L’auteur entrevoit un rapprochement entre Orient et Occident. Claude Fouquet, historien et diplomate, confronte sa thèse à celle de Samuel Huntington sur Le choc des civilisations.
Claude Fouquet.
L’idée de ce livre est née au moment de l’attentat du 11 septembre 2001, quand l’auteur, alors dans son appartement du nord de Manhattan, a senti l’odeur de l’incendie qui détruisait à ce moment-là le World Trade Center. «Comme la plupart des Américains, j’ai éprouvé un besoin irrépressible de me rendre utile. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre.»
Il s’agit d’un livre érudit, car Bulliet, professeur d’histoire à l’université de Columbia et spécialiste de l’islam et de la civilisation islamique, nous fait remonter aux origines de l’islam et aux multiples interprétations données à son message au long des siècles.
C’est aussi un livre militant, qui cherche avec passion à voir ce qui unit les cultures et pas seulement ce qui les divise. Il montre en particulier ce que l’islam doit au judaïsme et au christianisme, d’où le titre du livre, qui pourrait être aussi, affirme-t-il, La civilisation judéo- islamo-chrétienne.
Dès le début de son livre, il s’en prend à Samuel Huntington. « Soyons juste, écrit-il, Huntington ne reproche aucune position religieuse précise à cette civilisation islamique destinée, selon lui, à affronter l’Occident au XXIe siècle. Son raisonnement repose sur une comparaison entre une civilisation occidentale idéalisée, fondée sur la démocratie, les droits de l’homme, la libre entreprise et la mondialisation, et les structures politiques, économiques et sociales d’autres régions du monde qui lui paraissent peu sympathiques, hostiles et incapables de s’améliorer » (p. 10).
Il peut être utile de remonter à l’origine de la controverse. Dans son numéro de l’été 1993, la revue américaine Foreign Affairs publiait un article d’un professeur à Harvard intitulé : Le Choc des Civilisations ?Selon la direction de la revue, jamais depuis les années 40 un article n’avait suscité autant de discussions et de polémiques. Quatre ans plus tard, fort de son succès, l’auteur de l’article, Samuel P. Huntington, publiait un livre intitulé : The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order, plusieurs fois réédité depuis et qui a beaucoup fait parler, parfois à tort et à travers.
Dans l’ensemble, les idées de Huntington n’ont pas été bien reçues en France. L’hypothèse d’un possible choc entre l’Occident et le monde islamique n’est pourtant pas nouvelle. Déjà en 1990 un éminent spécialiste de l’islam, Bernard Lewis, professeur d’histoire à Princeton, affirmait dans un essai que la colère des musulmans contre le monde occidental n’était « rien moins qu’un choc de civilisations – la réaction peut-être irrationnelle mais sûrement historique d’un ancien rival contre notre héritage judéo-chrétien, notre actuelle laïcité et l’expansion mondiale des deux. »
Prenant acte de la fin de la guerre froide, faute de combattants, du fait de la capitulation de l’empire soviétique en rase campagne – ou plus exactement, au pied du mur de Berlin en 1989 – Huntington a proposé une nouvelle interprétation de la politique internationale, un nouveau paradigme pour les chercheurs, les historiens et aussi les politiques. Il ne s’agit pas de savoir, explique-t-il, si ce paradigme « rend compte de tout ce qui arrive dans la politique internationale. À l’évidence ce n’est pas le cas. L’important est de savoir s’il fournit plus qu’un autre paradigme une lunette d’approche plus signifiante et utile pour observer les événements internationaux. »
Pour Huntington les conflits de l’après-guerre froide ne peuvent plus être interprétés principalement en termes d’opposition idéologique, puisque l’idéologie communiste est morte. Les sources de conflits planétaires n’en ont pas disparu pour autant et nous ne sommes pas encore arrivés à la Fin de l’Histoireannoncée jadis par Hegel, thème sur lequel un autre excellent professeur américain, Francis Fukuyama, a jeté un éclairage nouveau, malheureusement trop souvent interprété à contresens.
Comme Huntington, Fukuyama envisage la fin des conflits idéologiques, mais pas la fin des guerres, ni bien entendu de l’histoire au sens courant. La revue Commentaire s’est intéressée à ces questions, notamment dans son numéro 66 qui a publié un article de Huntington intitulé : Le Choc des Civilisations ? (bien noter le point d’interrogation) suivi d’une réponse de William Pfaff.
Le 11 septembre 2001 est venu apporter une nouvelle urgence à la problématique de la guerre des civilisations; mais est-ce bien une guerre de ce type qui a commencé dans les ruines et le sang des tours jumelles de Manhattan, ou assiste-t-on tout simplement à un nouvel avatar des guerres de religion ou d’idéologies ?
