Comme l’un de ses héros, Abdulrazak Gurnah est né à Zanzibar et a trouvé refuge au Royaume-Uni. C’était en 1968. Aujourd’hui, le voilà prix Nobel de littérature pour son œuvre puissante sur le colonialisme, l’exil et le racisme.
Récompensé par le prix Nobel de littérature 2021 pour son analyse «sans compromis et empreinte de compassion des effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents», Abdulrazak Gurnah est l’auteur d’une dizaine de romans, parmi lesquels trois ont été traduits en français et deux viennent d’être réédités. Dans Paradis, un jeune esclave, Yusuf, rejoint le commerce caravanier de son maître dans l’Afrique de l’Est du début du XXe siècle.
La colonisation débute, tandis qu’elle s’est depuis longtemps achevée – tout en ayant façonné le monde – quand commence Près de la mer, qui suit Saleh Omar, un vieil homme ayant quitté Zanzibar pour demander l’asile en Angleterre, avec dans ses maigres bagages un morceau d’oud, encens merveilleux qui cristallise toute la mémoire de sa vie d’avant… Deux textes qui donnent une idée de la grande subtilité et du charme indescriptible de ce «classique de la littérature postcoloniale», qui décrit avec art tant les inégalités et les conditions du pouvoir au sein de la société que la capacité qu’ont les êtres à retirer des traumatismes qu’ils ont affrontés quelque chose qui tient de la bonté – et de la beauté.
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Madame Figaro. – Est-il vrai que vous avez commencé à écrire non parce que vous aviez le désir de devenir écrivain mais du fait de votre situation, à une époque où vous étiez seul et déraciné ?
Abdulrazak Gurnah. – C’est vrai. J’avais 18 ans et j’avais quitté Zanzibar pour une Angleterre dont j’ignorais tout. J’étais pauvre, sans ressources, je ne disposais d’aucune éducation ou compétence et j’avais le mal du pays. Le désir d’écrire est venu du désir de comprendre, de réfléchir à ce qui m’arrivait. Je ne voulais pas spécialement devenir écrivain, mais j’aimais noircir les pages de mes carnets. Après un ou deux ans à coucher mes pensées sur le papier, j’ai commencé à me demander si je ne pouvais pas ordonner et organiser tout cela, donner forme à cette matière. Ce n’est bien sûr qu’une première étape : avant d’en arriver au roman proprement dit, on met et remet le texte sur le métier, on suit telle piste, on s’interrompt, on en essaie une autre…
Yusuf participe au commerce caravanier, par définition nomade, tandis que Saleh quitte Zanzibar pour le Royaume-Uni… Pensez-vous que le déplacement est pour vous un moteur d’écriture ?
J’en ai l’expérience, ce qui m’a sans doute prédisposé à écrire sur ce thème. Quand on est passé par là, on est évidemment plus conscient des situations des déplacés et des exilés, elles ont plus de sens que pour ceux qui n’y ont jamais été confrontés. Le monde actuel regorge de ce type de trajectoires : on voit partout des gens se retrouver en des lieux sinon hostiles, du moins qui les considèrent comme des importuns ou des indésirables. Ils sont forcés de reconstruire leur vie loin de leur terre natale, qu’ils ont dû fuir à cause de la guerre, la terreur, la misère… C’est une des grandes composantes narratives de notre temps, aux dimensions multiples : pourquoi sont-ils là et que leur est-il arrivé ? Quels sont leurs souvenirs et qu’en font-ils ? Comment s’en sortent-ils au quotidien ? Comment les traite-t-on ?
Bien des pays riches se comportent de façon honteuse en tenant un discours qui criminalise les migrants et demandeurs d’asile
ABDULRAZAK GURNAH
Et que pensez-vous, justement, de la façon dont on traite aujourd’hui les réfugiés en Europe ?
Leur sort est atroce. Bien des pays riches se comportent de façon honteuse en tenant un discours qui criminalise les migrants et demandeurs d’asile – il suffit de voir les règles de détention en Angleterre –, alors que ce sont des personnes en détresse. Il ne s’agit pas de clamer : «Venez, installez-vous, les portes sont grandes ouvertes, et prenez tout ce que vous voulez !» Mais il y a des façons humaines de procéder, comme l’Allemagne avec les réfugiés syriens. Pour autant, l’Angleterre, la France ou l’Italie, et dans une certaine mesure la Hongrie, traitent les réfugiés en délinquants alors que ce ne sont pas des personnes qui viennent les mains vides, qu’elles peuvent beaucoup apporter au pays qui les accueille.
