Depuis la fatwa lancée en 1989 contre l’écrivain britannique Salman Rushdie, le blasphème (dico) est remis en cause en Occident par des extrémistes musulmans. Sa dénonciation a pris de l’ampleur avec la publication des caricatures de Mahomet au Danemark, l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris en 2015 et l’« affaire Mila », du nom d’une adolescente lyonnaise persécutée pour avoir laissé échapper en 2019 quelques considérations malveillantes sur l’islam sur sa page facebook. Retour en fanfare de l’intolérance…
André Larané, avec la contribution de Mariam Magarditchian
Un Dieu unique plus sacré que les divinités de l’Olympe
Le mot « blasphème » vient du grec blasphemia qui signifie : « parole qui blesse ». Dans les cités grecques de l’Antiquité, où aucun texte sacré ne fait office de dogme, le terme est synonyme de parjure ou de malédiction provenant d’une irrégularité observée durant un rite. Mais il peut désigner aussi bien une injure profane qu’une parole inconvenante adressée à une divinité. Le blasphème n’est pas pour autant sanctionné. Dès le VIe siècle, le Panthéon est tourné en dérision dans les représentations artistiques, sur des vases et des fresques. Même le grand législateur Solon ne se prive pas de dire qu’Homère et Hésiode « racontent bien des mensonges ».
Il en va autrement toutefois dans le judaïsme, qui promeut la foi en un Dieu unique, en opposition à tous les polythéismes. Le blasphème est réprouvé par le second commandement du Deutéronome, cinquième livre de l’Ancien Testament : « Tu ne prononceras pas à tort le nom de YHWH ton Dieu, car YHWH ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom à tort » (Dt 5 ; 11). La preuve est apportée par le Lévitique, deuxième livre de la Bible, à propos du fils d’une Israélite et d’un Égyptien qui aurait insulté le Nom du Seigneur :
« Alors le Seigneur adressa la parole à Moïse : “Fais sortir du camp celui qui a insulté ; que tous ceux qui l’ont entendu imposent leurs mains sa tête, et que toute la communauté le lapide. Et tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Si un homme insulte son Dieu, il doit porter le poids de son péché ; ainsi celui qui blasphème le nom du Seigneur sera mis à mort : toute la communauté le lapidera ; émigré ou indigène, il sera mis à mort pour avoir blasphémé le Nom” » (Lv 24 ; 13-15).
Mais c’est dans le Nouveau Testament que se lit le blasphème le plus mémorable de l’aventure humaine, quand Jésus est arrêté et comparaît devant le Sanhédrin, le grand conseil juif qui siège au Temple de Jérusalem, sous la présidence du Grand Prêtre Caïphe :
« Le Grand Prêtre lui dit : “Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es, toi, le Messie, le Fils de Dieu.” Jésus lui répondit : “Tu le dis. Seulement, je vous le déclare, désormais vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel.” Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements et dit : “Il a blasphémé. Qu’avons-nous encore besoin de témoins ! Vous venez d’entendre le blasphème. Quel est votre avis ?” Ils répondirent : “Il mérite la mort” » (Matthieu 66 ; 63-66)… Cette vindicte vient de ce qu’aux yeux des prêtres et des scribes, le Christ a semblé contesté la foi en un Dieu unique, fondement du judaïsme sans lequel il n’y aurait pas de peuple juif.
Le graffiti d’Alexamenos
Dans l’empire romain multireligieux des premiers siècles, les chrétiens doivent supporter sans broncher les insultes de leurs adversaires. La croix, associée au supplice infamant de la crucifixion, est alors utilisée pour déprécier la nouvelle religion comme le montre le graffiti d’Alexamenos ou « graffiti du blasphème »découvert en 1856 à Rome. Datant du IIIe siècle, il représente un certain Alexamenos, saluant un Christ en croix, à tête d’âne, accompagné de cette légende railleuse : « Alexamenos rendant un culte à son Dieu. » L’onôlatrie (l’adoration des ânes) était une moquerie courante des Romains à l’égard des chrétiens et des juifs.
Du péché moral au crime juridique
Le délit de blasphème prend tout son sens avec l’apparition du christianisme et les notions de « parole divine » et de « vérité révélée ». Il trouve son fondement dans le Notre Père (« Que ton Nom soit sanctifié »). On rencontre les premières dispositions législatives contre le blasphème dès le VIe siècle, dans le code Justinien. Elles condamnent les blasphémateurs au « dernier supplice », c’est-à-dire la peine capitale. Mais cette prescription ne sera pour ainsi jamais appliquée avant la fin du Moyen Âge, mille ans plus tard.
