Lors d’une marche blanche en hommage à Samuel Paty, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), le 20 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
« Heureux comme un musulman en France ». Il faut du courage, par les temps qui courent, pour transposer aux musulmans du XXIe siècle l’expression yiddish « Heureux comme Dieu en France » célébrant l’émancipation des juifs par la Révolution française. La dizaine d’intellectuels musulmans qui ont osé la formule dans Le Monde ont sans doute exprimé tout haut ce que nombre de Français de confession ou de culture musulmanes pensent tout bas à un moment où, une fois encore, le terrorisme les prend en otages dans une guerre planétaire. Reste à entendre leurs voix et à avancer concrètement vers cette promesse d’une portée immense pour la société française, mais aussi pour le statut de l’islam dans le monde.
On le sait pourtant : nombre de jeunes musulmans se distinguent par des choix qui défient le vivre-ensemble. Ainsi, 45 % des moins de 25 ans considèrent que l’islam est « incompatible avec les valeurs de la société française » (sondage IFOP pour Charlie Hebdo d’août 2020). L’assassinat de Samuel Paty comme les attaques de Nice mettent tragiquement en lumière l’influence des campagnes djihadistes internationales sur des soldats perdus, sans doute isolés, mais présents au cœur de la société française.
Il faut lire dans la revue Esprit le témoignage bouleversant de Muriel Domenach, consule générale à Istanbul entre 2013 et 2016, chargée de gérer les départs et retours de jeunes Français partis faire le djihad en Syrie via la Turquie, pour garder en mémoire l’attrait irrépressible de cette idéologie mortifère auprès d’adolescents de nos villes. Terrassée par « un sentiment de lourde défaite », la diplomate reste marquée par le souvenir d’avoir été prise « entre la haine que nous inspirions, et celle que nous ressentions ».
Des rapports variés avec la foi
La France peut donc évoquer le bonheur à la majorité des musulmans et inspirer la haine à une minorité d’autres. L’urgence est donc autant à la vigilance contre les forces qui rêvent de désintégrer la République, qu’à l’écoute de ceux pour qui la France doit rester ce pays de sérénité où des musulmans choisissent de s’établir depuis des lustres. S’alarmer des dérives d’une minorité agissante ne doit pas empêcher d’adresser des signes de considération à la vaste majorité silencieuse, celle des musulmans de France qui, à 70 %, estiment que « la laïcité [leur] permet de pratiquer librement leur religion » . Rester lucide sur le péril islamiste ne doit pas faire oublier que les musulmans, comme les autres composantes de la société, entretiennent des rapports variés avec la foi.
Sur les 4 à 5 millions de personnes de culture musulmane (environ 8 % de la population) que compte la France, environ un tiers ne met jamais les pieds dans une mosquée , un autre tiers n’y va que pour les fêtes, tandis qu’un troisième tiers s’y rend au moins une fois par semaine.
Or, quel que soit leur lien ou leur absence de lien avec la religion, les musulmans de France semblent pris en étau entre deux dynamiques d’enfermement : d’un côté, les pressions convergentes des islamistes et des indigénistes, qui cherchent à les convaincre qu’ils sont les victimes désignées d’un « racisme d’Etat » et manipulent l’histoire de la colonisation pour en faire un motif de revanche ; de l’autre, les agressions d’une extrême droite qui a repeint son racisme anti-arabe aux couleurs d’un laïcisme excluant. Avec, en parallèle, les attaques de ceux qui voient dans le moindre signe public d’appartenance religieuse – surtout musulman – un défi antirépublicain. Bref, les musulmans ordinaires, ceux qui sont amarrés à la République, en prennent plein la figure alors qu’il faudrait les conforter.
Briser les non-dits sur la colonisation
Emmanuel Macron semble l’avoir compris, refusant de tomber dans « le piège de l’amalgame (…) qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans ». Son discours du 2 octobre annonçant le projet de loi contre le « séparatisme islamiste » met en cause les quartiers ghettoïsés « où la promesse de la République n’a plus été tenue », mais aussi les « traumatismes (…) toujours pas réglés » de notre passé colonial. Le diagnostic est exact, mais la sempiternelle dénonciation, dans les discours, des banlieues ghettos et des discriminations masque le vide abyssal de l’action. Pourquoi pas une loi contre le « séparatisme urbain » ?
Pour recoller les morceaux de la République, il faut aussi briser les non-dits sur la colonisation. Enseigner à tous les Français la part qu’ont l’Algérie, le Sénégal, le Mali, le Vietnam ou les Antilles dans l’histoire nationale. Un autre impératif est de promouvoir des modèles d’identification positive, qui existent dans tous les domaines d’activité mais restent ignorés. Avec la difficulté propre au système républicain, qui lie la réussite sociale à l’effacement de l’identification religieuse publique. En France, l’acteur Omar Sy ou le rappeur Soprano, classés parmi les « personnalités préférées des Français » , ne sont – heureusement – pas les « stars musulmanes » qu’ils seraient probablement dans les pays anglo-saxons.
Emmanuel Macron dit vouloir rassembler. Mais sa rhétorique subtile du « en même temps » s’est trouvée brouillée, par calcul électoral, par les élucubrations du ministre de l’intérieur se disant « choqué » par les rayons « communautaires » et par celles du premier ministre, selon lequel regretter la colonisation reviendrait à s’autoflageller.
Si l’on veut réellement « séparer » les musulmans de France des islamistes, encore faut-il tenir un cap clair, afin qu’il soit possible de dénoncer les discriminations et les quartiers ghettos, d’admettre que la promesse républicaine ne se limite pas au droit – inaliénable – aux caricatures, de constater que les pratiques religieuses font partie de notre culture, et de reconnaître la nécessité d’une mise à plat de notre histoire coloniale, sans passer pour un complice de l’islamisme ou un traître à la laïcité.