À la lecture de ce livre, je me suis dit que nous avions des progrès à faire dans l’usage des statistiques. Et que, si un haut fonctionnaire, directeur de l’OFII et donc gestionnaire de la politique de l’immigration et de l’intégration des étrangers pendant leurs cinq premières années de leur séjour, pouvait en user de manière aussi approximative, il n’était peut-être pas inutile de réfléchir aux règles précises que tout utilisateur de données devrait se fixer afin de limiter les erreurs et fausses nouvelles involontaires. Surtout sur un sujet aussi contentieux que celui de l’immigration.
C’est ce qu’aurait certainement dû faire Didier Leschi, compte tenu de sa fonction et de l’ambition de son livre : « présenter les éléments objectifs à partir desquels chacun pourra se faire une opinion éclairée. Ces éléments, ce sont des chiffres, des faits, des règles internationales et des lois nationales […] quiconque en fait fi dès le départ risque de s’égarer ».
On pourrait résumer ces règles impératives à :
- Nommer correctement, expliquer la fabrication du chiffre si nécessaire ;
- Dater. Ce qui oblige à ne pas abuser de formules vagues telles qu’aujourd’hui et ses équivalents ;
- Sourcer. Qui a fabriqué la donnée ? Sans se contenter de citer quelqu’un qui l’a utilisée.
Leur vertu est de forcer l’utilisateur à vérifier et à ne pas se contenter d’un vague souvenir ou d’un chiffre glané dans la presse. Didier Leschi date très rarement ses informations chiffrées et n’en donne pratiquement jamais la source. Ce qui oblige le lecteur à une recherche souvent difficile. Connaissant le sujet, certaines données m’ont paru étranges.
C’est le cas de cette affirmation: « Parmi les 36 communes de France métropolitaine comptant plus de 10 000 habitants et dont plus de 30% de la population est d’origine étrangère, 33 sont situées en Île-de-France, dont 15 en Seine-Saint-Denis » (p. 28). Pas de date, pas de source.
Je sais que c’est impossible. La population d’origine étrangère, dans la définition française, se compose d’immigrés (nés à l’étranger de nationalité étrangère à la naissance) et de personnes nées en France d’au moins un parent immigré. Pour descendre au niveau communal, il faut se référer aux enquêtes annuelles de recensement qui ne collectent pas les informations nécessaires pour compter les nés en France d’au moins un parent immigré.
Je retrouve la source (Insee-Analyse Île-de-France n° 70 de l’Insee de 2017) portant sur l’année 2013 qui comprend cette phrase presque intégralement. C’est donc la plume de l’Insee qui a dû « fourcher ». Je vérifie, à partir des données sur 2017, qu’en effet ce qui est écrit porte sur les immigrés et non sur deux générations.
Autre affirmation problématique:
«… Force est de reconnaître que la population immigrée est deux fois plus importante que dans les années 1930. Affirmer que rien n’aurait changé depuis que la France a fait appel à des étrangers pour pallier ses faiblesses démographiques ou se reconstruire après les conflits européens ne prend pas assez en compte ce fait incontestable » (p.26). Pas de date, pas de source.
Supposons que l’emploi du présent se réfère à la dernière date pour laquelle on dispose d’une estimation : 2019. Il se trouve que le nombre d’immigrés en France métropolitaine n’est alors pas 2 fois plus important, mais 2,4 fois plus qu’en 1931 et 2,8 fois plus qu’en 1936 (dates des recensements des années 1930).
Une évolution non sourcée, mais surtout non datée:
« Il est un lieu où les contradictions sont les plus sensibles et où on veut le plus les ignorer : Paris. Beaucoup y disent aimer les migrants et ce d’autant plus que, d’année en année, à l’intérieur du périphérique, leur nombre diminue. Il est passé de 30 à 20% sous l’effet de la gentrification » (p. 37). Ce constat est probablement tiré de la lecture de l’Insee-Analyses Île-de-France de 201 (2) : « Le poids de Paris dans l’accueil des immigrés franciliens a reculé de 9 points, passant de 30,0% en 1982 à 21% en 2013 ».
Des reprises, non sourcées, non datées et approximatives telles que celles-ci:
« En 1968, seuls 3% des jeunes métropolitains de moins de vingt-quatre ans étaient d’origine extra-européenne, aujourd’hui 17% » et « la jeunesse africaine, hors Maghreb, était quasi inexistante en 1968. Elle représente de nos jours 20% de la jeunesse d’origine étrangère » (p. 27).
Didier Leschi reprend là un passage du texte que j’ai écrit avec Bernard Aubry et mis en ligne sur mon site, dans lequel il a remplacé 2017 par « aujourd’hui » et « de nos jours ». Texte qui précisait bien qu’il s’agissait des moins de 18 ans et non des moins de 24 ans.
Ou encore celle-ci:
« En ajoutant les enfants d’immigrés nés sur le territoire français, près du quart de la population française a un lien avec l’immigration » (p. 26).
« Près du quart » relève de l’anticipation. En effet, si l’on reprend les estimations par l’Insee de la population immigrée et de celle des nés en France d’au moins un parent immigré, la proportion de personnes d’origine étrangère est de 21,4% en 2019.
Didier Leschi a probablement repris ce qu’il a lu dans l’ouverture du livre de François Héran(3) : « un quart de la population est liée à l’immigration sur une ou deux générations ».
L’abus de la formule « aujourd’hui » et la non-datation laissent croire que l’on cite le dernier chiffre connu ou que ce dont on parle évolue tellement peu que la date d’observation ne compte pas.
Un exemple : « 66% des immigrés résident dans une ville ou une agglomération de plus de 100 000 habitants, contre 42% pour les non-immigrés. Au sein de l’Ile-de-France, 17% de la population est immigrée… » (p. 28).
J’ai cru reconnaître la prose inimitable de l’Insee (« non-immigré ») et, en effet, ces données sont tirées d’un Insee Références de 2012 intitulé Immigrés et descendants d’immigrés. Problème, ces données datent de 2008 !
Une des raisons de ces approximations provient probablement d’un désir sincère d’épargner au lecteur, que l’on pressent rétif aux statistiques, une complexité et des précisions qui risquent de l’ennuyer ou de l’effrayer. On a donc alors tendance à simplifier, ce qui conduit souvent à renoncer à l’exactitude, mais aussi à une certaine paresse. C’est ce qui s’est passé avec le « taux de fécondité ». Des démographes se sont beaucoup moqué des non-initiés qui interprétaient la fécondité en pourcentage, alors que des experts de l’Ined et de l’Insee ont eux-mêmes eu recours, sans doute pour mieux se faire comprendre, à l’expression « taux de fécondité » qui suggère justement l’idée de pourcentage, au lieu de parler d’indicateur conjoncturel de fécondité qui s’exprime en nombre d’enfants par femme.