Si tant est qu’il en eût un jour quelques attributs, le groupe État islamique (EI) ne ressemble plus à un État, à savoir un acteur disposant d’un territoire et administrant une population. Il a pris le chemin de son prédécesseur al-Qaïda : il n’est plus qu’une franchise, une marque, voire un cri de ralliement.
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Certains ont beau en faire une problématique civilisationnelle ou idéologique, l’EI est avant tout le symptôme de frustrations locales, de conflits non résolus et de l’installation plus ou moins durable de sociétés guerrières que Bertrand Badie décrivait en ces termes en 2015 : « La tragédie actuelle, c’est que beaucoup de sociétés n’ont pour espoir de survie que la corde guerrière. La guerre devient le principal tissu social, là où ont échoué les institutions, l’État, le contrat social, la construction nationale. La guerre produit une économie qui se révèle florissante pour beaucoup d’acteurs, beaucoup d’agents ; la guerre devient également un espace de mobilisation, d’identification, mais pire encore, la guerre devient une protection sociale. »
Certes, le terrorisme pratiqué par l’EI rappelle cette « surenchère » au-delà des rapports de force qu’évoquait Jean Baudrillard il y a vingt ans, et le fait que l’attentat de l’aéroport de Kaboul d’août 2021 soit vraisemblablement le fait d’un seul assaillant (avec 173 personnes tuées dont 13 militaires américains) l’illustre en partie, mais se focaliser sur sa singularité ne permet pas forcément de bien comprendre les contextes dans lesquels il perdure, voire s’épanouit.
De l’épidémie à l’endémie
Sans vouloir déshumaniser les personnes concernées, l’analogie avec ce que nous vivons actuellement sur le plan sanitaire est tentante.
En somme, depuis que l’EI n’est plus un phénomène territorial, depuis qu’il n’administre plus une population dans des frontières plus ou moins définies, c’est devenu un phénomène local qui bénéficie de frustrations locales
S’agissant de l’EI, nous sommes passés d’une phase « épidémique » (attirant l’attention du monde) avec la prise de Mossoul et de Raqqa en 2014 à une phase « endémique » : l’EI s’installe comme une force clandestine potentiellement durable qui vient rappeler que certains conflits n’ont pas encore abouti à une solution politique satisfaisante.
De ce point de vue, la mort de ses chefs successifs au nord-ouest de la Syrie – d’Abou Bakr al-Baghdadi en octobre 2019 à Abou Ibrahim al-Hachimi en ce mois de février 2022 – n’est pas de nature à neutraliser ses capacités de nuisance. Entre la Syrie et l’Irak, l’EI conserve environ 10 000 combattants, ce qui lui permet de mener des attentats et des assauts, à l’instar de celui visant la prison de Ghwayran à Hassaké (nord-est syrien).
Mais si les chefs de l’EI se font tuer au nord-ouest de la Syrie, où prospère un groupe islamiste armé concurrent issu d’al-Qaïda – Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui exerce un contrôle territorial à Idleb –, tandis que ses combattants conservent une relative attractivité à l’est du pays, c’est parce que le contexte local s’y prête.
Comme l’a rappelé le géographe Fabrice Balanche, qui s’est rendu dans la région en janvier, au moins deux facteurs expliquent la relative attractivité dont bénéficie encore l’EI dans l’Est syrien : des conditions économiques désastreuses et la frustration chez les populations arabes que peut causer la prédominance des forces kurdes (YPG, Unités de protection du peuple) au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui jouissent encore du soutien de Washington.
En somme, depuis que l’EI n’est plus un phénomène territorial, depuis qu’il n’administre plus une population dans des frontières plus ou moins définies, c’est devenu un phénomène local qui bénéficie de frustrations locales.
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Par ailleurs, dans des sociétés devenues ou redevenues guerrières, le « djihad » est aussi une activité économique (pillages, racket…) qui vient pallier le désœuvrement dans lequel certaines populations sont plongées.
Faut-il pour autant craindre une résurrection du fameux califat improvisé en 2014 entre la Syrie et l’Irak ? Une telle hypothèse demeure peu probable. D’abord, parce qu’il ne faut pas surestimer les capacités réelles de l’EI au Levant.
Dix mille hommes, c’est à la fois beaucoup et peu : beaucoup pour réaliser des attentats, peu pour conquérir un territoire. Et les recrutements permis par la marginalisation susmentionnée ne sont pas suffisants. Rappelons, d’ailleurs, que l’EI a commis moins d’attaques en 2021 qu’en 2020.
Ensuite, parce que l’installation territoriale d’un groupe islamiste radical est difficilement concevable sans l’assentiment d’un ou de plusieurs États, notamment de la région. L’EI n’a émergé territorialement en 2014 que parce que certains États considéraient la chute du pouvoir syrien comme prioritaire. Même en cas de départ américain, une coordination russo-turque (au détriment des combattants kurdes) laisserait peu de marge de manœuvre aux groupes islamistes armés. D’ailleurs, HTC ne se maintient à Idleb que parce que Moscou refuse une offensive « loyaliste » de grande envergure sans le feu vert d’Ankara.
Une franchise plus ou moins attractive
Loin du Proche-Orient, l’EI demeure une franchise plus ou moins attractive. Une franchise susceptible de permettre de délivrer des conseils d’ordre opérationnel ici ou là, mais le réseau formé par les groupes qui s’en réclament relève souvent de la magie de la revendication.
L’Afrique, où les frustrations locales peuvent être nombreuses et où les États sont faibles (en moyens ou en légitimité), apparaît aujourd’hui comme le continent de prédilection de cette franchise « djihadiste », mais il n’y est pas pour autant question d’administration territoriale. Il y est question d’actions revendiquées destinées à terroriser, à séduire et à recruter : d’attentats, d’assauts spectaculaires, de racket, d’une communication abondante… Bref, d’une violence organisée autour d’une marque.
Quand des États affament et massacrent des civils ou vont jusqu’à dépecer des opposants, la singularité de la violence « djihadiste » est hélas de fait brouillée. Cette violence prospère quand les États sont faibles ou absents, mais elle naît souvent quand ils sont cruels
Enfin, le Yémen – contraint au statut de société guerrière – nous offre une illustration du caractère flou de l’étiquette « EI ». Le journaliste franco-yéménite Khaled al-Khaled nous indique que l’EI (des groupes se réclamant de l’EI ou l’appellation elle-même) attire, au même titre qu’al-Qaïda, quelques chefs tribaux affaiblis.
Il poursuit sur le « terrorisme » en général : « Le pouvoir officiel lui-même, notamment le vice-président Ali Mohsen al-Ahmar, n’hésite pas à s’appuyer sur des personnalités considérées comme terroristes par Washington. »
Pour le journaliste indépendant, « il s’agit le plus souvent d’une étiquette infamante utilisée par les Émirats arabes unis et leurs alliés pour discréditer des adversaires islamistes, même quand les alliés en question d’Abou Dabi sont des combattants salafistes ».
Le « djihadisme » que représente l’EI peine aujourd’hui à se distinguer par l’horreur qu’il pouvait nous inspirer au Proche-Orient comme à Paris en 2015. Quand des États affament et massacrent des civils ou vont jusqu’à dépecer des opposants, la singularité de la violence « djihadiste » est hélas de fait brouillée. Cette violence prospère quand les États sont faibles ou absents, mais elle naît souvent quand ils sont cruels.
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