Dicter aux nouveaux arrivés des croyances, un style de vie ou une idéologie, ce serait alors la tyrannie de la majorité
Yascha Mounk
Nous sommes dans une situation sans précédent historique. En effet, nous avons créé des démocraties marquées par leur diversité ethnique et religieuse, dans lesquelles nous essayons de traiter tous les citoyens en tant qu’égaux. En ce sens, c’est une grande expérience, comme le fut la Révolution française ou la fondation de la République américaine.
Mathieu BOCK-CÔTÉ: – Premièrement, l’immigration massive depuis près d’un demi-siècle dans le monde occidental a entraîné une révolution démographique qui transforme la structure des sociétés qui le composent. À l’échelle de l’histoire, c’est quelque chose d’inédit. Pendant longtemps, ce phénomène a été nié. Aujourd’hui, alors qu’on le dit irréversible, définitif, il n’est plus raisonnablement possible de le nier. Nous sommes passés du déni à l’obligation d’accepter, voire de célébrer.
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Deuxièmement, la question multiculturaliste – je parle ici du multiculturalisme comme une idéologie fondée sur l’inversion du devoir d’intégration – est évidemment centrale. Traditionnellement, c’est la vocation de l’immigré de prendre le pli culturel de la société d’accueil. Désormais, le multiculturalisme décrète que c’est la société d’accueil qui doit se transformer pour accommoder la diversité et ses revendications. Le multiculturalisme vient délégitimer le droit du peuple historique, du pays, de la communauté nationale fondatrice de ce pays, d’exiger des nouveaux arrivés qu’ils s’intègrent, qu’ils s’assimilent.
Posons la question clairement: souhaitons-nous encore assimiler aujourd’hui? Oui, à écouter les discours de plus en plus nombreux qui relèvent d’un républicanisme presque martial et qui relaient un vrai désir de fond dans la population. Mais les conditions démographiques, sociologiques et culturelles de l’assimilation sont de moins en moins rassemblées. L’assimilation ne peut plus être un projet sur cinq ans. Transformer des individus venus d’ailleurs en véritablesnationaux, c’est une tâche qui s’étalera sur deux ou trois générations. Il faut reconstruire la fabrique sociale.
Yascha Mounk, pensez-vous que ce sont aux pays, aux nations de s’adapter à cette nouvelle norme diversitaire que vous décrivez ou est-ce que c’est à «la diversité» de se fondre dans la majorité ?
Yascha Mounk: – Quelles sont les valeurs les plus fondamentales de notre société? Quelles sont par exemple les valeurs les plus fondamentales de la République française?
Je rejette, au moins dans un de ses sens, le multiculturalisme. Je ne partage pas l’idée qu’ont beaucoup de philosophes politiques, mais aussi beaucoup de mouvements politiques, de dire que ça n’est pas le citoyen ou l’individu qui est à la base de la société, mais que la société est une association des associations. On peut comprendre la France comme un accord entre les catholiques, les musulmans, les juifs et les athées, et que les droits et les devoirs de chacun dépendraient du groupe auquel il appartient. Cette vision-là est à mon sens une trahison des valeurs fondamentales des Lumières et de la fondation de la France, et il faut la rejeter.
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Mais, dans le même temps, la liberté de l’individu doit aussi être protégée de la majorité. Il faut par exemple conserver la liberté d’être athée ou agnostique, même dans une société majoritairement catholique. Il s’agit également de la liberté de pouvoir tenir un discours très impopulaire sans être viré de son travail ou mis en prison.
Si nous croyons aux valeurs fondamentales de notre société (liberté individuelle dans ce cas), cela implique que la majorité culturelle n’est pas en droit de dicter à un individu d’un groupe minoritaire un mode de vie particulier, par exemple quoi lire, quoi cuisiner ou comment s’habiller.
Il faut évidemment que les nouveaux arrivants s’intègrent aux valeurs du pays. Nous souhaitons tous un pays dans lequel les citoyens sont connectés les uns aux autres, même si leurs origines sont différentes. Nous souhaitons tous une société dans laquelle il y a de la solidarité. En revanche, le fait que quelqu’un ait des préférences culinaires ou des traditions culturelles différentes ne devrait pas, en soi, poser problème.
