Les tragiques attentats de Paris ont délié les langues au sujet du plus grand allié de la France au Moyen-Orient. Le chercheur Stéphane Lacroix répond. Propos recueillis par Armin Arefi
Depuis le 13 novembre 2015, l’Arabie saoudite est ouvertement accusée d’un double jeu à l’égard de l’islamisme radical. Grand spécialiste de l’islam politique dans la région, Stéphane Lacroix, chercheur au Ceri-Sciences Po, a passé plusieurs années dans le royaume.
Le roi Salmane d’Arabie saoudite a succédé sur le trône à sondemi-frère Abdallah le 23 janvier 2015. © AFP / SPA / HO/ HO
Liens entre politique et religieux au royaume des saintes mosquées.
L’Arabie saoudite a-t-elle joué un rôle dans l’essor de l’islam radical ?
L’Arabie saoudite est un État par nature fondamentalement prosélyte dont l’islam officiel est missionnaire et puritain. Pour le comprendre, il faut revenir au pacte fondateur du royaume conclu au XVIIIe siècle entre le prédicateur rigoriste Mohammed ben Abdelwahhab et la famille Al Saoud. Les oulémas (théologiens) légitiment le pouvoir politique des princes et leur accordent une large marge de manœuvre en ne s’immisçant pas dans leurs décisions, notamment concernant la politique étrangère. En échange, les religieux font appliquer l’islam salafiste (version ultra-rigoriste de l’islam) dans la société saoudienne, seul garant, selon eux, de la moralité sociale. Et le bras d’application de cette norme salafiste est la police religieuse. À l’étranger, les oulémas se voient accorder les moyens de faire de la prédication (da’wa), c’est-à-dire d’exporter leur vision de l’islam.
Rôle du royaume dans l’expansion du salafisme dans le monde ?
En échange du pouvoir politique laissé aux princes saoudiens, les oulémas s’emploient à diffuser leur message religieux dans le monde. Cela se traduit, dès le début des années 1960, par la création de la Ligue islamique mondiale, de l’Université islamique de Médine, et de toute une série d’ONG financées par le pouvoir saoudien dont la mission est de faire de l’humanitaire, mais aussi du prosélytisme.
Ce salafisme peut-il virer au djihadisme ?
Rarement. Si le salafisme tel que le comprennent les Saoudiens (retour à l’islam des origines, NDLR) est un islam missionnaire, puritain et ultra-rigoriste, il est dépourvu de tout versant politique, à la différence du djihadisme (qui prône le recours aux actions violentes, NDLR). D’ailleurs, le grand mufti (religieux, NDLR) d’Arabie saoudite a souligné que les « attentats-suicides étaient contraires à l’islam », et les cheikhs (sages) saoudiens produisent depuis des années des ouvrages contre Al-Qaïda et Daech.
Ce prosélytisme a-t-il pas contribué à radicaliser le monde musulman ?
Ce prosélytisme a affecté la pratique de l’islam dans le monde sunnite en le rendant de plus en plus conservateur. En Occident, il a produit une communauté ultra-rigoriste, cherchant à reconstruire une société idéale, de l’entre-soi. Ainsi, on peut s’inquiéter en France du problème sociétal que pose la croissance de cet islam puritain, d’autant que certains de ses partisans peuvent, en raison de certaines de leurs pratiques, entrer en conflit avec les lois républicaines. Mais il ne faut pas tout mélanger. Salafisme n’est pas synonyme de djihadisme.
N’existe-t-il pas des liens entre ces deux mouvances ?
Il peut exister des passerelles à la marge, mais la porosité est limitée par les cheikhs qui structurent les communautés salafistes. Le salafisme n’est pas révolutionnaire et n’attire pas le même public que le djihadisme. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder le parcours des terroristes des récentes attaques, qui ne fréquentaient pas les milieux salafistes. Au contraire, le djihadisme est un islamisme révolutionnaire, inspiré au départ de l’Égyptien Sayyid Qutb (idéologue radical issu des Frères musulmans, qui s’en sont ensuite démarqués, NDLR), pour qui il n’existait qu’une seule solution face à un pouvoir impie : l’action révolutionnaire et parfois violente. Certes, surtout à partir des années 1990, les djihadistes vont reformuler les idées de Qutb à partir de certains concepts salafistes, mais avec une lecture totalement différente. Aujourd’hui, en se focalisant sur les milieux salafistes (qui ont subi de nombreuses perquisitions dans le cadre de l’état d’urgence, NDLR), la police française s’en prend à des personnes qui n’ont pas de lien avéré avec la mouvance djihadiste. Et traiter des salafistes comme des terroristes, c’est ajouter à l’impression que l’on stigmatise les musulmans, ce qui fait précisément le jeu de Daech.