À l’instar de saint Augustin, la plupart des théologiens distinguent le « blasphème qualifié ou hérétique »du « blasphème simple » inspiré par une fureur passagère ou prononcé sous la contrainte. De fait, jusqu’au XVe siècle, les exemples de punition demeurent rares et limités (sauf dans le cas d’hérésie avérée). Preuve de cette relative indulgence : les pénitentiels médiévaux traitent peu du péché de blasphème. Le plus fameux, le Medicus de Burchard de Worms, peu après l’An Mil, recommande seulement 7 à 25 jours de jeûne au blasphémateur !
Le blasphème est toléré quand il vise la critique sociale et même encouragé lorsqu’il est adressé au Diable ! Dans les satires médiévales comme dans les peintures, sculptures et gargouilles qui décorent les églises, on n’hésite pas à brocarder la messe, les offices religieux, les clercs, les moines, voire les évêques. À tel point que de nombreux moralistes déplorent l’omniprésence du blasphème dans la vie quotidienne, un phénomène qui se retrouvera bien plus tard… au Québec.
Le « sacre » québécois
À la différence de leurs cousins français, les habitants de la Nouvelle-France ont cultivé outre-Atlantique l’habitude de jurer. C’est au point qu’aujourd’hui encore, les touristes québécois au Mexique sont surnommés los tabarnacos », déformation de « Tabernacle ! ». Ces jurons, aussi appelés « sacres », visent en premier lieu Dieu (maudit Dieu !, nom de Dieu !, Sacré nom de Dieu !, baptême !, Vierge noire !, sacré Dieu noir !). Dans la seconde moitié du XIXe siècle se sont diffusés aussi les fameux jurons concernant les objets liturgiques et le Christ (Christ !, hostie !, tabernacle !, Ciboire !, Calice !, Calvaire !) dont la fréquence, comme au Moyen Âge, atténue considérablement le caractère blasphématoire. Dans un tribunal, un témoin déclare ainsi à propos d’un prévenu : « Je ne l’ai pas entendu sacrer, excepté qu’il a dit : Tordieu, lâchez-moi. »
Au XIIIe siècle, la chrétienté médiévale à son apogée se voit confrontée à une hérésie, le catharisme, et à différentes offensives païennes ou musulmanes, dans les régions baltes, au sud des Pyrénées et en Orient. Elle tend alors à se raidir. Saint Thomas d’Aquin éprouve le besoin d’analyser le blasphème dans sa Somme théologique. Sans en exagérer la gravité, il distingue le « blasphème de coeur », péché véniel, du « blasphème de bouche » qui vise à offenser Dieu. Et il introduit parmi les « péchés de langue » une distinction appelée à faire date entre l’injure, la diffamation, la médisance, la moquerie, la malédiction etc. Ces termes vont beaucoup plus tard être repris par les législateurs républicains dans le droit de la presse, ainsi que le note l’historien Jacques de Saint Victor.
En France, le premier roi à légiférer sur le blasphème est Louis IX (Saint Louis). D’une part parce qu’il veut renforcer l’autorité de l’État et donc mieux surveiller les moeurs de ses sujets, d’autre part parce qu’au moment où les États francs de Palestine succombent sous les assauts musulmans et où lui-même s’apprête à partir en croisade, il veut se concilier les faveurs du ciel en sanctionnant les blasphémateurs mais aussi les juifs. Sa grande ordonnance de 1254 sur la « réforme de l’administration et la police du royaume » exige ainsi « que soient brûlés aussi bien le Talmud que les autres livres où l’on trouve des blasphèmes ».
En 1263, de retour de Terre sainte, Louis IX menace les blasphémateurs récidivistes de mutilations (lèvres percées, langue tranchée). Le chroniqueur Guillaume de Nangis rapporte ainsi dans sa Vie de Saint Louis le châtiment d’un Parisien qui « jura vilainement contre le nom de Notre Seigneur et dit grand blasphème. Pour cela, le bon roi Louis, qui était très droiturier, le fit prendre et le fit marquer d’un fer rouge sur les lèvres, pour qu’il eût mémoire de son péché et que les autres hésitent à jurer vilainement de leur créateur ».
