Texte traduit par Eugénie Bastié.
Quand j’étais jeune dans les années 1970, l’endroit le plus probable où un Américain pouvait rencontrer un musulman était dans les pages d’un livre de Rudyard Kipling. Il n’y en avait pas beaucoup dans le coin. Ça reste vrai aujourd’hui: les musulmans représentent à peine plus de 1 % de la population aux États-Unis. Non, ceci n’est pas une faute de frappe.
En 1979, lorsque les Iraniens ont envahi l’ambassade des États-Unis à Téhéran et ont retenu en otage 52 citoyens américains pendant 444 jours, la plupart des Américains savaient à peine ce qu’était l’islam. Une fois les otages libérés et avec l’avènement des années Reagan, où nous étions plus préoccupés d’être atomisés par les Russes lors d’une guerre nucléaire, la nation est retournée à son ancien état de désintérêt envers le monde islamique.
En 1993, les islamistes ont de nouveau attiré l’attention des États-Unis lorsqu’un de leurs gangs a fait exploser une bombe dans le parking du World Trade Center. Même si six personnes ont été tuées ce jour-là et des centaines blessées, étonnamment, l’événement n’a pas marqué profondément la conscience nationale, du moins pendant longtemps. Il n’y avait pas le sentiment que l’Occident était en guerre contre un ennemi implacable ayant la capacité de créer un chaos sans fin. C’était perçu comme une attaque ponctuelle, qui avait certes causé des morts, mais relevant de la responsabilité d’un groupe marginal auquel le FBI était parfaitement capable de faire face.
Quelques années plus tard, Rudolph Giuliani, le maire de New York de l’époque, a choisi d’annuler la décision de ses propres forces de l’ordre et d’installer le centre de commandement antiterroriste de la ville au World Trade Center. C’est vous dire à quel point nos leaders étaient cool face à la situation. C’était l’ère Clinton, et en matière de politique étrangère, les Balkans recevaient tout l’oxygène, et dans les Balkans, les musulmans, dont certains avaient les cheveux blonds et les yeux bleus, étaient les gentils.
Des musulmans ont été attaqués par vengeance dans la rue, des mosquées ont été vandalisées, des sikhs, pris pour des musulmans, harcelés. À Dallas, à Chicago, à Minneapolis, il ne faisait pas bon être musulman
Quand les avions ont frappé les tours jumelles le matin du 11 septembre 2001, tout a changé. L’Amérique a perdu la tête, rendue folle par l’islam. Je dis «islam» plutôt qu’islamisme, car à l’époque, personne ne faisait la distinction. Immédiatement, l’Administration Bush a élaboré des plans pour un nouvel instrument du gouvernement fédéral baptisé département de la Sécurité intérieure. Rentrer dans des bureaux, embarquer dans un avion, conduire sa voiture dans un studio hollywoodien – ces actes autrefois simples sont devenus compliqués et stressants.
Trois mois après l’attaque du World Trade Center, un abruti, un criminel de carrière du nom de Richard Reid, qui s’était converti à l’islam en prison et était devenu membre d’al-Qaida, a embarqué sur un vol Paris-Miami avec des explosifs dans ses chaussures. Sa tentative a été contrecarrée par des passagers vigilants, mais l’angoisse collective a augmenté d’un cran. Des musulmans ont été attaqués par vengeance dans la rue, des mosquées ont été vandalisées, des sikhs, pris pour des musulmans, harcelés. À Dallas, à Chicago, à Minneapolis, il ne faisait pas bon être musulman.
Même si cette situation critique s’est un peu apaisée au cours des années suivantes, jusqu’à un certain point, la relation de l’Amérique avec l’islam était toujours tendue quand, à 5000 kilomètres de chez nous, eut lieu le massacre de Charlie Hebdo. Les Américains furent évidemment choqués, mais ils ne le furent pas tous de la même façon. Alors que tout le monde pleurait la perte tragique de vies humaines, un petit groupe bruyant de la communauté des créateurs dit qu’il y avait un problème. Ils se demandaient: quel besoin avait Charlie Hebdo de provoquer les musulmans avec ces caricatures scandaleuses?
Lorsque la branche américaine de la prestigieuse académie internationale d’écrivains PEN a décerné le prix du courage au journal satirique français, 204 de mes collègues – dont certains que j’admire – ont signé une lettre pour s’en désolidariser. Des écrivains américains, qui vivent dans un pays défini par le Ier amendement de la Constitution qui garantit la liberté d’expression, devinrent soudainement des apôtres du relativisme moral. Je ne reviendrai pas ici sur les arguments. Qu’il suffise de dire que la communauté des artistes a connu des moments plus courageux que celui-ci.
