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Quand Trump dit que Molenbeek est un trou à rats et Zemmour qu’il faut tous bombarder, ça va loin !
Tristement célèbre depuis les attentats de 2015 et 2016, la commune bruxelloise de Molenbeek présente un double visage. Bobo d’un côté, ghetto islamisé de l’autre, la ville d’origine de nombreux terroristes reflète les contradictions de la Belgique.
Depuis quelques années, Molenbeek-Saint-Jean s’est attiré la réputation de plaque tournante du djihadisme. Et pour cause : le noyau dur du commando de l’État islamique à l’origine des attentats de novembre 2015 (Paris) et septembre 2016 (Bruxelles) a grandi dans cette commune de 100 000 habitants. Passés de parcours délinquants ou criminels à Daech, Abdelhamid Abaaoud, les frères Abdeslam et Mohamed Abrini formaient une bande de copains molenbeekois originaires du Maroc, comme 60 % de la population locale. Leur équipée barbare a symboliquement pris fin le 18 mars 2016, jour de la capture de Salah Abdeslam dans la cave de son cousin… à Molenbeek.
« Au Nouvel An, il y a eu des voitures, des poubelles et des appartements brûlés dans tout Bruxelles, mais on n’a parlé que de Molenbeek »
Un scandale, la publication d’un prêche au cours duquel le recteur de la grande mosquée Al Khalil de Molenbeek appelait à « brûler les sionistes ». De tels propos font désordre dans la bouche du président de la Ligue des imams de Belgique, qui a pignon sur rue à Bruxelles. Car, comme Marseille, la capitale du royaume a conservé ses quartiers populaires et immigrés dans son enceinte au lieu de les rejeter en périphérie. Plusieurs des 19 communes bruxelloises constituent ainsi des petits Molenbeek où les minorités turques (Saint-Josse, Schaerbeek, Laeken) et marocaines (Anderlecht, Forest) tendent à constituer des majorités locales.
À un jet de pierres de la Grand-Place, longé par un tramway, le canal de Willebroeck sépare Bruxelles-ville de la tristement célèbre Molenbeek. Sur les quais, la belle brique rouge du centre pour demandeurs d’asile du Petit-Château voisine avec une fresque érotique. En face, des portraits pop art de quidams lunettés ou voilés ornent l’entrée de Molenbeek. Pour l’heure, les seuls radicalisés que je croise sont des cyclistes pédalant comme des dératés sur la piste face au Phare du Kanaal, un bar et « espace de co-working » à la façade peinte façon BD. Le lieu est prisé des bobos. À quelques encablures, dans le foyer associatif du quartier Maritime où il officie, Ali s’agace de l’image de coupe-gorge qui colle à la peau de sa ville : « Au Nouvel An, il y a eu des voitures, des poubelles et des appartements brûlés dans tout Bruxelles, mais on n’a parlé que de Molenbeek. Puisque c’est vendeur pour les médias, tout ce qui s’y passe est démultiplié. » La nuit de la Saint-Sylvestre, de jeunes Molenbeekois ont incendié des poubelles, un sapin de Noël, caillassé une voiture de pompiers, pillé une pharmacie, dévasté du mobilier urbain. Au lendemain de ces déprédations, la nouvelle bourgmestre Catherine Moureaux a certes réclamé la fin du sentiment d’impunité, mais surtout stupéfait l’opinion publique en déclarant : « Si nous n’organisons pas de fête, les jeunes font leur propre fête ! »
De bon matin, dans ces rues désertes, on imagine mal la délinquance, les trafics, le racket qui peuvent sévir nuitamment aux abords du métro Étangs noirs. Des quais, la rue de l’Avenir et ses friches nous plongent dans le passé laborieux de ce petit Manchester aujourd’hui désindustrialisé. Dès 1964, des ouvriers marocains et turcs s’y sont installés pour venir travailler dans les mines de charbon en vertu des conventions signées avec leur pays d’origine. Leurs familles suivront à l’instauration du groupement familial en 1973. À mesure que l’on s’éloigne du canal, le décor et la population changent. Le vieux Molenbeek déploie ses enseignes qui fleurent bon le bled : pâtisseries orientales, boucheries hallal, agences de voyages vers le Maroc, librairies islamiques, magasin de chaussures El-Qods, cafés branchés sur Al-Jazira, coiffeuses pour mariées, marchands de bondieuseries coraniques… Nombre de librairies islamiques sont pavoisées aux couleurs de Jérusalem. D’innombrables brochures religieuses du type « Daoud, roi et prophète » (merci pour l’ego !), « La Palestine nous unit », « Être une bonne épouse musulmane » ou « Comment faire ses ablutions » garnissent les rayonnages. « C’est ce que j’appelle l’islam mumuse. Le marais des musulmans est en quête de normes islamiques, d’une orthopraxie dans des livres qui contiennent des prescriptions quotidiennes très prosaïques et des horreurs, notamment contre les juifs », soupire un jeune intellectuel réformateur musulman qui préfère rester anonyme. Comment lui donner tort ? On ne compte plus les commerces communautaires dans ce cœur de ville où les femmes voilées côtoient leurs coreligionnaires en survêtement ou qamis.
