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Pour Camus, la peste de l’époque, c’est le nazisme, que l’on appellera ensuite « la peste brune ».
Bernard Pivot a publié un tweet où il fait remarquer que « le coronavirus est anticapitaliste (chute de la Bourse), il aime l’or (+ o8 %), c’est un écolo (moins d’avions dans le ciel), c’est un misanthrope (il déteste que les gens se parlent), c’est un puritain (il empêche les gens de se toucher) ».
Olivier Martinez dans « Le Hussard sur le toit » de Jean-Paul Rappeneau, d’après le roman de Jean Giono.
L’humour est nécessaire quand la peur exagère et se répand de manière explosive. Certes, le virus est en train de bouleverser l’ordre mondial et donne à la mondialisation son aspect dramatique.
Le monde a de tout temps connu des épidémies aux conséquences autrement plus tragiques que celles que nous connaissons aujourd’hui. La peste a tué des millions de personnes. La grippe espagnole qui a sévi de 1918 à 1919 a fait 50 millions de morts à travers la planète. Le coronavirus, méchant mais n’ayant rien à voir avec les autres pandémies, tue 2 % des personnes contaminées. Cela n’a pas empêché le développement d’une peur générale au sein de toutes les populations.
La littérature continue d’être prise au sérieux
Il n’épargne presque aucun État. On ne comprend pas pourquoi et comment l’Italie a pu être frappée si durement en quelques jours. Le tourisme ? L’insouciance ? Un journaliste italien, correspondant à Paris, a avancé l’idée que ce pays a la population la plus vieille d’Europe, sachant que le coronavirus s’attaque en priorité aux personnes âgées. Cette explication n’est pas convaincante. Si l’Italie se trouve dans cet état déplorable, c’est plus une question de hasard et aussi à cause de ses rapports fréquents et importants avec l’industrie chinoise.
Curieusement, des Français se sont précipités dans les librairies pour acheter le roman d’Albert Camus La Peste, écrit en 1947. La littérature continue d’être prise au sérieux, on y cherche des explications ou un réconfort. Comment ce roman va-t-il éclairer les lecteurs très informés mais pas rassurés ? Pourtant, le bacille de la peste est différent du coronavirus, né d’animaux sauvages mangés par des Chinois. Je n’oublierai jamais la première fois que j’ai lu ce livre. Bouleversé, j’ai tout de suite cherché la « peste » dans le monde où je vivais à l’époque.
Cela se passe à Oran, en 1940. Des rats par milliers viennent mourir dans cette ville. Ils portent en eux le bacille de la peste, un mal incurable en ce temps-là. Voilà que les habitants meurent en grande quantité. Le Dr Rieux (le porte-parole de l’auteur) lutte comme il peut contre cette tragédie. Il l’attribue à l’absurdité de la vie. La maladie arrive et s’en va comme elle est arrivée, laissant un message aux humains consistant à leur rappeler que l’homme est porteur de quelque chose qui ressemble à ce bacille, le mal, lequel, ne sera « jamais totalement terrassé ».
Pour Camus, la peste de l’époque, c’est le nazisme (que l’on appellera ensuite « la peste brune »). La résistance contre ce mal absolu n’est pas totale. Il y a des collaborateurs, des hommes cyniques et opportunistes, comme Cottard qui profite de la situation pour organiser le marché noir ; il y a le prêtre, le père Paneloux, qui, comme nous le constatons aujourd’hui, pense que cette épidémie est une « punition divine », un châtiment envoyé par Dieu pour frapper ceux qui s’éloignent de sa route.
Le « complotisme » est devenu l’explication systématique à ce qui se passe dans le monde. J’ai entendu que ce seraient « les services secrets américains » qui auraient envoyé ce virus infecter la Chine afin de paralyser son économie. Absurde ! Quelques jours après, on apprend que des Américains ont été contaminés. Pendant ce temps-là, Trump affirme à la télévision que « l’Amérique va détruire ce virus ». Elle n’a rien détruit du tout.
La nature et l’absurde s’allient pour se venger de l’homme
Le roman d’Albert Camus reste contemporain à condition de le lire comme une métaphore multiple de la précarité de la condition humaine. L’agonie puis la mort d’un enfant (le fils du juge Othon), atteint par le bacille de la peste, fait dire à Camus, ou plus exactement au Dr Rieux : « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés. » Aujourd’hui, des images d’enfants frappés dans la province d’Idleb, en Syrie, par des bombes syriennes et russes nous parviennent tous les soirs sur nos écrans et nous sommes désemparés, comme le Dr Rieux face à la tragédie oranaise.
Un autre roman, Le Hussard sur le toit de Jean Giono (1951), a pour cadre l’épidémie de choléra qui ravage la Provence en 1830. Presque comme aujourd’hui, des villes sont barricadées, des routes barrées, des voyageurs mis en quarantaine, la panique et la mort sont partout. Un étranger, le jeune colonel des hussards, Angelo Pardi, débarque dans ce paysage à la recherche d’un ami, Giuseppe, qui vit à Manosque. C’est en premier l’étranger qu’on soupçonne d’avoir empoisonné les fontaines et d’être l’auteur de cette catastrophe. Ce roman d’aventures se transforme en un roman d’amour. Mais la question que semble nous poser Giono est : « Est-ce le choléra ou la peur qui tue ? »
Le coronavirus – invisible à l’œil nu — est en train de frapper sans distinction des personnes valides et d’autres fragiles. L’économie est aussi attaquée. Les tenants du racisme sont confrontés à un mal leur rappelant que la couleur de peau n’est pas un élément d’une hiérarchie sociale. Quant aux politiques, ils ne savent pas comment se comporter face au danger invisible qui se propage allègrement, comme si l’homme qui a tant maltraité la planète était invincible. Force est de constater que, de temps en temps, la nature (si maltraitée) et l’absurde s’allient pour se venger de l’homme en le réduisant à peu de chose, un corps dont les poumons sont rongés de l’intérieur, entraînant une mort par asphyxie. Pendant ce temps-là, le prix du baril de pétrole tombe à 32 dollars, une façon de faire chuter la Bourse et de transformer une crise sanitaire en une crise économique aux conséquences incalculables.
ll ne faut pas désespérer de la littérature. L’épidémie de Covid-19 redonne du tonus à « La Peste » de Camus et au « Hussard sur le toit » de Giono. Par Tahar Ben Jelloun