Mathieu Bock-Côté: – La question est de savoir quel est le principe de référence dans nos sociétés. Sont-ce des valeurs canadiennes, québécoises, américaines, allemandes, françaises…? Ces valeurs sont globalement les mêmes. La partie distinctive n’est donc pas là. Nous croyons tous comme tout le monde aux principes des Lumières. La question qui se pose aujourd’hui est le droit des peuples à la continuité historique. L’élément fondateur de la communauté politique est le peuple, la nation entendue comme une communauté historique.
À terme, l’immigration massive transforme les fondements d’une société, sa définition même
Mathieu Bock-Côté
Quant à la question des minorités, elle réfère à deux réalités distinctes. Il y a d’abord les minorités historiques d’un pays qui ont donc des droits historiques dans ce pays. Par exemple, les Catalans d’Espagne, les Gallois, les Écossais, etc.
Les populations issues de l’immigration ne sont pas des minorités de même nature. Ce ne sont pas des communautés qui arrivent, mais des individus qui ont pour vocation de se fondre dans la majorité. Elles n’ont pas pour vocation de se reconstituer en minorité dans le pays où elles arrivent. Disons-le autrement: les populations issues de l’immigration n’ont pas pour vocation de se reconstituer en tant que minorité historique, mais de s’assimiler au pays d’accueil. La distinction très importante à mon sens s’opère ici.
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Évidemment, les mœurs évoluent, l’identité aussi. Une nation n’est pas un bloc figé à un moment T de l’histoire, à jamais étrangère aux évolutions du monde. En revanche, la nation se définit par sa manière de digérer peu à peu les apports de l’extérieur.
Yascha Mounk: – Personnellement, ce que je valorise le plus dans la tradition politique occidentale, c’est précisément d’avoir la liberté de vivre de la manière que nous trouvons le plus juste pour des raisons morales, religieuses qui nous appartiennent. En conséquence, cette idée que la majorité historique doit être maîtresse ne tient pas. Dicter aux nouveaux arrivés des croyances, un style de vie ou une idéologie, ce serait alors la tyrannie de la majorité.
Mathieu Bock-Côté: – Lorsque vous parlez des principes qui fondent notre civilisation, il y a certes la liberté individuelle mais il y a aussi le droit des peuples à la détermination. Et en lien avec ce droit, on trouve aussi le droit de perpétuer son identité. À terme, l’immigration massive transforme les fondements d’une société, sa définition même.
Yascha Mounk: – Quel est le droit de l’État envers ses citoyens? Je crois qu’il faut faire particulièrement attention. Nous ne souhaitons pas vivre dans une société dans laquelle la majorité a toujours raison. Ce serait en venir vraiment à la trahison des valeurs de la Constitution française et de la tradition héritée des Lumières.
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Nous pouvons aussi nous demander quelle est la culture que nous créons ensemble? Dans mon livre, j’ai cherché à défendre une nouvelle conception du patriotisme qui n’est pas seulement basée sur les principes de la République mais aussi sur l’amour de la culture du pays. Ceux qui défendent une conception du patriotisme exclusivement constitutionnelle, comme Habermas, ont des difficultés à expliquer pourquoi un patriote allemand n’est pas un patriote canadien ou français. Les Constitutions françaises, canadiennes ou allemandes ont évidemment quelques différences mais restent très similaires. Alors si le patriotisme était seulement basé sur l’amour de la Constitution, pourquoi un patriote allemand ne serait-il pas un patriote canadien? La réponse, pour moi, est l’amour pour son propre pays et pour sa culture qui distingue des pays même constitutionnellement très proches entre eux. Mais cette culture a toujours évolué et continue à évoluer.
Est-ce suffisant face à certaines pressions communautaristes?
Mathieu Bock-Côté: – Il y a des quartiers qui ne mangent qu’halal… La culture du pays d’accueil en est chassée, et la possibilité d’y vivre en conformité avec elle est pratiquement abolie. La mutation démographique à laquelle Yascha Mounk fait référence implique de nouvelles normes tant que le pays d’accueil n’assimile plus.