Issu d’une fratrie de huit garçons, Ali est le fils d’un ouvrier rifain originaire d’un petit village amazigh. S’il parle berbère à ses parents et ne renie pas ses racines, le jeune travailleur social se considère avant tout comme belge. « On est imprégné de culture occidentale. Le divorce, pour la génération de mes parents, c’était quelque chose d’inimaginable. Les familles changent, deviennent recomposées ou monoparentales. » Certes, l’individualisme progresse, mais le contrôle social de la communauté plane au-dessus de l’immigration arabo-musulmane. L’ancien parlementaire vert flamand Luckas Vander Taelen appuie cette hypothèse : « Un jour, la présidente du parti Groen, Meyrem Almaci, d’origine turque, m’a dit : “Dans votre culture, il y a crime et jugement. Chez nous, honneur et honte.” » Face aux dérives criminelles ou terroristes de certains jeunes, plutôt que de les dénoncer aux autorités, leurs proches s’enferrent trop souvent dans le déni. La honte est trop grande pour assumer.
« Comme Oran et toutes les autres villes de la rive sud de la Méditerranée ! » Comme la famille d’Ali, la plupart de ces Belgo-Marocains viennent du Rif, au nord du Maroc naguère colonisé par l’Espagne. Réputés d’un naturel frondeur et conservateur, les Rifains installés en Belgique n’ont pourtant pas toujours manifesté une si grande piété. « Ici, les femmes voilées n’existaient pas dans les années 1970 et 1980, jusqu’au début des années 1990. Les immigrés sortaient, buvaient leur petit verre, savaient s’amuser et vivaient normalement », atteste Hamid Benichou, cofondateur du Centre citoyen belge musulman laïque. Au fil des ans, ce vétéran d’origine algérienne a vu Molenbeek s’islamiser « comme Oran et toutes les autres villes de la rive sud de la Méditerranée ! » L’ancien policier ne reconnaît plus sa ville d’adoption métamorphosée par la prédication des prêcheurs islamistes – Frères musulmans et salafistes. Dans son enquête En immersion à Molenbeek (2006), la journaliste Hind Fraihi décrit minutieusement le mode de vie communautaire qu’adoptent nombre de musulmans : de la pharmacie au club de sport aux horaires séparés en passant par la boucherie, le restaurant et le site de rencontres entre musulmans, le label hallal apporte une onction religieuse, mais aussi identitaire. Et la demande ne faiblit pas. Symbole de ce séparatisme culturel, sur la Place communale, au numéro 30, ancienne adresse de la famille Abdeslam, une honnête commerçante pakistanaise vend des robes de mariée orientales sans parler un seul mot de français ou de néerlandais. Mais qu’en est-il des deuxième, troisième ou quatrième générations ?
Sur un plan plus anthropologique, Ali m’assure que la tradition du mariage entre cousins de la même tribu n’a plus droit de cité chez les moins de 30 ans. De même, il est de plus en plus rare qu’un Belgo-Marocain ramène une fille du pays pour se marier. Les mariages mixtes sont-ils pour autant entrés dans les mœurs ? En règle générale, un Belgo-Marocain a la liberté d’épouser une Belgo-Belge qu’il convertira mais, charia oblige, la réciproque se révèle bien plus compliquée… « Je n’arrive pas à obtenir le nombre de mariages mixtes. C’est un chiffre qu’on ne veut pas donner parce qu’il y en a très peu. On voit de superbes filles marocaines dont on peut espérer qu’elles s’émancipent, mais c’est très rare qu’elles aillent jusqu’au mariage », glisse le reporter Jean-Pierre Martin, coauteur de Molenbeek-sur-djihad (Grasset, 2018). Resserrons la focale : si les Belgo-Turcs composent une véritable diaspora dont le lien avec le pays se perpétue de génération en génération à travers des mosquées directement gérées à Ankara par la direction des affaires religieuses (« Diyanet »), il en va tout autrement des Belgo-Marocains. Soit dit en passant, pratiquement aucun Belge d’origine turque n’a rejoint l’État islamique… Autant les immigrés turcs reproduisent la figure du pater familias et les mariages endogames, autant les foyers belgo-marocains traversent de sacrées turbulences. En témoigne le film Les Barons (2009) de Nabil Ben Yadir, dont le succès a pris l’ampleur d’un phénomène de société. L’histoire d’une bande de glandeurs maroco-bruxellois qui fait de son oisiveté un art de vivre et végète dans l’insouciance jusqu’à l’échéance fatidique du mariage. Sous la pression paternelle, le héros Hassan consent à un mariage arrangé, rompt les noces sous un faux prétexte puis tombe amoureux de Malika, la sœur de son meilleur ami. Le drame commence : Malika a beau être journaliste et vouloir vivre comme elle l’entend, son frère aîné ivre de rage tabasse Hassan en règle dès qu’il apprend ses velléités amoureuses. Avant le happy end de rigueur, Hassan confie à Malika : « Une meuf chez nous, quand elle se marie avec un mec, elle voit son frère en lui, elle voit son père en lui, donc elle dit pas tout, y’a déjà des secrets avant même la nuit de noces. » Ballotté entre les traditions familiales et l’attraction de la société occidentale, inapte à épouser une fille du bled, le personnage d’Hassan exprime les aspirations contradictoires de toute une génération.
