1 La France de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et de l’école gratuite, laïque et obligatoire, de l’Affaire Dreyfus et de la Loi de Séparation des Églises et de l’État apprend-elle le fait religieux à ses enfants ? Le leur apprenait-elle jadis ou naguère ? Le leur apprend-elle aujourd’hui ? Sur ce sujet, une évolution s’est-elle, ou non, dessinée ?
2 C’est sur ces questions que nous voudrions réfléchir. Et sans nous attarder particulièrement sur les faits extérieurs qui ont marqué l’époque qui va nous intéresser, nous voudrions surtout montrer ici les mouvements, internes au système éducatif, qui ont conduit à ce que nous croyons être une évolution considérable mais toujours en cours.
3 C’est vers les années 1980, alors que se mettent à distance les grands « remuements » de la décennie 1960-1970, qu’il convient de faire commencer l’analyse.
4 Sous l’angle d’observation qui est le nôtre, celui du fait religieux et de son enseignement, trois facteurs caractérisent en effet ces années-là : le contenu des programmes scolaires mais aussi le poids du passé ancien et aussi celui du passé récent.
5 Beaucoup plus qu’on ne le croit, ils permettent à qui le veut d’aborder solidement l’étude des faits religieux et le discours trop entendu sur l’impossibilité, alors, de l’enseigner est vain.
6 Le cas de l’histoire est le plus caractéristique : les programmes demandent que soient étudiés en 6e, le monde des Hébreux, les religions égyptienne et grecque, le christianisme ; en 5e, l’Islam et l’Église dans l’Europe des xie-xiiiesiècles ; en 4e, les réformes protestante et catholique au xvie siècle et la renaissance catholique au xviie siècle ; en 3e, un « bilan de la Révolution et de l’Empire » qui ne peut faire l’économie des questions religieuses. Au lycée, celles-ci apparaissent peu en 2de et 1re, mais en classes terminales, en revanche, elles apparaissent tout à fait nommément, dans « la notion de civilisation » et dans l’étude « des civilisations du monde contemporains » (parts du programmes, certes, qui ne sont alors que trop sacrifiées dans ces classes de baccalauréat).
7 En histoire, les programmes sont donc explicites et impératifs. Il n’en est plus de même ailleurs. Si l’on excepte le cas de la philosophie, où le mot de « religion » est présent dans l’intitulé des programmes, c’est dans les non-dits et dans le libre choix des enseignants qu’il faut trouver des possibilités offertes dans les diverses disciplines. Qui empêche, en effet, le professeur de français de choisir Polyeucte ou Athalie, plutôt qu’Horace ou Britannicus, de s’attarder sur Pascal ou de choisir, dans l’œuvre de Voltaire, les thèmes à dominante religieuse ? Qui empêche les professeurs des disciplines artistiques de s’attarder sur des œuvres musicales, picturales ou autres portant sur des sujets religieux ? Qui interdit au professeur de langue vivante, évoquant la culture du pays étudié, de s’attarder sur le luthéranisme en allemand, l’orthodoxie en russe et l’islam en arabe ?
8 Les possibilités offertes sont donc réelles et, redisons-le, le discours sur l’impossibilité d’enseigner les faits religieux dans les anciens programmes n’est pas valable.
9 Mais il faut tenir compte des mentalités et d’une certaine atmosphère du temps. Des affrontements de la grande époque des années 1880-1910 et des « hussards noirs de la République » reste le souvenir que c’est dans le combat contre les religions et surtout l’Église catholique que s’est affirmée l’école de la République. Faut-il parler de religion à l’école ? Faut-il même profiter de l’école pour éradiquer la religion, dans la pensée du ministre Viviani, qui avait espéré que les lois laïques allaient « éteindre au ciel des lumières qui ne se rallumeraient plus » ? Le temps a passé, sans doute, mais ces idées sont encore dans les esprits et, de façon inexprimée, et donc peut-être d’autant plus forte, il était clair qu’on ne parle pas de religion à l’école. Chercher alors systématiquement dans les programmes des raisons d’en parler n’aurait guère de sens.
10 Cette permanence du passé ancien est bien connue et il n’est pas utile de s’y attarder. Mais il y a aussi un passé récent, qui n’a même pas vingt ans. Et ces vingt années-là sont lourdes, lourdes des ébranlements politiques et sociaux, lourdes aussi – on ne l’a peut-être pas assez dit – du formidable ébranlement de l’école, particulièrement primaire et, par là, ils méritent qu’on s’y arrête.