Raymond Aron avait naguère formulé l’hypothèse que l’histoire n’avance pas seulement en ligne droite, elle évolue aussi en boucle parfois. C’est ce qu’il avait supposé dans son livre Paix et Guerre entre les Nations (Calmann-Lévy, 1962, p. 40), lorsqu’il comparait la Sainte Alliance de 1815, qui avait mis fin aux guerres idéologiques de la Révolution et de l’Empire, avec les Traités de Westphalie de 1648 qui avaient pacifié, sinon entièrement terminé, les conflits largement religieux de la guerre de Trente Ans, conflits qu’on avait longtemps cru inexpiables. On peut se demander de la même manière si la chute du mur de Berlin n’a pas mis un point final à un conflit idéologique planétaire commencé en 1914 et 1917. Lassé des terribles affrontements du 20e siècle, le monde ne cherche-t-il pas maintenant tout naturellement à renouer avec les certitudes d’un 19e siècle moins belliqueux, plus attaché à l’équilibre entre les nations et au multilatéralisme succédant à l’affrontement idéologique bipolaire ?
Il n’est pas douteux que nous sommes désormais sortis de la période d’affrontement idéologique qui a empoisonné le 20e siècle. Du moins pouvait-on le croire jusqu’au 11 septembre 2001. C’est évidemment l’opinion de Bulliet.
Mais il faut reconnaître que nombreux sont les commentateurs qui répugnent à abandonner un mode de pensée qui nous a fait longtemps percevoir l’islam comme quelque chose d’étranger et même d’hostile. C’est ainsi que beaucoup répugnent à une conception de la laïcité – ou du sécularisme, comme on dit aussi – pouvant conduire un pays à renier ses racines historiques. C’est, semble-t-il, ce qu’ont fait les pays européens, notamment la France, en refusant de faire figurer dans le projet de constitution européenne une formule souhaitée par Jean-Paul II et Valéry Giscard d’Estaing, et qui ne serait pourtant que l’admission d’une évidence historique : l’identité de notre continent est sortie du judéo-christianisme.
De nombreux intellectuels – parmi beaucoup d’autres, citons pour la France l’historien Jean Delumeau ou le journaliste Jean Boissonat – estiment, comme Huntington, que la modernité politique et économique, c’est-à-dire la démocratie et la libre entreprise sont apparues pour la première fois dans l’Occident latin, et nulle part ailleurs.
C’est pourquoi, dans son livre sur le Choc des Civilisations, Huntington avait justement pris la peine de bien distinguer une zone de civilisation chrétienne orthodoxe, distincte de la civilisation latine. Il avait été amèrement et, à mon avis, injustement critiqué pour cela, notamment en Russie. Il est normal de se demander pourquoi la liberté, la démocratie représentative et la libre entreprise ont, encore aujourd’hui, tant de mal à s’implanter en dehors de leur zone d’origine, l’Europe occidentale et l’Amérique du nord. Mais cette question n’est le monopole de personne. Des penseurs musulmans se la posent aussi.
C’est là que le message de Bulliet est important, quand il explique – et c’est en cela qu’il est original et digne d’être écouté – que les pays musulmans d’aujourd’hui partagent avec nous beaucoup de ces interrogations et de ces valeurs qui ne sont pas une propriété particulière et exclusive des pays occidentaux de civilisation chrétienne latine. Les intellectuels musulmans, nous dit-il, participent avec nous à une vaste civilisation islamo-chrétienne, et ce qui nous rapproche est plus important que ce qui nous sépare. Il insiste très justement sur le fait que l’immense majorité des pays musulmans rejettent l’islamisme terrorisme, et même luttent contre lui.
L’apport de Bulliet est particulièrement nouveau quand il explique le rôle positif que peuvent jouer les diasporas musulmanes dans les pays occidentaux. Les dirigeants de ces communautés peuvent, pense-t-il, exercer une grande influence vers un aggiornamento de l’islam. «On peut imaginer que des communautés diasporiques construisent des structures d’organisation nationales – pensons au nouveau Conseil français du culte musulman – et les utilisent pour décider elles-mêmes qui a autorité pour parler au nom de l’islam dans l’espace national» (p. 200).
Le message de Bulliet vient apporter une note d’optimisme dans un débat qui souvent ne l’est guère. Sa conclusion est sans ambiguïté. «Au vu de ce que les musulmans ont créé sur la base de leur tradition religieuse depuis quatorze siècles, je n’ai pas le moindre doute : ils trouveront des solutions. Et je ne serai pas du tout surpris de voir, dans les vingt à trente prochaines années, des dirigeants religieux à la conscience tolérante et pacifique, du calibre de Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela, s’attirer plus de respect et de popularité que les avocats actuels du djihad, de l’intolérance et de l’autocratie religieuse» (p. 208). –
Claude Fouquet.