C ’est le retour des grandes vacances après de longs mois vécus sous l’emprise du Covid. Quelles sont les priorités selon vous? Ne rien faire, relire les classiques, retisser des liens avec ses proches, prendre du bon temps puisque celui-ci nous est compté? Autre chose encore?
En philosophie, comme partout ailleurs, je suis nominaliste, c’est-à-dire que je n’essentialise rien, ce qui est à rebours de l’institution philosophante qui ne vit que de ça. Donc, je n’essentialise pas les vacances. Les vacances de ma mère, qui est femme de ménage retraitée, de mon petit frère, qui va bientôt avoir 60 ans et qui travaille à l’entretien mécanique du matériel dans une carrière, de ma belle-sœur, qui est cantinière, ne sont évidemment pas les mêmes, ni semblables aux miennes. Elles n’obéissent pas aux mêmes nécessités physiques, psychologiques, spirituelles, économiques.
Pour peu qu’on soit en bonne santé, la retraite est une longue vacance. Celle d’un travailleur manuel qui peine à l’ouvrage, le cas de mon frère qu’un lourd diabète fatigue depuis trois décennies, n’est pas la même que celle d’un travailleur intellectuel qui a plaisir à l’ouvrage, ce qui est mon cas… Les vacances de qui dispose d’un pouvoir d’achat ne sont pas les mêmes de qui a des problèmes de fins de mois. Avant de faire une théorie des vacances, il faudrait en faire une sociologie.
Pour ma part, je n’aurais jamais pu imaginer, venant du milieu dont je viens, que ma vie aurait pu être aussi heureuse: mon travail est en effet ma passion, je lis, je prends des notes, j’écris des livres, je suis invité dans les médias pour en parler, je fais des conférences où le public vient nombreux, des lecteurs en assez grand nombre me permettent de vivre de ma plume: quelles vacances pourrais-je donc bien m’inventer?
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Il n’y a pas pour moi de séparation entre la semaine et le week-end, les jours normaux et les jours fériés, l’année de travail et les vacances, un jour de Noël et un jour en semaine. Je travaille tout le temps. Disons que les vacances des autres sont un peu les miennes: moins sollicité pour l’écume des choses par l’écume des gens, je peux travailler dix heures par jour. Ces temps-ci: à un éloge de Lucrèce pour un prochain livre.
Parmi les nombreux enseignements de l’épisode Covid, il y a eu la brusque rupture, du fait de la crise sanitaire, du lien social, parfois même familial. Dans une société soumise en permanence à la tentation de l’individualisme, retisser ce lien n’est-il pas la première des urgences?
Le lien n’est pas que physique. On pouvait s’écrire, se parler, se téléphoner, échanger par Skype. Ne pas pouvoir se rencontrer physiquement a peut-être clarifié les relations qu’on avait avec tel ou tel. Tant de relations sont faciles, superficielles, légères, mondaines, frivoles, futiles que, nécessité faisant vertu, le confinement a été pour quelques-uns l’occasion de faire le ménage dans leurs relations. Dans la famille, déjà, il me semble qu’une coexistence et une cohabitation forcées pouvaient devenir forcenées dans ces circonstances…
Le travail ou les activités à l’extérieur ayant disparu, certains se trouvaient condamnés à un face-à-face qui a probablement été une épreuve de vérité. L’un redécouvrait l’autre, pour le meilleur et pour le pire, même chose avec les enfants qui découvraient peut-être le vrai visage de leurs parents.
L’urgence est toujours de construire des relations vraies. Et il n’y a pas plus urgent que l’urgent
Je crois que cette épreuve aura révélé, au sens photographique du terme, la véritable nature des relations que chacun entretenait avec autrui. Avec autrui et avec lui-même… Retisser du lien social? Probablement. Mais avec qui et pour quoi faire? Si le Covid a mis par terre des édifices branlants et qu’il en a en revanche conforté d’autres, sinon créé d’autres, disons que ça n’est ni une bonne ni une mauvaise chose: la vie aurait trouvé de toute façon d’autres moyens pour parvenir aux mêmes fins…
L’urgence est toujours de construire des relations vraies. Et il n’y a pas plus urgent que l’urgent.
Les vacances, c’est un peu l’art de ne rien faire. Mais comment réussir à ne rien faire quand nous paraissons tous souffrir d’un mal qu’on pourrait nommer l’agitation perpétuelle? Ou, si vous préférez, comment réussir une vie inactive?