11 Il faut bien s’en rendre compte. L’arrêté du 7 août 1969 et la circulaire du 2 septembre 1969 sur le « tiers-temps pédagogique » et la mise en place des « disciplines d’éveil » mettent à bas l’édifice ancien de l’enseignement primaire. Le temps scolaire se partage désormais en quatre temps : 10 heures hebdomadaires sont réservées au français (les anciennes rubriques parlaient de lecture, écriture et langue française) qui va désormais s’inspirer des travaux universitaires prenant en compte les regards nouveaux portés sur la linguistique et la grammaire structurale. Cinq heures sont réservées au calcul, et celui-ci prendra en compte les travaux de la commission Lichnerovits de 1963 sur les mathématiques modernes. Six heures sont réservées aux « disciplines d’éveil » (ce qu’on appelait : morale, histoire et géographie, exercices d’observation, dessin ou travail manuel, chant, activités dirigées), pendant lesquelles l’initiation à l’observation et à l’analyse des faits naturels et humains se fonde sur une pédagogie de la découverte plus que sur des démarches où domine la mémorisation. Six heures sont consacrées à l’éducation physique et sportive (EPS).
12 La circulaire dit de ce texte qu’il « vaut surtout par l’ouverture qu’il offre à l’imagination créatrice des maîtres ». Par ailleurs, des textes explicatifs sont annoncés pour éclairer les pistes offertes. Un nouveau chantier est donc ouvert ; il est plein d’espérance.
13 Or, les instructions ne verront le jour qu’en 1977 (maternelle et cours préparatoire), 1978 (cycle élémentaire) et 1980 (cycle moyen), soit dix ans plus tard, dix années pendant lesquelles les anciennes instructions restent aussi en vigueur parallèlement à un « tiers-temps » dont on ne sait pas toujours que faire, dix années où les initiatives de 1969 sont elles-mêmes controversées et lourdement remises en cause (les textes publiés en porteront la trace et le fascicule de 1980 concernant le cours moyen, dans ses quelque cent pages de caractères serrés, montre bien l’incertitude des choix pédagogiques opérés), dix années, enfin, où se répandent des idées, issues des travaux de Bourdieu et Passeron, laissant apparaître l’instituteur, non pas, comme il le croyait, comme l’éducateur du peuple, mais, objectivement et à son insu, comme un artisan de la « reproduction » des valeurs bourgeoises. C’est à la fois à un idéal et à une façon de faire qu’on a porté atteinte.
14 –Il n’est nullement question, ici, de remettre en cause le bien-fondé ou la nécessité des mesures prises, des innovations scientifiques et pédagogiques envisagées. Elles auraient pu bâtir une école nouvelle. Ce qui est en cause, c’est l’arrêt du voyage au milieu du gué et le désarroi des voyageurs. Et quand on songe au poids de l’école primaire, au poids de l’école de la République, au rôle de « l’instituteur » pour répandre l’éducation dans toutes les couches de la population, on prend aussi la mesure du trouble porté alors à cette action. Et s’il a été souvent question de l’étonnante et inquiétante rupture de transmission des savoirs au cours des deux décennies 1960-1980, si les raisons avancées ont été nombreuses, il nous semble que, parmi elles, la déstabilisation qu’a subie l’école primaire (et par rebond, les autres niveaux…) mérite d’être mise à une bonne place.
15 –Interrogations et affrontements donc. Et c’est l’histoire qui va être le vecteur porteur. C’est elle qui met le problème sur la place publique. L’école n’assure plus sa fonction et « nos enfants ne savent plus rien » ! En 1980, Alain Decaux use de sa célébrité médiatique pour sonner le tocsin et l’affirmer. À la fois, les enfants ne savent plus l’histoire et, de plus, ils n’ont plus aucun repère chronologique. Le débat, ainsi porté sur la place publique, entraîne de nombreux partenaires, l’importante Association des professeurs d’histoire et géographie (APHG) entre à son tour dans le jeu et c’est finalement le gouvernement lui-même qui engage une action.