Du mariage choisi à l’union exogame, il y a un long chemin. « De mon temps, les jeunes filles étaient mariées au plus vite pour éviter qu’elles se fassent dévierger et préserver l’honneur de la famille. Quand je disais vouloir faire des études, on me répondait : “Redescends sur terre, tu vas te marier à 14 ou 16 ans, t’auras six ou sept enfants” », raconte Faten, 42 ans, fille de la troisième génération d’une lignée rifaine. Née à Anderlecht, commune limitrophe de Molenbeek, la jeune femme réfractaire au carcan obscurantiste a essuyé les plâtres sur les bancs de l’école. Croyant bien faire, les professeurs orientaient leurs élèves immigrés vers les mêmes métiers que leurs parents – carrosserie, mécanique, plomberie pour les garçons ; couture et cuisine pour les filles –, dans l’idée qu’ils rentreraient tôt au tard au pays et devraient y trouver un emploi. « Comme on était dans des écoles poubelles en majorité maghrébines, on ne réussissait pas vraiment », se souvient Faten. Pourtant, les filles d’origine marocaine brillent bien plus fréquemment que leurs petits camarades masculins. Dans une culture patriarcale qui met en avant le frère aîné, le culte de la virilité agit comme une bombe à retardement chez ces petits coqs. Ex-professeur, le sociologue de l’éducation Bruno Derbaix confirme ce diagnostic. À l’école de la Sainte-Famille de Schaerbeek, de 2007 à 2009, l’un de ses disciples s’appelait Najim Laachraoui, kamikaze de l’aéroport de Bruxelles. Comme nombre d’écoles catholiques de Belgique, cet établissement comptait une large majorité d’élèves allochtones, principalement originaires du Maroc, de Turquie ou de Centrafrique. La plupart des jeunes hommes sensibles aux sirènes de l’islamisme viennent de familles nombreuses et pauvres, dont le père chômeur ou déclassé a perdu de sa superbe et les garçons turbulents se retrouvent livrés à eux-mêmes. « Les enseignants appellent ces parents démissionnaires les “t’es déjà là ?”, parce qu’ils accueillent leurs enfants qui ont passé toute la journée dans la rue vers 22-23 heures en leur lançant : “t’es déjà là” ? » déplore le pédagogue, par ailleurs vent debout contre l’« islamophobie » de la société belge. Au cours de la scolarité, le fossé entre les jeunes Maghrébins lâchés dans la rue et leurs sœurs aussi studieuses que cloîtrées se creuse. Longtemps rabaissées au sein de leurs familles, certaines filles ont pris leur revanche sur leurs frères. Y compris les plus dévotes. Depuis la chute de la maison Tariq Ramadan, les groupies des Frères musulmans s’égaillent dans deux directions opposées : quelques-unes optent pour un « islam peace and love » résiduel qui les pousse à abandonner leur voile, tandis que beaucoup se tournent vers un néosalafisme archéoféministe. « Après les attentats, on a accusé internet et les télés par satellite d’avoir endoctriné les jeunes. Effrayées, les mères ont envoyé leurs enfants à la mosquée. Résultat : ils se radicalisent dans les mosquées où on dit aux femmes qu’elles sont plus importantes que les hommes en tant que vectrices de l’éducation islamique », selon Faten. Une fois rentrées dans leurs pénates, les filles réislamisent leurs familles, non sans contester l’autorité de leurs parents affaiblis par l’échec fréquent de leurs fils. Des cercles de femmes tiennent aujourd’hui des mosquées et des entreprises religieuses fondées sur la summa divisio entre hallal (« licite ») et haram (« illicite »). « On ne demande même plus d’obéir à l’homme et au mari. Il faut obéir à Allah », renchérit Faten qui me décrit un système de points évaluant le comportement quotidien de la bonne musulmane. De médecine prophétique (hijama) en sophrologie islamique, ces Diafoirus enfoulardées partagent l’orthodoxie et le messianisme des radicalisés, sinon leurs appels explicites à la violence. « L’an dernier, à Molenbeek, j’ai entendu une femme médecin voilée proclamer dans une salle louée à la ville : “Si la hijama ne guérit pas, cela ne sert à rien d’aller voir des médecins occidentaux” », m’apprend Faten.