Le pape Clément IV tempère toutefois le zèle du saint roi et le convainc de s’en tenir à des peines modérées, comme d’expulser le coupable de la messe durant 7 dimanches : le blasphémateur doit demeurer debout à la porte de l’église, sans manteau, pieds nus et une courroie liée autour du cou ; durant la dernière semaine de pénitence, le jeûne au pain sec et à l’eau est prescrit. Si le blasphémateur refuse de se plier à cette pénitence, il encourt l’excommunication. Saint Louis obéit au pape. Les châtiments corporels seront progressivement restaurés par ses successeurs mais pour ainsi dire jamais appliqués.
L’absolutisme et la répression du blasphème
À partir du XVe siècle et de la Renaissance, en Europe, l’affirmation de la monarchie absolue (dico) et les dissensions religieuses vont transformer le blasphème et l’insulte envers Dieu et la religion en crime politique et « crime de lèse-majesté ».
La modernité, qui naît de la crise de l’Église et de l’affirmation des États nationaux, fait du blasphème l’affaire du Prince et le signe de l’hérésie. Pour des raisons similaires, montée des peurs, crainte des déviances de tous ordres, renforcement de l’autorité de l’État, on en vient aussi à la même époque, en ces temps que l’on dit « modernes », à réprimer l’homosexualité et surtout la sorcellerie !
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la France connaît plusieurs dizaines de lois anti-blasphématoires, conséquence de la Réforme luthérienne mais aussi du développement d’une civilisation des mœurs – donc du langage ! On adoucit les jurons et « Par Dieu » devient un banal « Parbleu » ou « Pardi ». À l’instigation de son confesseur le père Coton, le roi Henri IV renonce à ses « Jarnidieu ! » pour d’innocents « Jarnicoton ! » (« Je renie Coton ! »).
La première ordonnance royale sur les blasphèmes est lancée par Louis XII en 1510, afin de rendre hommage à Dieu de ses conquêtes italiennes. Elle rétablit des mutilations (lèvres, langue) à partir de la sixième récidive. Parallèlement, les tribunaux ecclésiastiques se voient peu à peu retirer leur pouvoir de jugement. L’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) prévoit deux catégories de crimes : les blasphèmes simples, commis par ignorance ou erreur, restent du ressort de l’Église ; mais ceux qui s’accompagnent d’un scandale public, d’une hérésie ou d’une sédition, qualifiés de sont interprétés comme une offense faite au souverain et relèvent de l’État.
Voilà ce qu’écrit l’illustre Bossuet, évêque de Meaux et précepteur du Grand Dauphin, fils de Louis XIV : « Dieu établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur les peuples. Les princes agissent comme ministre de Dieu et ses lieutenants sur la terre. C’est par eux qu’ il exerce son empire. Le trône royal n’est pas le trône d’un homme, mais le trône de Dieu même. » (Politique tirée de l’écriture sainte, 1678-1709).
À mesure que s’affirme la monarchie de droit divin, le blasphème se confond avec la critique du roi et de ses ministres. C’est ainsi qu’un certain Pierre Ruault, charcutier venu au marché de Bourg-la-Reine acheter un cochon, s’est vu arrêté pour injure et blasphème « à l’encontre de Dieu et de Monsieur Colbert, ministre d’État. »
D’autres ont plus de chance. C’est le cas de Molière qui, après la représentation de Tartuffeet Don Juan, sévères critiques de l’hypocrisie des dévots, échappe à la vindicte de ceux-ci, grâce il est vrai à la protection du roi en personne…
En Espagne, l’Inquisition conserve le droit de poursuivre le délit de blasphème et en fait un instrument de la lutte contre les hérétiques et notamment les Morisques et les « conversos », musulmans et juifs faussement convertis au catholicisme.
Les pays protestants ne sont pas en reste dans la guerre contre le blasphème, d’autant qu’ils ont fort à faire pour lutter contre la multiplication de sectes dissidentes.
L’Angleterre partage avec les autres monarchies l’obsession du blasphème. La guerre civile qui met aux prises les puritains et le souverain catholique donne naissance à des textes d’une grande précision doctrinale. En 1646, un prédicateur presbytérien de Londres décrit une situation où « blasphèmes, hérésies, étranges pratiques s’accroissent plus en une semaine ou en un mois que pendant un an auparavant. »
Dès la reprise en main du pays par l’armée de Cromwell, deux longues ordonnances du Parlement, destinés à poursuivre blasphémateurs et hérétiques, sont votées. Elles prévoient des peines allant jusqu’au bannissement et à la peine de mort. La lutte contre les convictions baptistes ou catholiques, les Quakers, Ranters et autres membres de la Cinquième Monarchie, fait de ces textes un véritable Credo de l’Église établie.
