Vues:
592
En quoi les rites funéraires sont-ils importants ?
Ces rites existent depuis au moins 100.000 ans et sont attestés dans les deux espèces humaines, Homo sapiens et Néandertal. S’ils varient selon les cultures et les époques, il y a deux constantes. D’une part, les rites entourent l’éloignement physique des corps des morts, car la transformation du corps est douloureuse à voir et à accompagner ; ils permettent de supporter la séparation physique très difficile à vivre du point de vue affectif.
D’autre part, les rites consolent en dotant le défunt de moyens – nourritures, parures, armes – alors qu’il « s’éloigne » vers le territoire des morts. Ils sont composés de gestes symboliques et répétitifs. Cette forme de conformisme normalise la séparation. La présence de prêtres ou de préposés souligne aussi qu’un Dieu ou que des dieux l’accompagnent. Les grandes religions se sont largement appuyées sur cet effroi de la séparation pour installer un mélange de pouvoir et de soutien.
Jusqu’au XXe siècle, la collectivité prend en charge la souffrance du deuil, c’est-à-dire qu’elle édicte à l’endeuillé en pleine détresse ce qu’il doit faire en matière de rites, de durée du deuil, etc. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, un profond changement s’opère : la perte d’un être cher s’exprime pour la majorité sur un plan psychologique, alors que l’expression individuelle de la souffrance était jusqu’alors réservée à une élite.
Les funérailles sont toujours l’occasion de retrouvailles autour de souvenirs communs. Aujourd’hui, tout le monde peut dire « je souffre » à l’occasion d’un décès. Même si la pratique religieuse est en forte diminution, les propositions des grandes religions autour de la mort sont souvent conservées par conformisme. Nous savons qu’il faut faire une cérémonie, mais nous ne savons plus quelle en est la finalité. Pour autant, les funérailles sont toujours l’occasion de retrouvailles autour de souvenirs communs. Des retrouvailles aujourd’hui impossibles signifient-elles un deuil impossible ?C’est l’une des conséquences directes du confinement. Beaucoup de gens ne pourront assister aux funérailles. Voir le mort pour les proches parents, le cercueil pour les autres, permet de façon symbolique de s’assurer qu’il est bien mort. Ne pas pouvoir le faire peut nous maintenir dans un refus de la mort de la personne aimée. Par ailleurs, la cérémonie propose un rite de séparation : on reconnaît que l’on est séparé irrémédiablement de la personne aimée. Et elle comprend un rite de réintégration. Dans le discours religieux et culturel, mais aussi dans l’esprit de ceux qui ne sont aujourd’hui pas forcément croyants, le mort va rejoindre la communauté bienveillante des ancêtres ; cette affirmation est rassurante pour les personnes qui pleurent sa disparition. Or c’est tout cela qu’il n’est pas possible de faire aujourd’hui. Trouver son chemin après la disparition d’un être cher.
Je m’inspire de différentes situations dramatiques, comme les accidents où le corps est trop détérioré pour être montré, ou bien les catastrophes qui ne permettront pas de revoir le défunt. Nous apprenons de ces deuils qu’en l’absence de corps il faut revenir au symbole. On peut ainsi s’attacher à ce qui représente le mort, même si cela semble dérisoire : le stylo d’une grand-mère, le violon d’un frère, etc. Si le contexte actuel nous empêche de nous rendre à la cérémonie funéraire, nous pouvons inventer d’autres manières de la célébrer ; tout est possible dans la mesure où c’est audible et vivable. Parler du coronavirus et de la mort aux enfants. Les Antillais, depuis très longtemps, filment les funérailles pour envoyer la vidéo à la diaspora qui n’a pas pu venir. Des retransmissions en direct sont actuellement organisées ceux qui ne peuvent participer aux enterrements à cause du confinement – c’est une bonne chose. Plus simplement, on peut se recueillir chez soi au moment de la cérémonie, créer un petit espace dédié au défunt avec des photos, allumer une bougie. Tous ces éléments viennent soutenir le processus du deuil qui débute. Cela n’empêchera pas de se réunir plus tard, quand l’épidémie sera passée ; je vois d’ailleurs qu’aujourd’hui les avis de décès sont presque tous suivis de la mention « Une cérémonie sera proposée ultérieurement ».
Je pense qu’il faut qu’ils soignent, justement, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire au sens du traitement de la maladie, le « cure » en anglais, mais aussi de la sollicitude, le « care ». Si tous les soignants ne sont pas formés aux soins palliatifs, ils peuvent poser des gestes et dire des mots simples, ce qu’ils font déjà. Le vrai problème est celui du temps : les soignants sont surchargés de travail. Je suggère que l’infirmier référent du patient en réanimation, dans le cas du Covid-19, puisse être un petit peu déchargé pour s’occuper de la fin de la vie du patient, en lien avec la famille. Comme un passeur de mots, il pourrait transmettre au malade, même plongé dans le coma, quelques paroles de sa famille. La mort parlons-en !
Il peut répondre à leurs questions essentielles : a-t-il souffert ? A-t-on pu lui donner des médicaments qui ont apaisé son agonie ? Ces quelques mots peuvent alléger la très grande peine d’avoir laissé un parent mourir seul et d’avoir manqué ce moment singulier d’échange avec la personne aimée au seuil de la mort. Je plaide aussi pour que les services de réanimation aient un petit nécessaire de maquillage, qu’ils ferment les yeux du mort bien sûr, mais aussi qu’ils le coiffent et lui redonnent un visage apaisé. Ces traits détendus sont le signe rassurant que la personne n’est plus en lutte, que la bataille entre la vie et la mort est terminée.
Il y a eu en 2019 en moyenne 1677 morts par jour selon les statistiques de l’Insee. Il y a, à l’heure où nous parlons, entre 250 et 500 morts par jour du Covid-19. Même si ces décès peuvent apparaître comme violents, je crois qu’ils ne changent pas pour l’instant radicalement notre vision, notamment parce que, en majorité, les victimes sont relativement âgées. Imaginez s’il s’agissait uniquement d’enfants… Pourtant, j’espère que l’épidémie va entraîner une réflexion et que nous allons revoir notre position sur la mort, et surtout sur notre propre mortalité. Nous nous comportons si souvent comme si nous étions immortels ! alors que ce qui nous caractérise peut-être le plus est d’être vulnérables.