Pourrait-on dire que vous aviez le désir de raconter des histoires en adoptant une perspective différente de la perspective habituelle – européenne ou occidentale, disons ?
Oui. Ce n’est pas que je voulais écrire d’un point de vue qui soit non-européen ou occidental en tant que tel ; je voulais écrire d’un point de vue que je connaissais, mais, selon moi, pas assez connu. Je m’intéresse aux histoires cachées ou dont on n’a trop souvent donné qu’une version unilatérale. Aux gens qu’on ne voit pas – le réfugié dans Près de la mer,l’esclave dans Paradis – et aux pays et régions de la planète qu’on ne voit pas davantage, comme Zanzibar… Je voulais aussi éclairer le cosmopolitisme de cette partie de l’océan Indien, où les gens se connaissent de part et d’autre de la mer, partagent religions, cuisines, traditions, et sont habitués à se côtoyer et à vivre de concert. C’est un univers cohérent, autonome, qui ne dépend, ou plutôt ne dépendait, de personne d’autre que de lui-même. Aujourd’hui, la mondialisation est passée par là, mais au cœur de ce territoire demeure cette cohérence…
Vos personnages aiment à se raconter des histoires – mythes, rumeurs et superstitions dans Paradis, différentes versions du passé dans Près de la mer…
J’ai toujours aimé les histoires. Dans une culture très orale, elles jouent un rôle majeur : on se rassemble pour les partager, c’est à la fois un divertissement et un ciment. Elles sont aussi le reflet d’une réalité, une façon de dire comment le monde nous apparaît, comme nous nous le représentons. Dans le même temps, il est très difficile d’être précis quand on les transmet, même et surtout quand on était là. Il y aura toujours quelqu’un pour affirmer que la robe était bleue et non pas rouge, que l’homme n’était pas triste mais en colère, et ainsi de suite. Les histoires sont difficiles à cerner. Sitôt qu’on les raconte, elles deviennent quelque chose de plus, ou de moins. Puis, on les modifie au fur et à mesure qu’on change soi-même. Cette volatilité m’intéresse, car l’idée de vérité devient dès lors difficile à saisir. Elle cesse d’être fixe pour tenir en une superposition d’histoires…
Je m’intéresse aux histoires cachées ou dont on n’a trop souvent donné qu’une version unilatérale
ABDULRAZAK GURNAH
Une scène m’a frappée dans Près de la mer, celle où Latif est appelé «a grinning blackamoor » par un passant. Une expression qu’on pourrait traduire par «espèce de moricaud souriant»…
Je me référais à la continuelle survivance de termes insultants dans la littérature. L’homme qui en use fait comme si l’emploi de ce terme n’avait rien de péjoratif, comme s’il faisait montre de culture et non de racisme. Je voulais questionner cette hypocrisie, dire la nécessité de repenser l’usage du langage. En matière de racisme, les choses ont évolué depuis mon arrivée en Angleterre – il était rare alors de voir un Noir dans une équipe de football ! Des hommes et des femmes venus d’ailleurs se sont installés, ont eu des enfants qui sont allés à l’école, se sont mariés, ont eu d’autres enfants… La situation a changé, de façon parfois très visible, des déclarations et des comportements autrefois admissibles ont cessé de l’être, des lois contre la discrimination ont été édictées. Mais, tous les dix ans à peu près, le pays semble pris d’une frénésie de haine raciale, avec des cibles qui varient, des réfugiés syriens aux Roms – une folie encouragée par la presse et les politiciens qui diffusent des discours de violence et détestation. Personne ne conteste que ce sont des positions moralement indéfendables et, pourtant, cela recommence, encore et encore…
Près de la mer, traduit par Sylvette Gleize, Éditions Denoël, 384 p., 22 €.
Paradis, traduit par Anne-Cécile Padoux, Éditions Denoël, 288 p., 20 €.