Si ce lourd arsenal répressif est assoupli avec la restauration de la monarchie, un nouveau Blasphemy Act est adopté en 1698, cette fois à l’encontre d’une nouvelle figure emblématique du blasphème : le sceptique ou l’athée, à savoir le libertin.
Blasphème et machination « papiste » (catholique)
En 1698, Susannah Fowles comparaît pour blasphème devant le tribunal de Old Bailey (Middlesex). Elle ne nie pas les témoignages à son encontre mais attribue ses comportements à une possession diabolique. Ainsi, par une inversion du malin, la jeune femme retourne le Pater Noster et déclare « fais-nous céder à la tentation ».
Très vite, des soupçons de simulation apparaissent. Ils se confirment lorsqu’un témoin fait mention de documents confiés à la jeune femme par un certain Jordan, catholique lui assurant une guérison prochaine par exorcisme. Le tribunal se convainc alors d’une machination destinée à démontrer l’incompétence de l’Église anglicane en la matière. Des menaces de coups conduisent l’accusée à avouer sa duperie. Pour sa défense, elle plaide la folie mais ne convainc pas la Cour qui la condamne à une amende. En outre, elle est exposée trois fois au pilori et mise sous tutelle morale durant douze mois.
Le blasphème sécularisé par les Lumières
Au siècle des Lumières, le doute s’installe. Dans une société encore profondément chrétienne mais en voie de sécularisation, le délit de blasphème apparaît comme un crime sans victime, autrement dit un crime « imaginaire ». Est-il pertinent de sanctionner un délit qui n’atteindrait que Dieu lui-même ? À cela, Montesquieu, philosophe et chrétien, répond de manière magistrale dans L’Esprit des Lois (1748) : « Le mal est venu de cette idée qu’il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais ».
Dans l’article « Blasphème » de l’Encyclopédie, il est simplement rappelé que l’on peut jurer « souvent même sans colère et sans malice » et que « les blasphèmes et jurements sont si ordinaires parmi certaines gens qu’on ne s’en aperçoit presque pas, et que quand même on s’en apercevrait, on ne s’avise guère de dénoncer les blasphémateurs à la justice. »
Malheureusement, les choses ne se passent pas aussi simplement. Le blasphème, toujours en théorie sanctionné par la peine de mort, devient une arme aux mains des plaideurs. Une dénonciation bien placée et hop, on se débarrasse de son adversaire !
C’est ce qui arrive par exemple en 1724, ainsi que le rapporte Jacques de Saint Victor : Claude l’Herbé, ivrogne et mari violent, est traîné au tribunal par ses voisins qui l’accusent de troubler le quartier. Comme le procès traîne en longueur, ils sortent le joker de leur manche : ledit l’Herbé serait un « blasphémateur exécrable ». La machine judiciaire s’emballe. L’Herbé lui-même commet l’erreur d’avouer que « quelques fois, dans le vin, il jure et renie Dieu ». Il aura la langue coupée et sera brûlé vif en place de Grève.
Mais l’affaire la plus mémorable de toutes est celle du chevalier de la Barre, un libertin de 19 ans accusé d’avoir avec ses amis, à Abbeville, lacéré un crucifix en bois, refusé de se découvrir devant la procession du Saint Sacrement et chanté des couplets licencieux.
Il est inculpé par un lieutenant criminel qui a un compte à régler avec sa famille et son procès survient au pire moment qui soit, quand les magistrats soupçonnés de sympathies jansénistes s’appliquent à faire des excès de zèle catholique et monarchiste et que le roi Louis XV, plus impopulaire que jamais, est aigri par la disparition de son fils et par le remords d’avoir fait écarteler Damiens, un illuminé qui avait tenté de le tuer. Le chevalier est donc condamné à mort et sa grâce est rejetée. Il est torturé et exécuté le 1er juillet 1766.
Après ce procès de trop qui révulse les esprits éclairés, personne ne sera mis à mort pour blasphème en France.