Ne rien faire est pour moi l’enfer! Il m’arrive de temps en temps, dans le train entre Caen et Paris et retour, de regarder avec une incroyable stupéfaction des gens qui passent les deux heures du trajet à ne rien faire… J’en vois également qui consacrent ces durées-là à regarder des films dont, pour ce que j’en aperçois, l’histoire du cinéma pourrait se passer. Il y a également ceux qui, adultes chauves et bedonnants, jouent à des jeux électroniques l’œil rivé sur l’écran pendant cent vingt minutes.
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C’est le triomphe du divertissement au sens que lui donnait Pascal. Il parlait du billard, du ballon poussé au pied, de la chasse au lièvre ou au sanglier. Nous y sommes encore: le calme, le silence, la méditation, la solitude sont les choses du monde les moins partagées… Ce sont pourtant les biens les plus précieux. Ce sont les pointes de diamant de la vie inactive: une vie intérieure trépidante. Je ne mets rien au-dessus du calme, du silence, de la méditation, de la solitude.
L’oisiveté de l’alcoolique au zinc du bistrot, du chômeur qui ne cherche plus de travail et passe ses journées devant la télévision en buvant de la bière, du fainéant qui, comme la couleuvre, cherche tous les soleils pour s’y endormir, cette oisiveté-là n’est guère philosophique, convenez-en
L’oisiveté n’est-elle pas une activité supérieure, très philosophique, car elle permet la contemplation et favorise la réflexion?
Disons que tout dépend de l’oisif! J’en connais dont l’oisiveté ne conduit guère au-delà d’eux-mêmes – ce qui ne va guère au-delà de leurs petites personnes, et ça n’est pas loin… C’est l’oisiveté du nombril, celle de l’égotiste, de Narcisse perdu dans son reflet. L’oisiveté de l’alcoolique au zinc du bistrot, du chômeur qui ne cherche plus de travail et passe ses journées devant la télévision en buvant de la bière, du fainéant qui, comme la couleuvre, cherche tous les soleils pour s’y endormir, cette oisiveté-là n’est guère philosophique, convenez-en…
Dans son magnifique roman Oblomov , Gontcharov avait théorisé cette oisiveté d’effondré. Il a créé un personnage associé à un comportement, l’oblomovisme, qui caractérise ce défaut d’énergie structurel qui débouche sur l’apathie, l’effondrement, la pétrification de soi, son devenir pierre, sa chosification. Cette oisiveté pathologique ne me paraît pas désirable. C’est celle du légume. Et encore…
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Quant à ce que vous nommez oisiveté pour qualifier «une activité supérieure, philosophique», il me semble, si vous permettez, que le mot ne convient pas. Car se préparer à recevoir des idées, des intuitions, de l’inspiration n’est pas ne rien faire: c’est solliciter ce dont on est porteur pour faire. Autrement dit: penser, voire penser à penser. L’oisiveté d’Oblomov est négative: elle ne prépare rien et ne débouche sur rien ; celle du philosophe est positive, elle prépare le surgissement en soi de plus que soi.
Vous avez longtemps été considéré comme un épicurien. Autrement dit: un philosophe qui souhaite jouir des plaisirs de l’existence. Vous reconnaissez-vous aujourd’hui encore dans cette description de vous-même?
Oui, bien sûr. Mais le mot «épicurien» est à double entrée: c’est aussi bien le disciple d’Épicure – qui enseignait une ascèse éthique pourvoyeuse d’un plaisir négatif, l’ataraxie, qui constitue à jouir d’un état dans lequel on ne souffre pas – que le jouisseur sans conscience, sans morale, sans éthique, sans vertu. Il est bien évident que, pour stigmatiser les épicuriens historiques, dont Épicure lui-même, il était plus facile d’en faire un débauché qui prostituait ses frères, mangeait comme un goinfre, se faisait vomir deux fois par jour afin de pouvoir recommencer, fréquentait les prostituées, flattait les puissants, proférait des obscénités, dépensait une fortune en nourriture, couchait avec les femmes de son école, toutes insultes proférées en son temps, que d’attaquer ses thèses et les invalider par l’usage d’une raison critique.
