«Ils disaient qu’ils resteraient pour toujours en Afghanistan. Et puis, un jour, boum, ils s’en vont. Alors, de quelle prédictibilité parlons-nous?» Lors de sa récente interview à la chaîne américaine NBC, Vladimir Poutine laissait poindre le sentiment russe sur le retrait américain d’Afghanistan: une fois n’est pas coutume, la Russie s’en serait bien passée.
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De l’avis de la majorité des experts à Moscou, cette nouvelle donne afghane est plutôt un caillou dans la chaussure russe. «C’est un sujet d’inquiétude, certes pas énorme, mais quand même surveillé de près», confirme Fiodor Loukianov, géopolitologue bien informé des tendances au sein des élites russes.
«Après l’Ukraine et, l’an dernier, le Haut-Karabakh, la Biélorussie, le Kirghizstan…, les points chauds se multiplient dans le voisinage de la Russie, son “étranger proche”, à savoir l’espace post-soviétique, ajoute Igor Delanoë, spécialiste de géostratégie russe à l’Observatoire franco-russe. Ce nouveau défi est pris au sérieux.»
Accrochages
Poutine n’a de cesse de le marteler, la Russie ne veut que la stabilité (dans les régions où elle a des intérêts), une valeur cardinale mise à mal par le rapide retrait des troupes américaines, déjà effectif à 90 %. Un départ«précipité» qui a eu pour effet de «dégrader la situation sécuritaire du pays», déclarait vendredi Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe.«La mission américaine a échoué, et nous ne souhaitons pas l’arrivée d’un chaos qui menacerait nos partenaires dans la région», ajoutait-il. Une référence aux accrochages ayant éclaté depuis mai entre forces gouvernementales et talibans aux frontières avec le Tadjikistan – où plus de 1000 soldats afghans se sont réfugiés -, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. À l’attaque tous azimuts, les talibans ont pris plusieurs postes-frontières.
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Or la Russie est alliée militairement, dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) au Tadjikistan, où elle possède sa plus grande base militaire hors de ses frontières. Les deux autres pays frontaliers d’ex-URSS entretiennent également de bons rapports avec Moscou. «La Russie souhaite donc que le conflit reste confiné en Afghanistan, que ça ne déborde pas», indique Igor Delanoë.
«Les talibans (encore reçus en Russie le 9 juillet alors qu’ils y sont classés comme organisation terroriste, NDLR) ont promis à Moscou qu’ils ne sortiront pas de leur pays , poursuit Fiodor Loukianov. Mais à quel point leur fait-on confiance? Difficile à dire. À mon sens, la Russie ne souhaite pas intervenir directement, ni jouer un plus grand rôle. L’expérience soviétique lui a appris qu’il ne valait mieux pas trop s’aventurer en Afghanistan.»
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La défense russe a néanmoins indiqué qu’elle viendrait immédiatement en aide au Tadjikistan – dont la frontière est également gardée par des soldats russes – en cas de débordement, alors que l’Ouzbékistan a aussi demandé une aide technique russe.
Là se situe la principale préoccupation du Kremlin, selon les observateurs. Comme l’écrivait le directeur du Centre Carnegie de Moscou, Dmitri Trénine, la Russie craint avant tout une porosité des frontières, qui pourrait faciliter le passage vers les pays d’Asie centrale – avec lesquels la Russie entretient un régime sans visa – d’éléments radicaux, terroristes islamistes et autres membres du groupe État islamique. Sans parler du flux de réfugiés que créerait une guerre civile ou un règne fondamentaliste taliban, ni du trafic de drogue. «Les frontières avec le Tadjikistan et l’Ouzbékistan sont les premières liges de défense de la Russie», ajoute Dmitri Trénine.
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Hors de question
«Moscou a néanmoins eu le temps d’anticiper, car le retrait américain était prévu depuis l’ère Trump, c’est pourquoi elle a ouvert tôt le dialogue avec les talibans, incités et aidés à lutter contre le terrorisme , rappelle Igor Delanoë. Tout ceci va en tout cas servir de test à la solidité de l’OTSC et de la protection russe. Moscou est attendu au tournant par les pays d’Asie centrale, après avoir beaucoup tardé à assister l’Arménie (autre membre de l’OTSC) face à l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabakh.»
Fiodor Loukianov y voit une opportunité, «celle de redire à ces pays: “Vous voyez, les Américains ne sont pas des partenaires fiables. Le seul pays incontournable et sérieux, ça reste la Russie”». Au printemps, Moscou mettait en garde ses amis d’Asie centrale contre l’accueil de troupes américaines redéployées sur leurs terres, une volonté américaine. Hors de question, rappelait encore Vladimir Poutine à Joe Biden, lors de leur sommet mi-juin.
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Début juillet, les ministres tadjik et ouzbek des Affaires étrangères rencontraient pourtant à Washington le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin. Mais, jeudi, Sergueï Lavrov affirmait avoir reçu l’assurance des«stan», Ouzbèkes, Tadjiks et Pakistanais en tête, qu’ils n’accepteraient aucune structure militaire américaine chez eux.
«Les Russes tiennent aussi à empêcher toute expansion de l’influence turque (membre de l’Otan)dans la région», complète Igor Delanoë, alors qu’ils coopèrent par contre avec l’Inde, la Chine et l’Iran sur le dossier afghan. Ainsi, le climat actuel de nouvelle guerre froide semble être arrivé en Asie centrale. Mais, à Moscou, un consensus domine, résumé par le chercheur Maxime Soutchkov:«L’Afghanistan est encore un souci de plus pour la Russie, dont elle n’avait pas besoin en ce moment.»