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Une contribution du Dr Abderrahmane MEBTOUL*
Professeur des universités, expert international
Transition numérique et énergétique, nouveau modèle de consommation, primat du savoir… en plus des défis d’une nouvelle gouvernance mondiale qui se déploie, les dirigeants algériens doivent aussi faire face à la déstabilisation régionale, en Méditerranée et en Afrique. Développer une vision stratégique adaptée** est désormais une urgence. Analyse. Pr A. Mebtoul.
Dr Abderrahmane MEBTOUL, Professeur des Universités, économiste, expert international (Algérie). En arrière-plan, la fameuse baie d’Oran, sa ville. ©AM/AP.P et DR
La nécessité d’une vision prospective stratégique est inéluctable, car les nouvelles dynamiques modifieront les rapports de force à l’échelle mondiale et affecteront les recompositions économiques, sociaux et politiques, en n’oubliant pas le culturel qui façonne les comportements présents et futurs, à l’intérieur des États comme à l’échelle des espaces régionaux, d’où l’importance pour l’Algérie des politiques d’adaptations perpétuelles en ce monde en perpétuel mouvement, face aux enjeux géostratégiques pour des solutions adéquates.
Un exemple régional de la pression exercée par ces changements, ce sont les enjeux gaziers en Méditerranée orientale qui interpellent l’Algérie dont le marché principal du gaz se trouve en Europe, et dont les hydrocarbures avec les dérivés procurent en 2019 quelque 33 % des recettes de Sonatrach et environ 98 % des recettes en devises du pays , avec un prix de cession du gaz qui a connu une baisse de plus de 75 % en dix ans.
I – L’ALGÉRIE EXPOSÉE AU RISQUE LIBYEN
En Méditerranée orientale, des enjeux importants se déroulent concernant la reconfiguration géopolitique de la région, notamment les tensions entre la Grèce et la Turquie à propos des gisements de gaz, ne sont que l’apparence, et aussi en Libye.
Le contrôle de ces importants gisements influe sur la filière énergétique au niveau de la région, et impacte aussi indirectement le prix de l’énergie et des parts de marché de l’Algérie en direction de l’Europe, son principal client. Ainsi, l’édition d’août 2020 de la revue « El Djeïch » de l’ANP (Armée Nationale Populaire, ndlr), a mis en relief que « l’évolution de la situation en Libye peut être source de défis et de menaces sur notre sécurité nationale et que la sécurité de la Libye participe de la sécurité de l’Algérie ».
C’est que la Libye, avec sa situation géographique stratégique aux portes de l’Europe et de l’Afrique, ne compte qu’une population ne dépassant pas 7 millions d’habitants mais dispose de avec 42 milliards de barils de pétrole etde 1 500 à 2 000 milliards de mètres cubes gazeux, ainsi que d’autres richesses colossales. Celles-ci suscitent bien des convoitises, qui expliquent les tensions où s’affrontent, par groupes interposés, les grandes et moyennes puissances, favorisant l’insécurité, et le terrorisme via différents trafics.
Cela, explique entre autres, les tensions en Méditerranée orientale, les accords entre le gouvernement de Tripoli et la Turquie – qui d’ailleurs entend se placer en Afrique au travers de nouvelles bases militaires – pour le contrôle d’une partie des gisements d’hydrocarbures.
Vulnérabilité du Sahel et liens entre trafic et terrorisme
Selon différents experts militaires trois facteurs permettent de comprendre les liens entre trafic et terrorisme au niveau de la région.
Premièrement, l’existence de mouvements communautaires, ethniques et religieux, qui permettent une collaboration entre terroristes et criminels , sur la base de valeurs partagées et de confiance mutuelle .
Deuxièmement, la survenance d’un conflit armé.
Troisièmement, les contraintes qui jouent lors d’échanges transnationaux complexes de marchandises illégales ; des échanges qui impliquent souvent d’autres parties intermédiaires et certains segments corruptibles de l’administration.
Ce qui complique davantage la situation, c’est la non-reconnaissance par les tribus libyennes du gouvernement qui n’est pas en mesure d’assurer la protection des frontières, devant impliquer les tribus dans les négociations, et d’autant plus que ces dernières détiennent un lot d’armement important puisé dans les casernes de la défunte armée libyenne.
Le Sahel est également une zone de transit pour les passeurs. 50 % à 60% de ceux qui traversent la Libye vers l’Europe passent par la région. Les événements récents ont souligné que la traversée de la Méditerranée peut se transformer en drame et qu’il est urgent que tout le monde coopère pour arrêter les flux migratoires : créer des centres d’accueil, donner des moyens à la police pour contrôler ces flux migratoires et créer les conditions pour le retour.