Je ne crois pas que les vacances suffisent à suspendre la culpabilité, qui est un signe fort de notre civilisation judéo-chrétienne ! On est peut-être plus à ce qu’on fait parce qu’on a le temps de faire ce qu’on fait. On ne mange pas vite fait avant de repartir au travail en restant sobre. On a plaisir à préparer un repas, à prendre l’apéritif, à boire du rosé frais, à marivauder avec une voisine de plage, de camping, de table au restaurant
Je vous confiais à l’instant que je travaillais à un éloge de Lucrèce justement pour expliquer comment il est mon maître de vie depuis quarante ans… Mais il faut lire De la nature des choses pour voir qu’il y a loin de ce texte à la caricature qu’on fait de moi…
Les vacances d’été, pour la plupart des Français, c’est le soleil, la plage, les barbecues entre amis, les parties de pétanque, etc. Peut-on trouver un sens à la simple recherche de ces plaisirs?
Oui, bien sûr, car chacun trouve son plaisir là où il peut, comme il peut, quand il peut. Je sais que certains paieraient des fortunes pour assister à la finale d’une Coupe du monde de football ou aux Jeux olympiques, ce qui serait pour moi une terrible punition…
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En revanche, je me dis depuis trente ans, sans jamais le faire, que je devrais m’inscrire pour assister à la représentation d’un opéra de Wagner, dont j’adore Tristan et la Tétralogie. Mais je comprends sans difficulté que Bayreuth pourrait être pour tel ou telle la punition que serait pour moi d’assister à ces manifestations sportives.
N’allez pas imaginer que, pour autant, je n’aimerais ni les barbecues avec des amis, ni le soleil, ni me baigner… Et je n’exclurais pas non plus de jouer à la pétanque si l’occasion se présentait!
Les vacances d’été ne sont-elles pas le moment où l’on peut justement s’adonner aux plaisirs de la vie sans éprouver aucun sentiment de culpabilité?
Je ne crois pas que les vacances suffisent à suspendre la culpabilité, qui est un signe fort de notre civilisation judéo-chrétienne! On est peut-être plus à ce qu’on fait parce qu’on a le temps de faire ce qu’on fait. On ne mange pas vite fait avant de repartir au travail en restant sobre. On a plaisir à préparer un repas, à prendre l’apéritif, à boire du rosé frais, à marivauder avec une voisine de plage, de camping, de table au restaurant… Mais de là à abolir la culpabilité! Je crois d’ailleurs en la matière que Mai 68 a plus fait pour envoyer la culpabilité aux orties que toutes les vacances depuis un siècle!
S’il me faut redescendre du ciel des idées, les vacances sont pour moi une ascèse au carré ! Disons que je me mets en vacances d’autrui et me concentre totalement sur ce que je préfère au monde : lire et écrire
Si certains vous ont souvent décrit comme un épicurien, d’autres voient plutôt en vous un stoïcien. Pour vous, les vacances, c’est plutôt gourmandise ou abstinence?
La séparation est une affaire de professeurs de philosophie qui veulent faire rentrer les philosophes dans des cases. Les universitaires adorent trouver des périodes chez Montaigne, le dernier de nos penseurs romains: il aurait été stoïcien, puis sceptique, puis épicurien… En fait, Montaigne était tout à la fois, suivant l’heure, le moment, l’occasion, la circonstance! Regardez les Lettres à Lucilius de Sénèque, un chef-d’œuvre. Sénèque initie son interlocuteur en lui vantant les mérites d’une pensée stoïcienne tout autant qu’une pensée épicurienne! Disons, s’il faut entrer dans le détail technique, que la métaphysique et la cosmogonie stoïcienne me vont moins que la physique et la cosmogonie épicurienne. Je ne souscris pas au panthéisme stoïcien, je consens en revanche au matérialisme radical des épicuriens. Mais s’il me faut redescendre du ciel des idées, les vacances sont pour moi une ascèse au carré! Disons que je me mets en vacances d’autrui et me concentre totalement sur ce que je préfère au monde: lire et écrire…
Les vacances, c’est le moment idéal pour essayer de s’oublier et consacrer un peu plus de temps aux autres. Selon vous, qu’est-ce qu’une amitié réussie?
