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Comment le Liban en est-il arrivé là ?
Entretien avec le géographe Fabrice Balanche
Emmanuel Macron a prévenu : après l’explosion de la semaine dernière, l’élite politique libanaise doit réformer le pays et endiguer la corruption… sinon cela bardera à son retour au pays du Cèdre dès le 1er septembre. Cette démarche est-elle justifiée ? Comment le Liban en est-il arrivé là ? Le Hezbollah sort-il grandi ou affaibli de la crise politique ? Les réponses du géographe Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie et du Liban.
Emmanuel Macron, Beyrouth, août 2020. Auteurs : Thibault Camus-POOL/SIPA. Numéro de reportage : 00975752_000004
Depuis la fin de la guerre civile en 1991, le Liban a reçu énormément d’ar-gent de la part de la communauté interna-tionale pour sa reconstruction. Différentes conférences à l’initiative de la France – Paris 1 en 2001, Paris 2 en 2002, Paris 3 en 2007, et Cèdre en 2018 – ont drainé des milliards d’euros vers le Liban. Cela n’a pas empêché l’Etat libanais de se retrouver en faillite aujourd’hui. En fait, cela fait près de trente ans que les dirigeants libanais détournent à leur profit les finances publiques. La paix sociale était assurée par des embauches dans une administration pléthorique et corrompue, de généreux taux d’intérêts sur les comptes bancaires grâce aux emprunts d’Etat et la redistribution d’une partie de ses détournements de fond aux clients des différents dirigeants politiques.
Comment la classe politique libanaise détourne-t-elle cet argent ?
Prenons l’exemple de La Caisse des Déplacés, destinées à indemniser les Libanais dont les logements furent squattés durant la guerre civile. Pour obtenir la restitution des logements sans provoquer de nouveaux affrontements, l’Etat libanais a payé les squatteurs pour qu’ils déménagent et indemnisé les propriétaires pour réparer les maisons. Dans le Chouf, région à majorité druze et fief de Walid Joumblatt, les druzes qui occupaient les maisons des chrétiens chassés durant « la guerre de la montagne » en 1983, reçurent de très généreuses allocations pour restituer les logements. Elles étaient d’autant plus généreuses qu’ils étaient loyaux à Walid Joumblatt, le ministre des déplacés, qui utilisa les milliards d’euros de La Caisse des Déplacés pour maintenir sa mainmise sur le Chouf. Dans le Sud Liban, il est difficile d’obtenir un poste dans la fonction publique sans être membre du Mouvement Amal de Nabib Berrih, l’éternel Président du Parlement. Je pourrais multiplier les exemples du népotisme, du clientélisme et de la corruption généralisée. Mais, à mon sens, le plus grand corrompu et celui qui institutionnalisé ce système au détriment d’un véritable état de droit était Rafic Hariri, Premier ministre libanais de 1992 à 2004. Il serait trop long de décrire comment les Hariri, père et fils (Saad Hariri a été premier ministre de septembre 2009 à janvier 2011, puis de décembre 2016 à janvier 2020), ont mis le pays en coupe réglée.
Emmanuel Macron a raison de signifier fermement aux politiciens libanais de la majorité comme de l’opposition qu’ils n’auront désormais plus de chèque en blanc. Car le Liban actuel, c’est le tonneau des Danaïdes et cette classe politique libanaise corrompue est richissime. Les comptes bancaires des Libanais sont bloqués depuis octobre 2019, mais les politiciens et leurs amis affairistes ont eux tout loisir de transférer leur argent à l’extérieur du pays. Le problème est que la France aurait dû se montrer réaliste face à ses alliés libanais depuis des décennies, en particulier la famille Hariri qui est notre principal allié au Liban. Mais pour d’obscures raisons de connivence avec certains dirigeants français mais aussi géopolitiques : conserver notre influence sur le Liban face à la Syrie et à l’Iran, la France a fermé les yeux sur la gabegie ambiante. Désormais nous avons le choix entre continuer de financer à fond perdu nos affidés libanais ou leur tenir un langage de fermeté au risque qu’ils se tournent vers d’autres bailleurs. Cependant, je vois mal la Russie ou la Chine jouer le chevalier blanc au Liban. Les pays du Golfe sont fatigués de ce pays qu’ils considèrent de toute façon comme perdu au profit de l’Iran. Le risque est plutôt de voir une nouvelle guerre civile éclater.
L’actuelle crise financière et politique que traverse le Liban renforce-t-elle ou affaiblit l’axe Syrie-Iran-Hezbollah ?
Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord revenir sur l’origine de la crise financière. Depuis une vingtaine d’années, la couverture des importations sur les exportations est à peine de 20%, la balance des paiements était compensée par les transferts des émigrés libanais. Les taux d’intérêts élevés attiraient leur épargne malgré le risque de défaut de paiement que faisait courir la progression d’une dette hors de contrôle. Les activités productrices ont été tuées par la politique de reconstruction de Hariri qui a tout misé sur l’immobilier, la finance et le tourisme pour drainer l’épargne de la diaspora libanaise et les capitaux du Golfe. C’était une véritable fuite en avant qui a enrichi la famille Hariri et ses affidés, mais appauvri la majorité des Libanais contraints à l’émigration pour s’en sortir ou à sombrer dans la pauvreté. Les difficultés économiques du Golfe depuis la crise financière de 2008 ont progressivement réduit les remises des émigrés, la guerre en Syrie a tué les investissements du Golfe et les récentes menaces de sanctions américaines sur le système bancaire libanais accusé de financer le Hezbollah ont donné le coup de grâce.
La faillite financière du Liban a donc tendance à affaiblir les acteurs politiques liés à l’Occident et à l’Arabie Saoudite. Leurs activités et leur pouvoir politique sont liés à la rente étatique et à la rente géopolitique venue de l’Occident et des pays du Golfe. Ces sources financières étant taries, ils perdent le contrôle de leur clientèle. Les classes moyennes libanaises laminées par la crise économique, mais disposant d’un capital intellectuel, émigrent en masse. Quant au petit peuple, il n’a d’autre solution que de se trouver des parrains capable de lui offrir un minimum de services.
… dispensés par le Hezbollah ?
Le Hezbollah dispose d’institutions de santé et d’éducation qui suppléent aux carences de l’Etat dans les zones chiites. Certes, il a des problèmes de financement également puisque l’Iran est sous sanction, mais il peut compter sur la diaspora chiite libanaise et la caisse personnelle de l’ayatollah Khaméneï, toujours largement abondée par les fidèles et indépendante du budget de l’Etat iranien. Les dirigeants du Hezbollah sont peu corrompus, contrairement à ceux des autres partis politiques libanais, ce qui le rend beaucoup plus efficace dans le domaine social. J’aurais donc tendance à dire que l’axe Iran-Syrie-Hezbollah se renforce au Liban avec la crise. Cependant, tout dépendra de la capacité des Occidentaux et des pays arabes du Golfe à soutenir financièrement leurs affidés locaux et de les organiser en milices anti-Hezbollah.
Une petite décennie après son déclenchement, où en est la guerre en Syrie ? Que reste-t-il de Daech à l’échelle mondiale ? Quel jeu joue la Turquie d’Erdogan ?
Presque dix ans après le début de la guerre civile syrienne, Damas a-t-il renoncé à recouvrer son intégrité territoriale, notamment dans la province d’Idleb et au Kurdistan ?
Damas veut reconquérir l’ensemble de son territoire. La priorité est la poche d’Idleb (2,5 millions d’habitants), qui devrait connaître une nouvelle offensive dans les mois à venir. Son retour dans le giron de l’Etat syrien est indispensable pour restaurer l’économie d’Alep, toujours sous la menace des jihadistes qui contrôlent Idleb, mais également protéger Lattaquié et la région alaouite de leurs raids. Cependant la Turquie a déployé 9,000 hommes à Idleb pour bloquer la progression de l’armée syrienne. D’une part, elle ne veut pas voir affluer sur son territoire deux millions de nouveaux réfugiés. D’autre part, Erdogan veut une contrepartie contre les Kurdes. Depuis 2016, la progression de l’armée syrienne à Alep et Idleb s’est faite avec la complicité de la Turquie et donc au détriment des Kurdes, comme nous avons pu encore le constater en octobre 2019 lorsque l’armée turque s’est emparée de la bande frontalière Tel Abyad-Ras el-Aïn, sous le regard incrédule des Occidentaux.
Le Kurdistan syrien (Rojava) est donc sous la menace d’une nouvelle offensive turque, car Erdogan n’acceptera jamais un mini-Etat kurde dans le nord de la Syrie, notamment dirigé par un parti lié au PKK. La région dispose de pétrole mais elle est complètement enclavée et dépendante de la Turquie pour ses ressources en eau. Il lui faudrait une réelle protection militaire des Occidentaux et un plan Marshall pour construire une économie autonome. Or, les Etats-Unis n’ont aucune envie de s’engager dans ce processus et l’Union Européenne n’a pas les moyens militaires de se substituer aux Etats-Unis. Moscou, Damas et Téhéran attendent patiemment et activement que les troupes américaines toujours présentes quittent cette région. Les dirigeants Kurdes espèrent conserver leur autonomie grâce à la médiation de la Russie, mais Damas refuse pour l’instant toute concession. Les problèmes économiques du gouvernement syrien, le retour de la violence à Deraa et la lenteur avec laquelle l’armée syrienne progresse à Idleb, leur laissent un sursis de quelques mois, voire quelques années. Le Rojava est pris entre l’enclume syrienne et le marteau turc.