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Certes, ce n’est pas à la majorité de dire aux individus quoi faire de leur vie. Nous vivons dans des sociétés libérales. Mais il y a une différence entre voir une gastronomie évoluer en intégrant de nouveaux plats et imposer les mœurs de l’islam (voile, prières publiques…) dans la vie publique. Nous sommes une société libérale, mais nous ne sommes pas qu’une société libérale: nous avons une identité, et nous ne voulons pas la voir se dissoudre. Nous sommes même en droit de dire ce qui est incompatible avec notre culture et imposer un cadre d’assimilation: par exemple interdire le port de la burqa dans l’espace public, ou du voile dans la fonction publique ou le professorat. Ce sont des modes de régulation de la culture qui me semblent légitimes dans un contexte d’immigration massive. Trop souvent la puissance publique sert aujourd’hui à imposer le multiculturalisme à la société d’accueil, à la rééduquer de force pour l’amener à répéter «la diversité est une richesse» alors qu’elle se sent dépossédée de son identité. Que la puissance publique serve à favoriser la pleine intégration culturelle des immigrés à la nation ne me choque pas.
Yascha Mounk: – Je trouve que ce discours est schizophrène. Vous célébrez d’un côté la culture d’une grande nation comme la France, mais d’un autre côté, vous la pensez tellement faible qu’elle pourrait même, selon vous, disparaître.
Personnellement, en tant qu’étranger, quand je viens en France – j’adore ce pays -, je constate que la culture française reste extrêmement forte, que la France se distingue encore de beaucoup d’autres. La majorité des gens que je rencontre ici et qui sont originaires d’autres pays se sont bien intégrés à cette culture. Je ne nie pas les tensions, en particulier dans les quartiers, et il convient de réfléchir à des solutions, mais je persiste à penser que la France devrait être beaucoup plus confiante en elle, en sa culture, et en son pouvoir d’influence.
Mathieu Bock-Côté: – Je connais cette théorie, mais moi je vous parle de tous ces Français qui se sentent étrangers dans leur propre pays. Il faut aussi en tenir compte. Vous me parlez de la force de l’identité française. Mais la France fait aujourd’hui l’expérience de sa fragilité. La France connaît aujourd’hui la peur qu’avaient déjà bien avant elle bon nombre de petites nations qui se savaient mortelles. Il s’agit de la peur des petites nations qui prennent conscience qu’elles peuvent disparaître. Longtemps la France s’est crue éternelle. Elle découvre qu’elle ne l’est pas, comme le savent depuis longtemps les Baltes, les Québécois, les Hongrois, les Polonais, et tant d’autres peuples qui font de leur existence un combat.
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Yascha Mounk: – Je connais bien la France et je n’ai pas du tout l’impression que ce pays est sur le point de disparaître. Aux États-Unis, nous avons connu un discours très similaire il y a cent ans. Les Américains qui venaient d’une culture anglo-saxonne avaient très peur que l’arrivée des Irlandais, des Italiens, des Juifs participe à faire perdre la culture états-unienne.
Aujourd’hui, il faut bien admettre que les enfants et petits-enfants de ces immigrés sont très bien intégrés dans le pays. Ils l’ont certes marqué, ils l’ont certes changé d’une certaine manière, mais pas au point de faire se sentir les Américains comme étrangers dans leur propre pays. À mon sens, un vrai patriote français ne devrait pas penser que son pays est tellement faible qu’il est sur le point de disparaître. Ce n’est pas une vision raisonnable de la situation.
Mathieu Bock-Côté: – Pour moi, un vrai patriote français ne devrait pas faire l’autruche, mais plutôt faire le choix de la lucidité…
«La Grande Expérience. Les Démocraties à l’épreuve de la diversité», de Yascha Mounk, Éditions de l’Observatoire, 432 p., 22 €.
L’Observatoire
«La Révolution racialiste et autres virus idéologiques», de Mathieu Bock-Côté, Presses de la Cité, 240 p., 20 €. La Cité