Une amitié à la hauteur de l’amitié! Du moins à la hauteur de l’idée que je m’en fais qui, ici comme ailleurs, est plus proche des sagesses existentielles antiques stoïciennes et épicuriennes que des flasques copinages ou des molles camaraderies contemporaines. Les «potes»? Très peu pour moi…
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Je vous disais que j’étais nominaliste: je ne crois pas à l’amitié platonicienne, à l’idée d’amitié, aux déclarations verbales d’amitié, aux proclamations majuscules d’amitié. Je crois, en revanche, à tout ce qui montre qu’elle existe véritablement, à savoir aux preuves. Les preuves d’amitié sont sans cesse à donner, sinon elle s’étiole, fane, meurt. L’amitié n’est pas un graal atteint une fois pour toutes. C’est une vertu remise en jeu chaque jour, qui peut tout aussi bien connaître des cimes que des gouffres, de véritables passions ou d’authentiques fâcheries, car l’amitié ne permet pas tout… Par exemple, elle ne permet pas qu’on soit inamical avec son ami! C’est le moins qu’on puisse exiger. Je n’ignore pas que je place la barre haut…
Je déteste cette expression de « lâcher prise » autant que « prendre soin de soi » ! C’est tout le business du développement personnel qui se trouve en effet derrière ces sottises ! Quelle est cette prise qu’il faudrait lâcher ? Qui a pris quoi ? Quand et comment ? Avec quel organe de préhension ?
À l’approche des vacances, la plupart des journaux féminins recommandent à leurs lectrices de «lâcher prise». Comment comprenez-vous cette expression issue du jargon psychologisant?
Je déteste cette expression autant que «prendre soin de soi»! C’est tout le business du développement personnel qui se trouve en effet derrière ces sottises! Quelle est cette prise qu’il faudrait lâcher? Qui a pris quoi? Quand et comment? Avec quel organe de préhension? Par ailleurs, il me semble que les alpinistes nous feraient remarquer que lâcher prise, c’est tomber dans le vide et perdre la vie…
Je ne peux m’empêcher d’associer cette expression à la prescription d’un relâchement régressif des sphincters par un Diafoirus de la psychologie…Je lui préfère franchement son inverse, son antidote: «Reprenez-vous!» Mais l’époque est au culte du relâché plus qu’à celui de la tension du vouloir et de la mobilisation de la volonté. Elle est vouée à l’hédonisme vulgaire, sûrement pas à un nouveau stoïcisme.
On entend souvent dire que l’épidémie de Covid a porté un rude coup aux désirs de tourisme et d’évasion. Faut-il, selon vous, renoncer aux voyages lointains et à la découverte de l’exotisme?
L’exotisme peut être immobile: il est dans le regard plus que dans la chose regardée. L’exotisme se trouve exacerbé dans toute présence exacerbée au monde. Je me suis parfois trouvé dans des endroits que d’autres diraient exotiques – sur des chemins de falaises aux Marquises, sur les collines de Ngong au Kenya, sur un bateau à quelques mètres d’icebergs au-delà du cercle polaire en terre de Baffin, dans un jardin zen près de Kyoto où un ami qui vit au Japon m’avait conduit et dans lequel ne se trouvait aucun touriste. Or, l’exotisme n’était pas dans ces lieux-là mais dans le regard que je portais sur ces lieux-là. De sorte que je peux retrouver ce même regard quand je regarde comment a poussé le saule pleureur que j’ai planté avec mon frère dans le jardin de ma maison de Chambois près de la Dives, la rivière qui traverse le village.
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Un regard, cela s’éduque. Mais qui, quand et où éduque-t-on à regarder dans un monde où il y a désormais tant à voir? J’ai vu de mes yeux vu des yeux morts incapables de regarder en direct les pyramides de Louxor, le Grand Canal de Venise, le Forum impérial à Rome, le Parthénon d’Athènes, autrement qu’au travers l’objectif de leur téléphone portable, avec eux-mêmes en premier plan pour justifier l’existence de ces monuments qui ont traversé l’Histoire.
Il faut apprendre à trouver l’exotisme ici et maintenant, là où l’on est. Il n’est pas dans une géographie physique, un espace lointain, mais dans une géographie intime, un espace mental
L’exotisme ici consisterait à jeter le smartphone dans l’eau de la fontaine de Trevi pour la regarder vraiment: alors on verrait ce qu’il y a vraiment à voir, à savoir l’aura tremblante de toute œuvre capable de charger une mémoire proustienne. Le tourisme de masse est devenu consumérisme de masse. En rentrant de vacances, certains disent qu’ils ont «fait les musées», en ignorant que le but de ceux qui, après la Révolution française, ont voulu les musées, c’était que les musées les fassent, autrement dit: qu’ils travaillent à la construction du regard afin qu’un jugement de goût soit possible. Il faut apprendre à trouver l’exotisme ici et maintenant, là où l’on est. Il n’est pas dans une géographie physique, un espace lointain, mais dans une géographie intime, un espace mental.