D’ailleurs, quelle stratégie poursuit la Turquie en Syrie ?
Depuis août 2016, la Turquie a entrepris la construction d’une ceinture arabe anti-kurde dans le Nord de la Syrie. Les districts d’al-Bab, Azaz et Jerablous, au nord d’Alep, conquis en 2016 contre Daesh, ont été agrandis par ceux d’Afrin, pris aux Kurdes en 2018, et ceux de Tel-Abyad – Ras al-Ain, également pris aux Kurdes en octobre 2019. Ces zones sont directement administrées par les gouverneurs turcs d’Antakya, Ourfa et Gaziantep. La Turquie a organisé une gendarmerie et une armée locale. Elle paye les fonctionnaires locaux et, avec l’effondrement de la livre syrienne début 2020, la livre turque est désormais la monnaie de référence. Ces territoires comptent aujourd’hui plus d’un million et demi d’habitants (dans une Syrie qui en dénombre 17 millions), des centaines de milliers de déplacés internes venus de Deraa, Idleb, la Ghouta et l’ensemble des zones reconquises par l’armée syrienne, viennent s’y installer à défaut de pouvoir se réfugier en Turquie. C’est dans cette zone que la Turquie recrute les mercenaires qu’elle envoie en Libye. Il sera difficile à l’armée syrienne de revenir dans cette zone qui risque de devenir une République de Syrie du Nord sur le modèle chypriote.
Comme l’illustre la brouille entre Bachar Al-Assad et son cousin milliardaire Rami Makhlouf, la rue alaouite a-t-elle lâché le pouvoir baathiste ? Plus globalement,alors que des druzes ont manifesté contre Damas, le régime est-il en train de perdre le soutien des minorités sur lesquelles il s’appuie depuis des décennies ?
Les manifestations anti-régime à Souweida se sont rapidement terminées en juin dernier avec l’arrestation des principaux activistes. Elles étaient surtout motivées par la dégradation des conditions de vie en raison de la forte dévaluation de la livre syrienne. Nous avons eu des manifestations de colère semblable dans le pays alaouite durement éprouvé par la guerre. Si les provinces de Lattaquié et de Tartous ont été largement épargnées par les combats, en revanche les alaouites ont payé le prix du sang et ils n’acceptent pas la misère qui les frappent, alors que c’est grâce à leur sacrifice que Bachar el Assad a pu conserver le pouvoir. Certes, les alaouites n’avaient pas le choix, car la victoire de l’opposition islamiste aurait signifié leur élimination de Syrie, comme celle des autres minorités confessionnelles. Aujourd’hui encore, ils n’ont guère le choix, car vers qui se tourner en dehors de Bachar al-Assad ? Il a gagné la guerre avec l’appui des Russes et des Iraniens et il n’existe pas d’alternative politique réaliste en Syrie qui puisse donner des garanties existentielles aux minorités.
La brouille entre Bachar al-Assad et Rami Makhlouf ne témoigne pas d’une fracture au sein de la communauté alaouite ou d’un divorce entre la rue alaouite et le pouvoir baathiste. Rami Makhlouf est unanimement détesté en Syrie, par le peuple outré par son luxe ostentatoire et par les hommes d’affaires excédés par la prédation systématique qu’il exerçait sur l’économie syrienne. Il est le symbole de la corruption et du népotisme qui a conduit les Syriens à la révolte en 2011. Souvenons-nous qu’au début de la révolte, les Syriens s’attaquaient aux bâtiments officiels mais aussi aux agences de Syriatel, la compagnie de téléphone de Rami Makhlouf. En procédant à la confiscation des biens de son cousin, Bachar Al-Assad a retrouvé un peu de marge financière, mais il a surtout prouvé qu’il avait le pouvoir bien en main, puisqu’il était capable de frapper même au sein du premier cercle du pouvoir. En revanche, il ne faut pas y voir le début d’une opération anti-corruption de grande ampleur de la part d’un régime qui serait devenu vertueux sur ce plan. L’espace économique libéré par Rami Makhlouf est en partie déjà comblé par d’autres affairistes proches d’Asma Al-Assad et du président lui-même.