Mais que fait la mairie ? Que le système Philippe Moureaux, du nom du bourgmestre de Molenbeek entre 1992 et 2012, père de l’actuelle maire et mort en décembre dernier, ait été qualifié « d’islamo-socialisme » ne doit rien au hasard. Épinglé au lendemain des attentats, l’ancien homme fort du PS bruxellois est devenu le symbole de ces édiles fourvoyés dans le clientélisme communautaire. Sa trajectoire n’a pourtant rien de rectiligne puisqu’il avait mené une campagne contre l’immigration en 1981. « Comme la plupart des socialistes bruxellois, qui voyaient leur ville se dégrader du fait de la présence importante de groupes d’immigrés », me précise son ex-bras droit Merry Hermanus, 74 ans, aujourd’hui militant en roue libre du PS. Loin d’être une stratégie électoraliste préméditée, son virage diversitaire s’opère au début des années 1990 lorsque des émeutes secouent Molenbeek et Anderlecht. « Il a cru pouvoir acheter la paix communautaire en cédant aux revendications des mosquées », soupire Hermanus. Dès lors, l’universitaire marxiste fils de grands bourgeois libéraux découvre un prolétariat de substitution qu’il se plaît à choyer : horaires séparés dans les piscines, semaines de la Palestine, emplois communaux et logements sociaux. Durant dix-neuf des vingt-cinq dernières années, les Moureaux ont régné sans partage sur Molenbeek. Après vingt ans de bons et loyaux services aux côtés de Philippe Moureaux, l’ex-échevine à la Culture Françoise Schepmans (MR, droite libérale) a accédé à l’hôtel de ville en 2012, avant de perdre son fauteuil en décembre dernier puis de devenir première échevine… de Moureaux fille. De 2012 à 2018, une nouvelle équipe municipale a tenté de nettoyer les écuries d’Augias. « Fin 2013, je me suis rendu compte qu’une famille gagnait plus de 4 500 euros par mois, mais vivait dans un logement social. C’était les Abdeslam », se remémore l’ex-échevin au logement Karim Majoros. Après enquête, l’élu écolo apprend que ce clan influent a bénéficié du parc social après que ses enfants ont mis le feu à leur appartement ainsi qu’à celui de leurs voisins. L’anecdote est révélatrice du mélange de laxisme, de paternalisme et de népotisme qui ont caractérisé les années Moureaux. Le bourgmestre s’est appuyé sur les réseaux de son lointain prédécesseur socialiste Edmond Machtens – aux commandes de 1939 à 1978. Ce fieffé mégalo a baptisé un boulevard à son nom de son vivant et achetait ouvertement des voix en promettant un poulet garni d’une demi-livre de beurre ! C’est sous son magistère que les classes moyennes ont fui le vieux Molenbeek défiguré par les travaux du métro et enclavé par l’arrêt du viaduc automobile à l’entrée de la commune. Les prix de l’immobilier s’effondrant, de nouvelles populations ont investi le quartier aux belles demeures traditionnelles, sans commune mesure avec les barres d’immeubles de nos banlieues. « Dans les années 1980, je voyais des enveloppes circuler pour obtenir des marchés publics de travaux sans réels appels d’offres. C’était très facile de savoir grâce à quel élu les gens avaient obtenu leur logement social : il suffisait de voir l’affiche collée sur leur fenêtre ! » en sourit l’ancien conseiller communal Eric Neirynck. En somme, Moureaux s’est adapté à la sociologie de sa commune, dont les trois quarts des jeunes sont au chômage, en maintenant ses administrés dans l’assistanat. « Le PS a fait 23 % à Bruxelles aux dernières élections. Si vous enlevez les Maghrébins, il vaut 8 % », lâche Hermanus. Mécanique, l’analyse appelle une précision : par l’opération du vote préférentiel, les électeurs sélectionnent leurs candidats favoris sur une liste, écartant systématiquement les noms exotiques qui n’ont pas la carte communautariste. Quoique bien placé sur la liste MR, Abdallah Kanfaoui (MR) n’a par exemple jamais pu se faire élire à Molenbeek alors qu’il a franchi sans coup férir les portes du parlement régional…