Dès qu’éclate la Révolution, les députés de la Constituante posent le principe de la liberté d’expression dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « Article X : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Enfin, le Code pénal adopté le 25 septembre 1791 abolit expressément un certain nombre de délits tenus pour « imaginaires » dont les crimes d’hérésie, de lèse-majesté et de blasphème. C’est une première en Europe et dans le monde. Dans plusieurs autres monarchies d’Europe occidentale, le délit de blasphème va demeurer en vigueur, quoique non appliqué, jusqu’à la fin du XXe siècle.
Les événements parisiens suscitent dans le reste de l’Europe une réaction politique et, par exemple, la principauté réformée de Neuchâtel, en Suisse, voit augmenter ses instructions pour blasphème. En 1794, un horloger est arrêté dans le canton pour avoir prononcé « des propos scandaleux contre la religion et l’ordre social ; voulant ramasser toutes les bibles et les testaments pour en faire un feu de joie et danser la Carmagnole autour. » Deux ans plus tard, on condamne un groupe de jeunes garçons qui s’en prennent à un crucifix et lui adressent des « Adieu Citoyen ».
En France même, après la Révolution et la chute de l’Empire, l’Église, peu soucieuse d’obtenir des condamnations pénales, va s’en tenir à une réprobation morale du blasphème.
Mais il va autrement des gouvernants qui rêvent d’un ordre moral assis sur l’alliance du Trône et de l’Autel, alliance qui au demeurant n’a jamais existé, la monarchie ayant toujours été rivale de l’Église depuis Philippe le Bel !
C’est ainsi que Charles X promulgue la loi du Sacrilège le 20 avril 1825 en vue de « re-christianiser la France » ! Elle condamne à mort toute personne qui aurait en public profané des hosties ou les vases les contenant ! C’est du jamais vu. La loi ne sera bien évidemment jamais appliquée et le successeur de Charles X l’abrogera sans attendre, le 11 octobre 1830.
De façon plus insidieuse, sous le règne de Louis XVIII, les ultra-royalistes réintroduisent le délit de blasphème dans une loi visant à simplement réprimer les délits de presse pour tout « outrage à la morale publique » en y ajoutant les mots « et religieuse » par un amendement voté au grand dam du garde des sceaux, le libéral comte de Serre.
La loi, adoptée le 17 mai 1819, ajoute ainsi à l’« outrage aux bonnes moeurs » du Code pénal napoléonien l’« outrage à la morale publique et religieuse ». Le comte Pierre Daru, que cite Jacques de Saint Victor, en voit tout de suite le danger : « On commencera par proscrire un livre licencieux et on finira par défendre[interdire] les Provinciales et par mutiler l’Esprit des lois »... C’est le même débat deux siècles après à propos de la cancel culture venue d’outre-Atlantique qui prétend traquer les relents racistes ou sexistes jusque dans les romans d’Agatha Christie.
Cette loi permettra un demi-siècle plus tard, sous le Second Empire, de traduire en jugement Flaubert et Baudelaire pour Madame Bovary et les Fleurs du Mal, ce qui fera au moins la célébrité du substitut du procureur Ernest Pinard, lequel déclare à propos de Madame Bovary : « L’incrimination porte sur deux délits […]. L’offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs […]. L’offense à la morale religieuse dans les images voluptueuses mêlées aux choses sacrées ».
Bien en cour, Flaubert est néanmoins relaxé le 8 février 1857. Baudelaire, quelques mois plus tard, aura moins de chance. Il sera condamné à une amende de 300 francs le 20 août 1857. En marge de nombreux anonymes, un peu plus tard, c’est encore Proudhon qui est condamné cette fois à trois ans de prison le 2 juin 1858 pour « offense à la morale religieuse » dans son ouvrage De la justice dans la Révolution et dans l’Église. La loi ne sanctionne pas seulement des écrits mais aussi des paroles malheureuses pour lesquelles des quidams sont envoyés en prison.
L’avènement de la république conservatrice de M. Thiers, en 1870-1871, ne change pas la donne. Il faut attendre le triomphe définitif des républicains « opportunistes » (Gambetta, Ferry…) pour que la loi de 1819 soit abrogée et remplacée par la célèbre loi du 29 juillet 1881 qui établit une complète liberté d’expression. La loi est combattue en vain par l’évêque et député d’Angers Mgr Freppel qui s’inquiète de ce que les mots peuvent provoquer des actes à leur image : « Le fait est l’expression de l’idée ».
Vers une résurgence du délit de blasphème ?
