«Chère Lucie…» La première fois que Stifan s’est décidé à écrire, ses mots ont un peu buté. Que dire donc à cette inconnue, libre et si loin de la prison de Fleury-Mérogis ? Comment évoquer son quotidien carcéral, sa cellule de 9m2, et son odeur persistante, indéfinissable ? N’a-t-il pas envie de parler d’autre chose, du monde extérieur ? La deuxième lettre sera plus aisée. Les mois passent et la correspondance s’étoffe. Si Stifan se livre, sa mystérieuse correspondante est un peu réticente. Puis un jour, elle évoque à son tour ses soucis de famille. Petit à petit, la confiance s’établit entre eux. Dans l’enveloppe glissée le soir sous la porte de sa cellule, Stifan découvre des petits cartons imbibés d’huiles essentielles : «Je lui avais confié avoir du mal avec l’absence de stimuli sensoriels dans la prison. Ses lettres me faisaient vivre le monde extérieur. Au sens propre», se souvient-il.
Stifan avait découvert l’association du Courrier de Bovet sur une petite affiche collée au mur de Fleury-Mérogis, un jour où il rentrait de promenade. Il vient alors d’entrer en prison et connaît, dit-il, «un choc carcéral» : «Du jour au lendemain, vous n’avez plus aucun contact avec l’extérieur, avec votre famille. Vous n’êtes plus personne. L’isolement vous prend à la gorge», raconte-t-il. «Mes correspondances sont devenues vitales pour me sentir exister.» Ses échanges de lettres avec deux bénévoles ont duré quatre ans, le temps de son incarcération.
Ce sont des gens cabossés par la vie, qui ont souvent perdu l’habitude d’écrire.
Jean-Claude Richard
De l’autre côté des barreaux, plus de 860 bénévoles s’emploient à écrire à des détenus, au rythme d’une lettre toutes les deux semaines. Loin des fantasmes, le courrier carcéral est souvent laborieux, voire douloureux. «On est rarement sur du Montaigne et de la Boétie», prévient d’emblée Jean-Claude Richard, un correspondant. Au temps des téléphones portables glissés sous le manteau, les détenus qui écrivent des lettres sont les détenus les plus âgés, les plus isolés. «Ce sont des gens cabossés par la vie, qui ont souvent perdu l’habitude d’écrire, parfois depuis l’école primaire », affirme Jean-Claude Richard. « Des personnes qui n’ont plus aucun lien avec leur famille, depuis de nombreuses années. »
Garder un lien avec le monde extérieur
Règle numéro 1 : ne pas révéler son adresse, ni son nom complet. Règle numéro 2 : ne pas juger. Quelle que soit la raison de la condamnation. Alors, de quoi parle-t-on avec un inconnu, qui plus est un détenu ? Du monde extérieur, dans toute sa banalité. Jean-Claude entretient deux correspondances, avec deux hommes «qui n’ont pas été condamnés pour des vols de mobylette», en prison depuis plus deux décennies. Auprès du bénévole, ils s’enquièrent de la vie pratique. «L’un m’a posé des questions sur l’euro ! Il n’a jamais utilisé cette monnaie et cela l’inquiète pour la sortie», raconte le bénévole. «Le second ignore tout d’internet. Il m’a demandé des adresses d’Emmaüs pour préparer sa libération.»L’enjeu, selon Jean-Claude Richard, est de tisser un lien entre le détenu et le monde extérieur pour éviter les sorties dites « sèches ». «Vous imaginez, 20 ans totalement coupés de l’évolution de la société. Ils vont avoir l’impression d’arriver sur Mars», poursuit-il.
Au fil des conversations, des centres d’intérêt se dévoilent et des passions se dessinent. Il y a ce détenu, à qui Jean-Claude a confié ses échecs sportifs, qui a entrepris de le coacher à distance. Ou ce chauffeur routier, qui multipliait les allers-retours suspects entre les Pays-Bas et le Maroc, passionné de… Physique quantique. «Ils ne sont pas là pour s’épancher sur leur vie en détention. Le but est de réveiller des centres d’intérêt qui puissent les tirer vers le haut», affirme Marie Hardouin, la présidente de l’association. «En prison, on devient seulement un numéro de cellule ou d’écrou. Les lettres nous rappellent que l’on reste une personne à part entière, qu’on appelle par son prénom, avec des goûts, des rêves et des opinions », complète Stifan.
L’enjeu de la bonne distance
Au local de l’association, dans le 15ème arrondissement, les lettres s’empilent par centaine. Des différentes prisons de France, c’est ici qu’elles transitent après avoir été lues et relues par le juge et par les agents pénitentiaires. À l’intérieur, les rêves et les regrets envoyés comme des bouteilles à la mer à des oreilles inconnues ne connaissent guère l’intimité. La légende de l’association veut qu’une correspondance ait mené à un mariage qui n’a pas marché. L’antithèse de ce que la correspondance doit être, à en croire Marie Hardouin. « Nous avons beaucoup de jeunes adhérentes, animées par le fantasme d’écrire à un prisonnier. Il faut trouver la bonne distance. Un lien humain peut se créer, mais il peut être dangereux de brouiller les lignes », affirme la directrice.
Parfois, les conversations dérivent sur de l’intime, des confidences brutes, parfois difficiles à encaisser. À 26 ans, tout juste adhérente de l’association, Amélie avait reçu des lettres d’un homme condamné pour violences conjugales. Lettres après lettres, celui-ci se répand en haine viscérale contre son épouse, contre les femmes en général. « Je suis là pour toi, si tu as besoin de te confier », conclut pourtant le prisonnier. « Je n’ai pas réussi à poursuivre la correspondance », confie Amélie. « Certains prisonniers peuvent s’avérer manipulateurs, ou un rapport de force peut naître. Nous restons extrêmement vigilants », conclut Marie Hardouin. De lettres en lettres, Amélie a réussi à trouver le bon ton. Elle qui multipliait les brouillons écrit désormais d’une traite, en gardant une distance polie.
Un jour, Marie Hardouin a reçu une parodie de carte postale de la part d’un détenu, condamné pour des délits routiers : «Je me suis dit qu’un aperçu de mon lieu de villégiature serait une bonne idée. Quelques reproches toutefois à reporter sur Tripadvisor pour que tous soient bien informés. La clim est en panne, le spa-sauna aussi. Pour le surf, on attend les nouvelles planches aux normes avec élastique électronique relié au mirador» , écrit-il. Derrière l’humour, le détenu s’ouvre sur sa souffrance de ne plus voir ses enfants et projette, à la sortie de prison, une garde alternée. Marie n’aura jamais su si son correspondant aura finalement réussi à réaliser son rêve : les courriers s’interrompent souvent en même temps que la peine, quand les lettres cèdent la place à la vie réelle.