Passionnée par la rencontre des cultures et des religions, Mehrezia Labidi a vécu sur les deux rives de la Méditerranée, cherchant à faire de sa vie un trait d’union entre le monde arabe et la culture occidentale.
Née en 1963 dans le nord de la Tunisie, cette fille d’imam, issue d’une famille très pieuse où la religion occupe une place importante, grandit dans l’idée qu’elle va devoir se faire une place dans la société pour exister en tant que femme.
Faire évoluer la pensée religieuse
Avec son mari, ingénieur en télécommunications, elle arrive en France en 1986 et s’installe à Paris. Inscrite à l’École supérieure d’interprète et de traducteur à la Sorbonne-Nouvelle, elle obtient un master en traduction économique et un diplôme d’études approfondies en littérature anglaise et en études théâtrales. Plusieurs années durant, elle enseigne la traduction à l’Institut européen des sciences humaines à Saint-Denis (93).
Très vite, elle se lance dans la lutte pour l’émancipation des femmes, combat qui lui tenait déjà à cœur lorsqu’elle était étudiante à l’École normale supérieure de Sousse, en Tunisie.
Pour cette musulmane convaincue, il s’agit de voir comment les femmes peuvent agir ensemble pour, non seulement, se forger une place dans la société, mais aussi pour faire évoluer la pensée religieuse. Avec cette conviction souvent répétée : « Si toi, femme, tu ne t’occupes pas de la religion, les religieux, eux, vont s’occuper de toi. Donc prends ta place et défends tes droits. »
« Une femme brillante, déterminée et infiniment généreuse »
Engagée dans le dialogue interreligieux et interculturel, elle devient membre puis coprésidente de la section française de l’ONG Religions for peace. Ce mouvement international, qui comprend des représentants de toutes les religions, bénéficie du statut consultatif auprès de la commission économique et sociale de l’ONU.
Devenue coordinatrice du réseau international Femmes croyantes pour la paix, Mehrezia Labidi, que ses amis décrivent comme « une femme brillante, déterminée et infiniment généreuse », rejoint le Conseil européen des personnalités civiles et religieuses pour la paix.
Son parcours témoigne d’un engagement sans faille pour les droits des femmes dans le monde. En travaillant avec des femmes françaises, bosniaques, kosovardes, indiennes ou philippines, elle réalise que, quelle que soit leur culture, leur appartenance sociale ou religieuse, « ce qui regroupe les femmes dans le monde est plus grand que ce qui les divise ». Et que plus les femmes prendront conscience de cette nécessité de travailler ensemble dans le même espace social, mieux ce sera pour la société.
Ecoute et dialogue
Après la révolution, alors qu’elle vit réfugiée en France, elle est élue sur la liste du parti islamiste Ennahdha (« renaissance », en arabe) pour représenter les Tunisiens de la circonscription France Nord.
Persuadée que l’islam est compatible avec la démocratie, elle prône une Constitution inspirée des valeurs universelles présentes dans la tradition musulmane, un peu comme les partis démocrates-chrétiens puisent leur inspiration dans la doctrine sociale de l’Église. En novembre 2011, elle devient vice-présidente de l’Assemblée constituante, où les femmes n’occupent alors qu’un quart des 217 sièges.
Personnage clé de la transition tunisienne, elle enchaîne avec un mandat de députée dans la première assemblée des représentants du peuple en 2014. Elle devient la première élue tunisienne à recevoir dans son bureau des associations LGBT, des collectifs de femmes prostituées ou de sans-abri.
Battue lors des élections législatives de 2019, elle redevient députée en mars 2020, en succédant à Ahmed Gaaloul, nommé ministre dans le gouvernement Fakhfakh. Dès son premier mandat, elle avait essayé d’appliquer dans le champ politique ce qu’elle avait appris dans le domaine interreligieux, notamment l’esprit d’écoute et de dialogue.
Garantir l’égalité des sexes
Heureuse d’avoir participé à l’écriture de la nouvelle Constitution, elle était particulièrement fière de l’article 46 qu’elle avait contribué à faire adopter. Cet article engage l’Etat tunisien à protéger les droits acquis pour les femmes, à garantir l’égalité des sexes dans tous les domaines, à œuvrer pour la parité dans les conseils élus et à éradiquer les violences contre les femmes.
Même si elle avait grandi dans un pays pionnier concernant les droits des femmes – notamment grâce à la promulgation du Code du statut personnel en 1956 -, Mehrezia Labidi estimait que la route vers l’émancipation totale des femmes était encore longue.
Son engagement féministe comme le fait d’être membre d’un parti islamiste avaient fait d’elle une cible de choix pour ses adversaires, appartenant aussi bien au camp religieux et conservateur qu’au mouvement laïque et réformateur.
« Le plus important, c’est l’éducation »
Intervenant régulièrement aux rencontres interreligieuses de l’Abbaye de Saint-Jacut-de-la-Mer, co-organisées par les Amis de La Vie (l’association des lecteurs de notre journal), Mehrezia affirmait : « La religion musulmane n’est un obstacle ni au féminisme ni à ma propre émancipation ».
Pour elle, le fait d’appartenir à une religion n’était en aucune manière un facteur déterminant du statut de la femme. « Le plus important, c’est l’éducation, la situation économique, les lois, mais aussi la culture. »
Pour répondre aux préjugés dont les femmes musulmanes sont aujourd’hui victimes, elle déclarait : « Il faut être réaliste et travailler sur les véritables sources de souffrances des femmes musulmanes : la pauvreté, le manque d’accès à l’éducation, l’exclusion de la vie publique et sociale ainsi que la sclérose de certaines pensées religieuses. »
Ayant fait en 2010 la couverture du supplément de La Vie, les « Essentiels », Mehrezia Labidi acceptait d’intervenir et de témoigner chaque fois que l’enjeu d’une conférence ou d’une rencontre était de permettre une meilleure compréhension entre juifs, chrétiens et musulmans.
Décédée le 22 janvier, quelques semaines seulement après son 57ème anniversaire, cette mère de trois enfants a été inhumée chez elle, deux jours plus tard, dans le caveau familial près de Nabeul, en Tunisie. Les autorités tunisiennes lui ont rendu un hommage appuyé. Comme on le fait pour une femme d’exception.