La loi du 29 juillet 1881 rapproche le droit français du droit anglo-saxon et notamment du droit étasunien qui repose sur le Ier amendement de la Constitution : « Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. ». Mais alors qu’aux États-Unis, la réprobation publique dissuade chacun d’abuser de leur liberté, rien de tel en France où les caricaturistes se déchaînent contre le pouvoir et plus encore contre l’Église. Ces attaques d’une rare violence s’apaisent toutefois après la Grande Guerre de 1914-1918, les tranchées ayant rapproché les hommes par-delà les différences de croyances.
Une brèche est ouverte cependant dans le droit français le 1er juillet 1972, sous la présidence de Georges Pompidou, avec l’adoption de la loi Pleven, du nom du garde des Sceaux René Pleven. Adoptée à l’unanimité, la loi valide l’argumentaire de Mgr Freppel (1881) en introduisant un nouveau délit de « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence » commise envers des individus « à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ! » La loi, qui plus est, autorise les associations communautaires à se porter partie civile en poursuivant les propos de haine. Il va s’ensuivre une concurrence victimaire entre ces associations qui va culminer au début du XXIe siècle.
Alors qu’une réintroduction du délit de blasphème dans le droit français semblait impensable, la question est réapparue à la fin du XXe siècle, du fait de menées séditieuses au sein de l’immigration musulmane. Ces menées font suite à la révolution islamiste iranienne qui a excité le ressentiment des foules musulmanes à l’égard de la modernité occidentale et relancé le djihad (dico) contre les « mécréants » (chrétiens).
L’événement détonateur a lieu en 1988 avec la parution des Versets sataniques de l’écrivain britannique d’origine indienne Salman Rushdie. L’ouvrage est interdit dans tous les pays musulmans et même au-delà, car il est jugé blasphématoire à l’égard du prophète Mahomet. L’ayatollah Khomeiny proclame une fatwa et offre une prime d’un million de dollars à tout musulman qui assassinera l’écrivain « n’importe où dans le monde ». Le traducteur japonais de l’ouvrage sera exécuté, de même que le recteur de la mosquée de Bruxelles, que le roman de Rushdie n’avait « pas choqué ».
En France, les soutiens à l’égard de l’écrivain sont loin d’être unanimes. Jacques Chirac déclare ainsi : « Je n’ai aucune estime pour monsieur Rushdie. J’ai lu ce qui a été publié dans la presse. C’est misérable. Et en règle générale, je n’ai aucune estime pour ceux qui utilisent le blasphème pour faire de l’argent. » Contraint de vivre dans la clandestinité, Rushdie se verra refuser à trois reprises l’accès au territoire français et ne rencontrera jamais le président Mitterrand.
La question la plus épineuse demeure celle de la représentation de Mahomet, actuellement interdite, même si des portraits du prophète ont existé dans le monde chiite. Dans les années 1980, on pouvait encore trouver des images de Mahomet sous forme d’affiches à vendre dans les marchés iraniens !
Les interdits affichés par les salafistes et wahhabites sont loin de faire l’unanimité parmi les théologiens et juristes musulmans. Ainsi, l’État saoudien, wahhabite, a détruit plus de 98% de son patrimoine historique au nom de la prohibition des images, sans que celle-ci figure dans les textes sacrés.
Le blasphème en pays d’islam
Le monde islamique est tout sauf homogène. À la majorité sunnite s’opposent différentes confessions rivales, dont les chiites, que les sunnites ont parfois peine à considérer comme de véritables musulmans. Qui plus est, jusqu’au XXe siècle, l’empire ottoman, l’un des principaux États islamiques, était encore peuplé d’une majorité de chrétiens de diverses confessions. Très tôt donc, de façon similaire à l’Europe des Temps modernes, les gouvernants musulmans ont vu dans les déviances religieuses et les blasphèmes, y compris les injures venant d’un chrétien, des atteintes à la religion et, plus grave encore, à la cohésion de l’État. Toute injure venant d’un chiite ou d’un chrétien, même sous le coup de la colère, pouvait révéler chez ces personnes une hostilité refoulée à l’égard de la religion établie. C’est pourquoi le blasphème pouvait être puni de mort.
L’historien Gabriel Martinez-Gros cite le cas d’un chiite qui, au XIIIe siècle, se présente à la grande mosquée de Tripoli (Liban) et, dans un accès de folie, hurle qu’Ali est Dieu. Il est aussitôt mis en pièces. Ibn Battouta, voyageur du XIVe siècle, rapporte aussi qu’un ermite musulman du Maghreb se vanta d’être meilleur que le Prophète parce que lui pouvait se passer de femme ! Il fut décapité sans façon.
