L’installation de Joe Biden à la présidence, le 20 janvier, change la donne. Le budget américain de la défense pour 2021, qui doit être voté avant le 31 décembre, contient une disposition législative obligeant la Maison-Blanche à sanctionner Ankara pour avoir acheté l’an dernier des systèmes russes de défense antimissile. Le président élu n’aura pas d’états d’âme à prendre des mesures punitives. Il a exprimé pendant la campagne son souhait de « soutenir l’opposition » en Turquie, plutôt que celui qui la dirige depuis dix-huit ans.
Une page va-t-elle se tourner pour le chef de file de l’islamisme politique ? Erdogan peut tout se permettre ces temps-ci, sans que les Européens n’osent le freiner. Ni les menaces de sanctions (symboliques) de l’Union européenne, ni les gesticulations militaires d’Emmanuel Macron, ni les protestations de la Grèce, ni les efforts diplomatiques en sous-main d’Angela Merkel, ni les tentatives de médiation de l’Otan ne l’ont amené à la modération. En Libye, en Syrie, en Irak, dans les eaux de Méditerranée orientale, dans le Caucase enfin, son activisme militaro-politique s’est déployé sans entrave. Son soutien à l’Azerbaïdjan lui a permis d’engranger cet automne une victoire significative au Haut-Karabakh.
L’Europe face au pouvoir de nuisance d’Erdogan
L’Europe court un risque stratégique si elle continue à tolérer les abus d’Erdogan. En principe, celui-ci remettra en jeu son mandat présidentiel aux élections de 2023, année du centenaire de la République turque. L’approche du scrutin l’incitera probablement à faire monter la tension d’un cran. Les dossiers ultrasensibles où il peut déchaîner son pouvoir de nuisance sont légion : réfugiés, Chypre, eaux territoriales grecques, Afrique du Nord…
Malgré les intentions de fermeté affichées par Joe Biden, les Européens seraient bien naïfs de se reposer exclusivement sur Washington pour endiguer la menace. Le président élu, qui veut se focaliser sur la Chine, n’entend pas réimpliquer les États-Unis au Proche-Orient. Beaucoup parmi ses conseillers, ainsi qu’au Pentagone, considèrent que la Turquie est indispensable pour contenir la Russie – sans elle, la mer Noire et les détroits ne peuvent pas être contrôlés. La base militaire américaine d’Incirlik en Anatolie, où sont déployées des ogives nucléaires, est un maillon essentiel du dispositif sécuritaire américain. Erdogan prend déjà les devants pour amadouer Biden. Il a, par exemple, repris langue avec Israël ces dernières semaines. Il ne serait pas étonnant qu’il libère quelques prisonniers politiques parmi les milliers qu’il a fait embastiller.
La vraie vulnérabilité de Recep Tayyip Erdogan est ailleurs : l’économie turque est au plus mal. Le spectaculaire relèvement des taux d’intérêt le mois dernier, le limogeage du gouverneur de la banque centrale et la démission du gendre du président du poste de ministre des Finances n’auront apporté qu’un répit éphémère à la livre turque. La Turquie a dépensé 140 milliards de dollars en pure perte ces deux dernières années pour soutenir sa monnaie, dont la valeur a encore fondu d’un tiers depuis le 1er janvier. L’inflation galope et le chômage augmente à la suite de la récession induite par la pandémie. Les investisseurs internationaux fuient le pays. La décision de Volkswagen de renoncer cet été à construire une usine automobile à Izmir est emblématique.
Malgré son engagement à ne jamais passer sous les fourches Caudines du FMI, il n’est pas exclu que le président turc tende la sébile dans les mois qui viennent. On parle d’un besoin de financement de plusieurs dizaines de milliards de dollars. L’Europe a une carte à jouer, y compris pour faire cesser le boycott illégal des produits français et pour moderniser l’union douanière. La Turquie est plus dépendante de l’Union européenne que l’inverse puisqu’elle y réalise plus de 60 % de ses exportations. La procrastination n’est plus de mise. L’Europe doit saisir l’occasion pour remettre Erdogan à sa place.