Vous-même, êtes-vous plus enclin à chercher le grand lointain ou à essayer de redécouvrir le très proche? Autre question: restez-vous en France cet été ou partez-vous à l’étranger?
Ce n’est pas exactement la même question… Après ce que je viens de vous dire, je ne saurais opposer «le grand lointain» (d’ailleurs où commence le «grand» du grand lointain?) et «le très proche» car, excusez-moi de me répéter, mais je crois plus juste de chercher le grand lointain dans le très proche, là où certains, dans le grand lointain, voudraient retrouver leur très proche et cherchent désespérément un steak frites avec une bière sous une toile de tente dans le Sahara.
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Pour l’autre question, j’ai la chance d’avoir une maison à Saint-Pierre en Martinique achetée après un AVC qui me rendait l’hiver cérébralement pénible. Je suis d’ailleurs en train de corriger notre entretien avec une vue sur la mer des Caraïbes… Pour le reste du temps, j’irai voir des amis – en Corse, à Toulon, à Bordeaux – et je travaillerai à mon bureau de Chambois avec vue sur les toits de mon village, l’église et le donjon – la photo de ce que je vois sert de couverture à mon Art d’être français *.
Dans «La Carte et le Territoire», Michel Houellebecq plaidait pour que la France prenne conscience que son patrimoine (ses monuments, ses paysages, sa culture, son art de vivre) est la première de ses richesses. Partagez-vous cette idée?
Il a entièrement raison. Mais la haine de soi qui caractérise notre époque nous prive de cette sagesse. Nos cuisines, nos régions, nos paysages, nos langues, nos patois, nos climats, nos géologies, nos monuments, nos grottes préhistoriques, nos alignements de mégalithes, nos églises romanes, nos cathédrales, l’urbanisme de nos villes quand, comme en Normandie, elles n’ont pas été détruites par les bombardements américains de juin 1944, nos maisons d’écrivains, nos régions viticoles, nos vins, notre littoral, sans oublier les départements et territoires d’outre-mer que l’on néglige si souvent – on dit peu, par exemple, que la plus grande frontière de la France est avec le Brésil parce qu’on oublie la Guyane… -, tout cela mériterait un engouement sinon d’État, du moins du peuple français.
Mon père disait parfois d’une personne que c’était « quelqu’un de bien ». Il aurait pu dire « une belle personne » mais ça n’était pas dans son vocabulaire. Je crois que tendre vers cela suffit à la vie d’un homme
On sait que vous aimez contempler les paysages normands et observer les étoiles la nuit. La leçon de beauté du monde ne commence-t-elle pas au bout de son jardin?
Quand je suis seul dans le jardin de ma maison de Chambois, la nuit, je me dis toujours par-devers moi, dans le silence bruissant du cosmos, que c’est le plus bel endroit du monde! Qu’on pourrait tendre le bras pour toucher les étoiles – même si je dois avouer que, dans le désert mauritanien, j’ai constaté que Chambois n’arrivait pas premier… Le village dort, tout est silencieux, on entend parfois des oiseaux de nuit, chouettes et chats-huants, des crapauds ou des grenouilles, le murmure de la Dives qui s’écoule comme le fleuve d’Héraclite. Il y a de la beauté, si l’on veut, mais plus encore, ici, non loin du cimetière où repose mon père, une énergie tellurique sans laquelle je ne serais pas ce que je suis.
Dans notre époque qui semble vouloir toujours accélérer, les vacances permettent de ralentir et d’essayer de discerner l’essentiel. Quel est-il pour vous?
Mener une vie philosophique. Autrement dit: une existence qui coïncide avec ce que je pense, ce que j’écris. Mettre de la philosophie dans ma vie et de la vie, de ma vie, dans la philosophie. Mon père disait parfois d’une personne que c’était «quelqu’un de bien». Il aurait pu dire «une belle personne» mais ça n’était pas dans son vocabulaire. Je crois que tendre vers cela suffit à la vie d’un homme.
* Éditions Bouquins.
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