En 2005, en réaction à l’assassinat du cinéaste hollandais Theo Van Gogh par un islamiste, le journal danois Jyllands-Posten publie une dizaine de caricatures de Mahomet qui enflamment une partie du monde musulman : manifestations, campagnes de boycott contre le Danemark et même menaces d’attentats. En Iran, en Syrie ou au Liban, des ambassades et consulats danois sont attaqués.
En solidarité, des journaux européens publient à leur tour les dessins. En France, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo monte au créneau en faisant paraître de nouvelles caricatures. Celles-ci seront à l’origine de l’attentat du 7 janvier 2015qui coûtera la vie à 11 personnes dont 8 membres de la rédaction.
Mais c’est surtout devant les tribunaux que les blasphémateurs sont désormais traduits. Se prévalant de la loi Pleven de 1972, la Grande Mosquée de Paris ne peut faire moins que d’attaquer en justice Michel Houellebecq pour avoir déclaré que l’islam était la religion « la plus con ». L’écrivain, qui sera finalement relaxé au nom du droit à la critique, reprenait les thèses de son maître à penser, Arthur Schopenhauer, lequel affirmait que « le Coran, ce méchant livre » constitue « la plus triste et la plus pauvre forme de théisme ».
Sur internet, les réseaux virtuels exacerbent les griefs. Souvenons-nous de la tempête médiatique déclenchée en janvier 2020 par une adolescente nommée Mila pour avoir déclaré dans une vidéo sur Internet : « L’islam c’est de la merde. » La lycéenne sera menacée de mort et devra être déscolarisée et placée sous protection policière. Son inculpation pour incitation à la haine sera heureusement classée sans suite.
Les extrémistes musulmans bénéficient de la coupable indulgence, voire du soutien actif, de quelques intellectuels français qui dénoncent le blasphème à l’égard de l’islam en le qualifiant du néologisme « islamophobie » (du grec phobos, « peur de »).
Face à eux s’oppose la grande masse des Français, y compris des musulmans représentés par le recteur de la mosquée de Paris, lequel plaide pour « Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. »
Deux camps s’affrontent désormais au sein de l’islam, en France : d’une part ceux, majoritaires, qui aspirent à s’intégrer et s’assimiler à leur pays d’adoption, d’autre part ceux qui, à l’instar des terroristes, veulent empêcher cette assimilation. Par leur tuerie de Charlie Hebdo, ils signifient aux « mécréants » : « Agissez entre vous comme bon vous semble, avec votre démocratie, votre religion, vos pratiques sexuelles et le reste. Mais laissez-nous en-dehors de tout ça et ne vous mêlez pas de nos affaires à nous, musulmans ! »C’est un discours qui bénéficie, hélas, pour l’heure, de la complaisance de certains milieux abusivement qualifiés de « progressistes ».
Le bouddhisme aussi
Au royaume de Thaïlande, on ne plaisante ni avec le roi ni avec la religion d’État, le bouddhisme. Les touristes sont invités à la bienséance dès leur sortie de l’aéroport de Bangkok avec une grande pancarte affichant « Buddha is not for decoration – Respect is common sens ». Dans la Birmanie voisine, en 2015, un restaurateur néo-zélandais et ses deux collègues birmans ont été condamnés à deux ans et demi d’emprisonnement et des travaux forcés pour avoir publié sur les réseaux virtuels une publicité qui présentait Bouddha, affublé d’un casque audio.
Le Sutta Pittaka, recueil qui rassemble les discours de Bouddha, évoque l’attitude du Siddhartha Gautama lorsque on lui rapporte les insultes dont il est l’objet : « Si quelqu’un parle de moi ou du Dhamma avec colère, vous ne devez pas vous mettre en colère (…). Car si vous le faisiez, vous ne serrez plus capable de reconnaître si ce qu’ils ont dit était vrai ou non. » De même, la louange, si chère à la patristique chrétienne, n’est pas recommandée. Il faut simplement reconnaître le vrai et dire « ceci est correct, c’est vrai, nous faisons comme cela et c’est notre manière. »
Bibliographie
Cet article doit beaucoup à l’essai bien enlevé de l’historien Jacques de Saint Victor, Blasphème, Brève histoire d’un « crime imaginaire » (Gallimard, 2016, 128 pages).