La Russie a annoncé construire une réplique de la cathédrale Sainte-Sophie en Syrie,dans la province de Hama. Cette démonstration du soft power orthodoxe russeest-elle un message adressé à la Turquie d’Erdogan ?
La construction d’une réplique miniature de la cathédrale Sainte-Sophie, à Sqalbyeh, petite ville chrétienne orthodoxe au nord-ouest de Hama, est bien entendu une réponse à Erdogan. La ré-islamisation de Sainte Sophie, devenue un musée sous Ataturk, possède une portée symbolique et stratégique qui va delà de la simple politique domestique. Erdogan se rêve en nouveau calife, comme son illustre prédécesseur Soliman le Magnifique. Sainte Sophie est appelée à remplacer la mosquée al-Ahzar du Caire pour ses avis juridiques et la prière du vendredi mettre en scène Erdogan comme le commandeur des croyants. Alors que l’Occident minimise l’affaire, la Russie de Vladimir Poutine prend très au sérieux le geste d’Erdogan ; cela lui donne un levier sur un monde arabe et musulman déstabilisé par les printemps arabes et qui est en mal de leadership. A contrario, Poutine a renoué avec la tradition russe de protection des chrétiens orthodoxes, et plus généralement de l’ensemble de la chrétienté, puisque les Etats d’Europe occidentale sécularisée ont renoncé à jouer ce rôle.
Sqalbyeh est un ilot chrétien dans une région musulmane. La ville a été défendue durant toute la guerre par une milice chrétienne qui a résisté aux assauts des rebelles islamistes et des jihadistes d’Al-Qaïda. Jusqu’au printemps 2019, elle était bombardée régulièrement par les rebelles d’Idleb soutenus par la Turquie. Le lieu est donc hautement symbolique, montrant qu’une petite communauté chrétienne, avec le soutien massif de la Russie, peut résister au rouleau compresseur islamo-turc. C’est un message très clair envoyé aux Européens qui s’inquiètent de l’expansion turque en Méditerranée orientale, de son ingérence dans les affaires domestiques grâce à une diaspora mobilisée par l’AKP, et soumis à un dangereux chantage aux migrants, que l’intervention militaire turque en Libye ne fait qu’augmenter.
Si le front syrien se stabilise, l’épicentre du djihadisme se déplacera-t-il en Libye, où la Turquie soutient des milices islamistes opposées à Haftar ?
Les deux fronts sont désormais liés puisque nous trouvons quasi les mêmes acteurs en Syrie et en Libye. La Turquie utilise le réservoir de rebelles islamistes et de jeunes chomeurs du Nord-Ouest de la Syrie pour soutenir le Président Sarraj en Libye. La Russie recrute des rebelles « réconciliés » du Sud de la Syrie pour les envoyer soutenir le maréchal Haftar au côté des mercenaires du groupe Wagner. Cependant, la Libye n’est pas une terre de jihad comme la Syrie avec Al-Qaïda et Daech. Certes, nous avons la présence des mêmes groupes jihadistes en Libye, qui essaiment également en Afrique sub-saharienne. Cependant la guerre en Libye n’est pas aussi mobilisatrice que celle au « pays de Sham » dans la jihadosphère. La lutte contre les « hérétiques » chiites est devenue un objectif prioritaire du jihad avec Daech. Mais l’utopie mobilisatrice commune des jihadistes demeure la destruction d’Israël et la reprise de Jérusalem. Or, on s’éloigne de l’Etat hébreu en Libye. Par ailleurs, on n’y trouve ni chiite à égorger, ni chrétiens à décapiter, à part quelques malheureux ouvriers coptes égyptiens, ni même une minorité yézidi à réduire en esclavage sexuel pour satisfaire les bas instincts des candidats au jihad. Il ne faut pas négliger pas ce dernier facteur, comme le souligne Hugo Micheron dans son ouvrage Le jihadisme français. quartiers, Syrie, prisons. Le véritable facteur d’attraction de la Libye, qui pourrait justement en faire l’épicentre du jihadisme, c’est simplement l’appât du gain. Les ressources pétrolières libyennes constituent un attrait non négligeable pour les professionnels du jihad, quitte à s’en servir pour financer des opérations sur d’autres terrains. Il est clair, que si la situation militaire doit pourrir en Libye, tandis que la Syrie se stabilise, nous verrons un transfert de combattants depuis la Syrie qui alimenteront le conflit au nom du « jihad ».