16 –Le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, le 30 juillet 1982, demande à René Girault, professeur d’histoire à l’université de Paris I, un bilan sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie au cours des dix dernières années et des propositions sur « les moyens propres à améliorer la situation actuelle ». Pour mener à bien sa tâche, le rapporteur établit un questionnaire envoyé dans des classes de 6e et des classes de 2de. Or, il est à noter qu’à l’exception d’une question portant sur des grands monuments (« le Mont-Saint-Michel, l’abbaye de Cluny, les arènes de Nîmes, Notre-Dame de Paris, le château de Versailles, la cathédrale d’Amiens ont-ils été construits au Moyen Age »), d’une question de 2de sur l’art roman (la croisée d’ogives est-elle ou non significative de l’art roman ?), de deux questions de chronologie de 6e(« Mahomet a-t-il vécu dans l’Antiquité » et « parmi les événements suivants lesquels ont eu lieu au Moyen Age : Alésia, Marignan, les Croisades, la Guerre de Cent Ans, l’invasion par les Normands, la Révocation de l’Édit de Nantes »), à aucun moment le questionnement n’aborde le fait religieux, les exemples cités prouvant que les seules allusions qui y sont faites s’orientent surtout vers la chronologie et l’histoire de l’art.
17 –Rien n’avance pourtant, semble-t-il, puisque le président de la République lui-même, le 1er septembre 1983, « pousse un cri de colère », qui, évidemment fait la une des journaux. Une commission « permanente » est créée, présidée par Jacques Le Goff, un colloque se tient à Montpellier les 19-20-21 janvier 1984. L’histoire est bien sur le devant de la scène, mais elle ne semble pas encore porter au fait religieux une attention particulière.
18 –Or, alors que – à tort ou à raison – l’insuffisance historique de l’enseignement donné par l’école fait l’objet de toutes les attentions, un autre constat se formule. Au milieu de toutes les interrogations concernant les ébranlements récents, le domaine de l’éducation est peut-être, de tous les domaines, celui qu’on observe avec l’œil le plus aigu : et si l’école, en général, est critiquée, les autres lieux d’éducation, entre autres ceux où se donne une instruction religieuse (dans les églises, dans les familles), le sont aussi. Ce qui apparaît avant tout, c’est la perte d’un savoir commun qui permettait, auparavant, l’accès à une culture commune. La société découvre une « inculture religieuse des jeunes ». À qui la faute ? Les réponses sont nombreuses et diverses, mais le résultat n’en est pas moins là, inquiétant : des pans entiers du patrimoine, de la culture deviennent inaccessibles. On supporte sans doute l’incapacité à comprendre la signification des décors d’un temple bouddhiste, mais on regrette que, peu à peu, il en soit de même des sculptures d’une cathédrale gothique, ou des allusions de Baudelaire à l’encensoir ou à l’ostensoir dans « Harmonie d’un soir ». La Ligue de l’enseignement est l’une des premières institutions à faire le constat et à en tirer des conclusions. Dans son Assemblée générale de juillet 1982, à Montpellier, elle réclame que se mette en place à l’école un enseignement des religions, c’est-à-dire « l’étude des textes et mythes fondateurs et fondamentaux des grandes religions, leur histoire, leurs contributions positives ou négatives au développement des civilisations ». De façon plus journalistique, le Monde de l’Éducation se demande, en 1986, si « le christianisme fait partie de notre histoire », alors que tel autre journal regrette que la Trinité ne soit plus qu’une station de métro.
19 –Ces perceptions encore diffuses transparaissent déjà dans les textes issus du ministère de l’Éducation nationale. On peut lire dans les compléments écrits en 1987 pour le programme d’histoire de 5e : « L’héritage médiéval, s’il n’est pas négligeable dans d’autres domaines, est d’abord un héritage religieux… Comment comprendre ces civilisations sans un minimum de culture religieuse ? Il y a là pour tous les enseignants… un sujet de réflexion. La disparition chez de nombreux élèves de toute référence religieuse – nous ne parlons pas ici de croyance ou d’adhésion personnelle – leur rend inaccessible et inintelligible une part essentielle de leur propre héritage. Initier les élèves au phénomène religieux comme réalité historique et culturelle doit être l’un des objectifs de ce programme de 5e. Il va de soi que, pour être efficace, cette initiation ne devrait pas se borner à la description de rites et de comportements extérieurs mais inclure la maîtrise du vocabulaire doctrinal et des concepts qu’il recouvre. Les textes et l’histoire de l’art facilitent l’approche indispensable de ces réalités religieuses » (à propos de l’arrêté du 14 novembre 1985). Dans les compléments du programme de seconde, à propos du paragraphe concernant « la France, l’Europe et le monde au xixe siècle », il est précisé qu’à côté des changements politiques, économiques et sociaux, le nouveau programme souligne l’importance à donner au changement culturel. Il s’agit « d’une conception de la culture qui permette de se mouvoir avec autant d’aisance dans des domaines comme l’art ou la religion que dans l’univers politique, économique et social… On remarquera le rôle des Églises dans le mouvement des idées et la place de la religion dans la société » (BO spécial n° 3 du 9 juin 1987). Pour les classes de 1re, il est dit que les problèmes religieux doivent être abordés sous l’angle des rapports entre les Églises et les sociétés sécularisées, et pour les terminales, que la religion, présentée comme « une question difficile à la suite de la sécularisation de nos sociétés », ne doit pas être négligée, « étant donné l’importance actuelle du fait religieux pour comprendre de nombreux phénomènes politiques, sociaux et culturels » (BO n° 6 du 9 février 1989).