Au-delà du wahhabisme, quel est le rôle de l’Arabie saoudite dans le financement de groupes djihadistes ?
Les princes saoudiens ne soutiennent plus les islamistes comme ils ont pu le faire jusqu’aux années 1990. Ils en ont même aujourd’hui une peur bleue, car ce sont les seuls à représenter un modèle concurrent aux Saoud, et donc à pouvoir déstabiliser la monarchie. L’Arabie saoudite est fondamentalement antirévolutionnaire. Au cours du Printemps arabe, elle a surtout soutenu le statu quo : l’ancien président tunisien Ben Ali à qui elle a accordé l’asile, ainsi que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi… L’exception est la Syrie , mais c’est seulement parce que derrière Bachar el-Assad se trouve le rival iranien.
Justement, le royaume Saoud ne soutient-il pas des mouvements djihadistes contre le président syrien ?
Il est important de faire la part des choses. Depuis 2011, l’Arabie saoudite a surtout soutenu l’Armée syrienne libre (rebelles laïques, NDLR) en Syrie et elle reste aujourd’hui un de ses principaux financiers. En effet, les Saoudiens préfèrent des acteurs non idéologiques à des mouvements religieux qui seraient leur concurrent sur le plan politique.
Il se dit pourtant que Riyad finance, aux côtés du Qatar et de la Turquie, l’« Armée de la conquête », une coalition rebelle islamiste…
L’Armée syrienne libre étant frappée par les divisions, les Saoudiens se sont aujourd’hui partiellement reportés sur des islamistes « nationalistes » (qui n’agissent pas au nom du djihad global) pour des raisons d’efficacité militaire. Ce changement date surtout de janvier 2015 et l’arrivée sur le trône du roi Salman, moins anti-islamiste que son prédécesseur Abdallah.
Des fonds privés saoudiens ne financent-ils pas les groupes djihadistes en Syrie ?
En parallèle des financements étatiques, des oulémas n’appartenant pas à l’establishment officiel se sont rangés derrière des groupes politiques salafistes. Dès le début du conflit, ces religieux ont soutenu en Syrie le groupe Ahrar el Sham et le front Al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda). Mais pour la plupart d’entre eux, ils ne soutiennent pas Daech. L’organisation État islamique est détestée d’eux, car elle prétend au leadership sur l’islam tout entier, ce qui est inacceptable pour ses concurrents.
Comment expliquer que des oulémas saoudiens continuent à soutenir des groupes djihadistes en Syrie ?
La bicéphalité du pouvoir – la cohabitation du religieux et du politique – en Arabie saoudite crée un espace intermédiaire qu’investissent des oulémas islamistes beaucoup plus politisés, d’autant plus que toute contestation en Arabie saoudite s’organise autour de l’islam. Ces derniers sont populaires : plusieurs d’entre eux ont des millions de followers sur Twitter.
Pourquoi le pouvoir saoudien ne fait-il rien, d’autant que ces djihadistes menacent à terme la monarchie al-Saoud ?
Le pouvoir saoudien se méfie de ces oulémas islamistes, dont certains ont mené la contestation contre le régime dans les années 1990. Mais il ne peut se permettre de les envoyer en prison, le coût étant trop élevé en interne. Là encore, la politique intérieure a des effets réels sur la politique étrangère.
D’une certaine manière, l’Arabie saoudite ne joue-t-elle pas un double jeu ?
Les Saoudiens ont péché de deux manières. D’une part, par leur incapacité, si ce n’est leur manque de volonté, à contrôler les réseaux privés, sous peine de bouleverser l’équilibre interne de la monarchie et de la déstabiliser. De l’autre, par leur obsession anti-iranienne qui fait que l’Iran est aujourd’hui hissé au rang de priorité pour le royaume, devant Daech, qui n’arrive qu’en seconde position. Voilà pourquoi la majorité des ressources militaires et financières saoudiennes sont aujourd’hui dirigées vers le Yémen (où l’Arabie saoudite est en guerre contre les miliciens chiites houthis, soutenus par l’Iran), au détriment de l’Irak et de la Syrie.