Mais si vous demandez à l’Américain moyen ce qu’il s’est passé au Bataclan en 2015, il n’aura aucune idée de ce dont vous parlez
Comme dans toutes les discussions sur les dynamiques sociales contemporaines, la «wokeness» (dérivé de «woke», «éveillé», état d’esprit militant de la jeunesse progressiste consistant à se tenir vigilant face à toutes formes de discriminations NDLR) entre inévitablement dans la conversation. Les musulmans, voyez-vous, aux yeux des nouveaux pilotes de la culture littéraire américaine, sont un groupe «marginalisé», peu importe qu’ils représentent près d’un quart de la population mondiale. Aux yeux des écrivains qui ont signé la lettre susmentionnée, leur sensibilité a besoin d’être protégée. Oublions les Lumières pour le moment, car, dans la logique des signataires, quelqu’un pourrait se mettre en colère. Cette attitude permet à la fois d’infantiliser les croyants d’une grande religion mondiale et de trahir les fondements de la démocratie américaine, un tour de passe-passe bien ficelé. L’islam est au passage confondu inévitablement avec l’islamisme, en effet, étant donné le rythme de la vie moderne, qui a le temps de faire des distinctions?
Ce qui nous amène à la situation actuelle de la France en ce qui concerne l’islam et l’islamisme, considérablement plus tendue que la situation en Amérique dans ce domaine. Depuis quelque temps déjà, les islamistes en France se livrent à des meurtres «performatifs» sur une base semi-régulière, le dernier en date étant l’horrible assassinat de Samuel Paty. En d’autres termes, le feu fait rage. Macron a intensifié sa réponse tactique, il y a des débats passionnés sur les libertés individuelles ; c’est un désastre.
Si l’on en croit la consommation de l’information aux États-Unis, la majorité de mes compatriotes ne s’intéressent pas d’habitude à ce qui a lieu dans d’autres pays. La place Tiananmen obtiendra notre attention un instant, ou la catastrophe de Tchernobyl. Mais si vous demandez à l’Américain moyen ce qu’il s’est passé au Bataclan en 2015, il n’aura aucune idée de ce dont vous parlez. Il y a cinq ans, pour les Américains ouverts à l’actualité d’autres pays, c’était «Je suis Charlie», aujourd’hui c’est «qui est Charlie?» Nous avons été obsédés par l’islam parce que les islamistes ont tué des milliers d’entre nous, mais c’était il y a vingt ans. Qui en Amérique se préoccupe des Japonais ou des Allemands aujourd’hui à moins qu’ils n’achètent des voitures?
Dès que les islamistes décideront que le moment est venu de tourner à nouveau leur attention vers le Grand Satan et d’organiser une attaque majeure, nos deux nations seront à nouveau sœurs d’armes, camarades dans la lutte crépusculaire pour la civilisation
L’indifférence ordinaire envers le monde de la part de larges pans de la population américaine n’a fait que s’intensifier pendant la catastrophe Trump, alors qu’une grande partie du pays s’est sentie agressée par l’exécutif. Quant à ceux qui aiment Trump, ils sont trop occupés à détester les libéraux de gauche pour s’inquiéter de ce que font les musulmans. De plus la vision du monde des pro-Maga («Make America Great Again», slogan de Trump, NDLR) est isolationniste, ils sont donc heureux d’ignorer tout ce qui ne se déroule pas aux États-Unis. Ajoutez à cela la litanie de problèmes insolubles qui tourmentent actuellement l’Amérique, et vous ne serez pas surpris d’apprendre que les progressistes ne regardent pas beaucoup au-delà de nos côtes non plus ces jours-ci.
C’est triste à dire, mais ce sera probablement la situation dans un futur proche. Mais dès que les islamistes décideront que le moment est venu de tourner à nouveau leur attention vers le Grand Satan (à supposer qu’ils considèrent toujours l’Amérique digne de ce sobriquet) et d’organiser une attaque majeure, nos deux nations seront à nouveau sœurs d’armes, camarades dans la lutte crépusculaire pour la civilisation. En attendant, les Américains sont parfaitement capables de détruire l’Amérique sans l’aide de personne.
* Le dernier roman de Seth Greenland, Mécanique de la chute (Liana Lévi), paru en 2019, a été un grand succès des deux côtés de l’Atlantique.