C’est pourquoi il y a lieu d’accorder une attention particulière aux tensions au niveau de la ceinture sahélienne qui recouvre, entièrement ou en partie, les pays suivants : l’Algérie (à l’extrême sud) ; le Sénégal ; la Mauritanie (au sud) ; le Mali ; le Burkina Faso (au nord) ; le Niger ; le Nigeria (à l’extrême nord) ; le Tchad (au centre). Le Sahel est un espace sous-administré et souffrant d’une mauvaise gouvernance chronique.
La vulnérabilité du Sahel découle d’une profonde vulnérabilité des États qui le composent, accentuée par la pression démographique. Caractérisé par une forte croissance démographique (environ 3,1 %), le Sahel compte plus de 100 millions d’habitants en 2020 et devrait doubler sa population d’ici à vingt-cinq ans. Cette croissance affecte la sécurité humaine et notamment alimentaire de la région dans son ensemble.
À cela se greffent d’importantes inégalités qui accentuent l’intensification de la radicalisation, fruit d’une conjonction de facteurs liés à l’individu, ses relations, sa communauté et son rapport à la société. De plus, des ingérences étrangères manipulent différents acteurs afin de se positionner au sein de ce couloir stratégique et de prendre le contrôle des nombreuses richesses de l’arc sahélien : sel, or, pétrole et gaz, fer, phosphate, cuivre, étain et uranium nourrissent les convoitises de puissances désirant s’en assurer le contrôle.
Pour l’Algérie, il y a urgence à une coopération tant régionale que mondiale dans la lutte contre la criminalité transnationale, nécessitant une coopération en réseaux passant par l’amélioration des bases de données afin de lutter efficacement contre le crime transfrontalier et le terrorisme (1). Il s’agit donc de lever les contraintes de la corruptibilité générale des institutions qui ont des difficultés à s’adapter aux nouveaux défis posés par la sophistication des réseaux du crime organisé, et d’autant plus que la collaboration inter-juridictionnelle est ralentie par l’hétérogénéité des systèmes juridiques, notamment en Afrique du Nord et en Afrique noire.
II – LE GAZ DU BASSIN LEVANTIN
DESTABILISE LES RELATIONS RÉGIONALES
D’ici quinze à vingt ans, l’Afrique abritera un quart de la population mondiale. Ses richesses colossales constituent les enjeux géostratégiques du XXIe siècle et dès l’horizon 2030, sous réserve d’une bonne gouvernance, l’axe de croissance de l’économie mondiale se déplacera de l’Asie vers l’Afrique.
D’où les rivalités entre la Chine, les États-Unis, l’Europe et certains pays émergents, avec une recomposition des forces, au niveau du Moyen Orient.
Sur le plan énergétique, mon ami, le polytechnicien Jean-Pierre Hauet de KP Intelligence (France) note avec justesse que la scène énergétique s’anime en Méditerranée avec au moins deux grands champs de manœuvre dont il est intéressant d’essayer de comprendre les tenants et d’anticiper les aboutissants.
Le premier théâtre d’opération est celui des énergies renouvelables (éolien, solaire à concentration, photovoltaïque) qui s’est caractérisé par le lancement de grandes initiatives fondées sur l’idée que le progrès technique dans les lignes de transport à courant continu permettrait de tirer parti de la complémentarité entre les besoins en électricité des pays du Nord et les disponibilités en espace et en soleil des pays du Sud. On parlait alors de 400 M€ d’investissements et de la satisfaction de 15 % des besoins européens en électricité.
Aujourd’hui le projet Desertec est plutôt en berne, du fait notamment du retrait de grands acteurs industriels, Siemens et Bosch, et du désaccord consommé entre la fondation Desertec et son bras armé industriel la Desertec Industrial Initiatitive (Dii). La Dii poursuit ses ambitions d’intégration des réseaux européens, nord-africains et moyen-orientaux, cependant que la Fondation Desertec semble à présent privilégier les initiatives bilatérales au Cameroun, au Sénégal et en Arabie Saoudite.
Le second théâtre d’opérations est plus récent : il a trait à la découverte à partir de 2009, des ressources gazières en off shore profond, en Méditerranée orientale, ce qui explique les tensions actuelles.
Les grandes compagnies qui exploitaient jusqu’alors d’autres champs plus accessibles, plus rentables ou à proximité d’installations sur terre, se tournent désormais vers la Méditerranée orientale, au large de l’Égypte, d’Israël, du Liban, de Chypre et de la Turquie, autant de pays qui n’entretiennent pas forcément de bonnes relations de voisinage. C’est que plusieurs gisements de gaz ont été découverts au large des côtes égyptiennes, israéliennes, libanaises ou chypriotes, au cœur de ce qu’on appelle le bassin levantin, estimées par l’US Geological Survey – à 3452 milliards de mètres cubes (m3).