20 –Il est donc de plus en plus clair, au terme de cette dernière décennie, qu’une prise de conscience se produit : incontestablement, il y a une inculture des jeunes, incontestablement, celle-ci s’insère dans une crise culturelle plus large. Suzanne Citron, dans son livre « Enseigner l’histoire aujourd’hui » (1984), parlait plus spécifiquement de la crise de la culture scolaire. Le résultat qui en découle est, alors que le gouvernement a changé, une nouvelle étude du dossier de l’enseignement de l’histoire et la géographie demandée en 1989 à un autre professeur d’université, Philippe Joutard. Celui-ci ne procède pas par enquête, mais met en place des équipes de travail à qui il confie des thèmes de recherche particuliers. De leurs travaux ressort la mise en évidence de trois lacunes majeures dans l’enseignement de l’histoire : lacune dans l’histoire des sciences et des techniques, lacune dans l’histoire des arts et… lacune dans l’histoire des religions. Et devenu recteur de l’université de Besançon, Philippe Joutard peut donner suite au constat fait dans son rapport. Les 20 et 21 novembre 1991, sur la proposition du CRDP de Franche-Comté, qui a déjà le projet de publier une collection de travaux sur l’enseignement de l’histoire des religions, en partenariat avec la Ligue de l’enseignement, la Direction Régionale des Affaires Culturelles et l’IUFM, il organise un colloque intitulé « Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque ». Celui-ci réunit près de cent cinquante personnes qui, entre les assemblées plénières introductive et conclusive, se répartissent en quatre commissions, dont il n’est pas inutile de donner les titres, car ils portent en germe les interrogations ultérieures :
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Histoire des religions, culture religieuse, enseignement de la religion.
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Unité ou spécificité des démarches ? Approches disciplinaires, pluridisciplinaires ou transdisciplinaires ?
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Formation des enseignants. Quels relais de la culture scientifique vers l’école, le collège, le lycée ? Besoins, outils, techniques, méthodes.
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De l’enseignement des religions d’hier et d’aujourd’hui en France et à l’étranger, vers un enseignement renouvelé, quelles propositions ?
21 –Publiés en septembre 1992 par le CRDP de Franche-Comté, les Actes de ce colloque restent une mine de réflexions, d’exemples concrets, de mises en perspective dont l’actualité ne se dément pas.
22Les lendemains de ce colloque sont féconds et le signataire de ces lignes peut dire lui-même la facilité relative avec laquelle il a pu obtenir pendant plusieurs années l’autorisation d’organiser différentes universités d’été sur le christianisme, l’islam, le judaïsme, le bouddhisme, universités d’été qui toutes ont dû refuser des candidatures, celles-ci étant trop nombreuses par rapport aux capacités d’accueil.
23 –Le colloque a ainsi permis de commencer à soulever la chape de silence qui, par un consensus inexprimé, pesait sur les questions concernant l’expression du fait religieux dans l’école laïque. Il a permis de voir aussi combien était prégnante dans beaucoup d’esprits cette interrogation. Nous sommes là à un moment où, au sein de l’école, au sein de la classe, on commence à parler de ce dont on n’osait pas parler jusqu’ici.
24 –À un autre niveau, les institutions, également, évoluent. Les programmes sont une tâche de Sisyphe… et une nouvelle rédaction en est demandée, avec de nouvelles orientations. Bien qu’envisagées dans des perspectives beaucoup plus générales, ces programmes de 1996 (ils sont rédigés en 1995), marquent, sous l’angle de l’histoire des religions, une évolution considérable, que met bien en valeur la comparaison des textes introductifs des programmes de seconde de 1987 et de 1996 :
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« comment assurer une meilleure préparation à l’étude du monde actuel, sinon une connaissance solide du xixe siècle, des idéologies et des changements politiques, économiques et sociaux qui en ont marqué le déroulement de la Révolution française à l’orée du xxe siècle et qui sont à l’origine de l’histoire de notre temps ? » (1987).
