise en vigueur dès que possible», martèle le guide religieux, le visage couvert d’un turban blanc et d’une barbe noir de jais. «Les survivantes ont besoin d’un soutien financier et psychologique. Elles ont besoin d’un emploi, d’une maison, de la possibilité de trouver un mari et d’être réintégrées dans la société», énumère-t-il alors que la lumière rasante du coucher du soleil illumine sa modeste maison d’un halo orangé.
Après avoir été torturée, vendue comme esclave et violée, j’ai contacté ma famille pour pouvoir revenir avec mes enfants. Mais ils ont refusé, disant que les yazidis n’accepteraient jamais et qu’ils nous tueraient si je les emmenais avec moi.
Jihane (un pseudonyme), maman de deux enfants nés de viols.
Il existe toutefois un sous-groupe de survivantes que «Baba Sheikh» dit ne pas pouvoir aider: celles qui sont revenues de leur captivité avec des enfants nés de viol. Seuls les enfants nés de deux parents yazidis peuvent être considérés comme appartenant à la communauté. Ceux qui ont du «sang de Daech» dans les veines, dont le nombre est estimé à quelques centaines, sont des parias. Certaines survivantes sont donc confrontées à un choix cornélien: abandonner leurs enfants nés de viols ou être bannis à jamais de leur propre communauté.
«Nous n’avons pas d’avenir. Après avoir été torturée, vendue comme esclave et violée, j’ai contacté ma famille pour pouvoir revenir avec mes enfants. Mais ils ont refusé, disant que les yazidis n’accepteraient jamais et qu’ils nous tueraient si je les emmenais avec moi», raconte Jihane (un pseudonyme) en enchaînant les cigarettes. Libérés du joug de l’État islamique mais prisonniers des tabous de leur société conservatrice, Jihane, sa fille et son fils vivent désormais dans un foyer d’accueil géré par les forces kurdes dans le nord-est de la Syrie. La maison de plain-pied aux murs rose délavé est un refuge et une impasse: ils sont enfin en sécurité mais ne peuvent pas partir.
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Traditionnellement, le yézidisme excommunie les femmes qui se marient en dehors de la communauté. Celles qui ont été enlevées par l’EI n’auraient jamais pu rentrer chez elles si le précédent «Baba Sheikh», décédé en octobre 2020, n’avait pas exceptionnellement levé cette loi pour permettre le retour des survivantes. Mais accepter leurs enfants nés de viols est un pas que le Conseil spirituel n’est pas prêt à franchir.
Même si elle est appliquée avec succès, la nouvelle loi ne pourra pas faire grand-chose pour les survivantes qui ont donné naissance à des enfants pendant leur captivité. Humanitaires et responsables locaux interrogés par Le Figaro estiment que la meilleure solution pour ces familles serait de les réinstaller en Occident, loin de toute stigmatisation. C’est aussi ce que souhaite Jihane. «Je ne veux pas que mes enfants vivent en Syrie ou en Irak, car la société ne les acceptera jamais, prévient-elle en couvant sa fille et son fils du regard. Je veux donc qu’ils grandissent en Europe, où il y a des écoles pour les instruire, des maisons où vivre, et où ils peuvent tout simplement avoir un avenir.»