« Pour les Etats riverains producteurs ou futurs producteurs, cette ressource gazière offre l’opportunité d’accéder à l’indépendance énergétique et un moyen de renflouer leur économie par le biais d’exportations potentielles » selon la Fondation méditerranéenne d’Études stratégiques, dans un rapport très documenté.
C’est pourquoi la Turquie mène des recherches. Même si la Grèce et une partie de la communauté internationale l’accusent d’avoir pénétré dans l’espace maritime grec, le droit international est flou dans cette situation, il ne délimite pas clairement les frontières et les limites géographiques, les ressources pouvant se trouver dans des réservoirs situés sous les pieds de différents pays, et l’initiative turque pourrait n’être que le début d’une longue série de tensions qui pourraient transformer les équilibres régionaux.
Car Les formations géologiques ne connaissant pas les frontières politiques, les compagnies pétrolières et gazières ont exploré les sous-sols marins des pays voisins. Se sont ainsi succédé la mise au jour du champ Léviathan (2010) également au large d’Israël ; Zohr (2015) dans les eaux égyptiennes puis Aphrodite (2012) ; Calypso (2018) et Glaucus (2019) autour de Chypre.
L’exploration des eaux libanaises et grecques est moins avancée. Athènes ayant déjà attribué des parcelles à ExxonMobil, à l’espagnol Repsol ou à Total. Rappelons que le 19 février 2018 un contrat de 15 milliards de dollars, jugé historique, entre l’Égypte et Israël prévoit la fourniture de gaz naturel des réservoirs offshore de Tamar et de Léviathan vers l’Égypte, selon le rapport de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMEN).
À ce stade de la situation, nous ne pouvons qu’espérer l’avènement d’un dialogue apaisé et fructueux en Méditerranée orientale, entre les différents acteurs, ainsi qu’une stabilisation de la Libye par le dialogue entre les différents protagonistes.
Car la sécurité de l’Algérie – et plus largement de l’Afrique du Nord et de la sous-région sahélienne – dépendront aussi de l’évolution de ces deux « lignes de front ». Or, nous le savons bien, la sécurité est le préalable absolu au co-dévelopement et à la prospérité de nos régions.
………
* Pr Abderrahmane Mebtoul, expert international, auteur de 4 importants ouvrages sur les mutations énergétiques mondiales, membre du Conseil scientifique du Forum Mondial du Développement Durable – et de la CADRAD / UNESCO, organisme dépendant des Nations Unies.
Auteur de nombreuses contributions et conférences internationales sur l’énergie, Professeur des universités, directeur d’études pour le Ministère de l’Énergie Sonatrach (1974/1979 – 1990/1995 – 2000/2007 – 2013/2015).
Chef de file de la délégation algérienne des 5+5 +Allemagne de la Méditerranée occidentale de la société civile ; président du dossier « Transition énergétique des 5+5 ».
** Dans ce cadre, je me félicite de la nomination du général major en retraite Abdelaziz Medjahed à l’Institut National de Stratégie Globale, que j’a connu lors d’une conférence que j’ai donnée à l’Académie Interarmes de Cherchell au moment où il dirigeait cette importante institution de l’ANP et à l’Ecole Nationale d’Administration, faisant suite à la parution de mes ouvrages à l’Office des publications universitaires (Alger – OPU 2 tomes 500 pages), « L’Algérie face aux nouvelles mutations mondiales, Réformes et Démocratie »), en espérant que d’autres institutions en berne depuis des années comme le Conseil National de l’Energie, le Conseil Economique et Social, la Cour des comptes, le Conseil national de la concurrence soient également réactivées.
*** Étude du professeur Abderrahmane Mebtoul publiée sur Africa.Presse.Paris (2016/2020), par l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI, Paris, (novembre 2011) : « La coopération Maghreb Europe face aux enjeux géostratégiques » Chapitre III : « La stratégie de l’OTAN et des « 5+5 » face aux enjeux géostratégiques en Méditerranée ».
Le Maghreb face aux enjeux géostratégiques, collectif pluridisciplinaire, sous la direction du Pr A. Mebtoul et du Dr Camille Sari, regroupant 36 experts internationaux des deux rives de la Méditerranée- Editions L’Harmattan, Paris, 1 050 pages, 2 volumes 2015/2016.
Conférence du Pr A. Mebtoul devant le Parlement européen en novembre 2011, au Sénat Français (2015), à l’École supérieure de Guerre à Alger et devant l’ensemble des missions économiques des ambassades accrédités à Alger (2019 ).