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« les programmes de lycée ont pour finalité la connaissance et la compréhension du monde contemporain. Le programme de seconde en pose les bases. Il est consacré à l’étude de six moments historiques qui jalonnent l’élaboration de la civilisation contemporaine. Le choix opéré ne suppose aucune continuité chronologique, ou aucun parcours thématique. Il repose sur l’étude de ce qu’est un citoyen dans un monde antique fort différent du nôtre, sur l’approche de la religion chrétienne, composante majeure de la civilisation occidentale, sur la diversité des civilisations médiévales, sur la nouvelle vision de l’homme et du monde à la Renaissance, sur le tournant fondamental représenté par la période révolutionnaire et les conceptions nouvelles qu’elle diffuse, enfin sur la manière dont celles-ci se sont progressivement imposées à l’Europe » (1995/6).
25 –Ainsi, alors que les anciens programmes de lycée ne s’attachaient qu’à l’époque contemporaine (de la fin du xviiie siècle à nos jours) et gardaient une perspective avant tout politique, économique et sociale, les nouveaux réintègrent des pans entiers de l’histoire antique, médiévale et moderne et les situent dans une perspective culturelle beaucoup plus large. Transcrits dans le domaine de l’histoire des religions, ils réintègrent, dans la première des classes du lycée, la naissance du christianisme, les coexistences religieuses dans la Méditerranée du xiie siècle, l’humanisme et les réformes du xvie siècle, avant l’entrée dans le monde contemporain.
26 –Il convient d’ajouter qu’au collège, en classe de 6e, une autre innovation cherche à favoriser les démarches pluridisciplinaires, mais, par là, réintègre les textes « religieux » dans la littérature générale. L’arrêté du 22 novembre 1995 stipule qu’en français, parmi « les textes à lire », il y aura des textes issus de l’héritage antique : la Bible, l’Odyssée, l’Enéide, les Métamorphoses d’Ovide, textes à lire en relation avec le programme d’histoire. Celui-ci, de son côté, précise, à propos du thème « le Peuple de la Bible, les Hébreux », que l’étude doit être menée à partir de « la Bible, document historique majeur et livre fondateur de la première religion monothéiste de l’Antiquité » et des sources archéologiques.
27 –Ces nouveautés surprennent les enseignants, ceux des collèges, peu familiers du travail pluridisciplinaire, ceux des lycées, familiers surtout de l’étude de la période contemporaine. La question du christianisme surtout pose problème et les nombreux débats, conseils et informations diffusés alors dans le bulletin de l’Association des professeurs d’histoire et géographie (APHG) en portent témoignage. Mise en œuvre difficile donc, et, très vite, trop artificiellement « facilitée » par la malencontreuse décision d’un « allègement » de programme prise peu après et qui détruit toute cohérence en autorisant le professeur à ne traiter que deux questions au choix parmi les quatre premières du programme.
28 –Enfin, on ne peut omettre que ces évolutions, que nous n’envisageons que sous l’angle des matières d’enseignement, se déroulent alors que, dans et hors de l’établissement scolaire, des événements, divers mais nombreux, suscitent raidissements, heurts et prises de conscience. Contentons-nous de citer :
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Les « problèmes du voile », qui commencent au collège Gabriel Havez de Creil en novembre 1989 et se développent ensuite. Ils sont évidemment les plus lourds et les plus visibles.
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La prise en compte du phénomène sectaire et la mise en place d’organismes chargés de la lutte contre ceux-ci : création, en mai 1996, de l’Observatoire interministériel sur les sectes qui devient, en octobre 1998, la Mission interministérielles de lutte contre les sectes (MILS), et en novembre 2002, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) et, au sein du ministère de l’Éducation nationale, création d’une cellule de lutte contre la prolifération des phénomènes sectaires.
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Un constat de plus en plus clair : si l’idée « d’inculture religieuse des jeunes » a bien fait son chemin dans les esprits, une autre se forme : celle de « l’inculture laïque des jeunes » (et des moins jeunes…). Des enquêtes, qu’on n’avait pas menées jusqu’ici et donc dont on ne sait si elles donnent ou non des informations neuves, montrent une majorité de jeunes des lycées totalement incapable de définir le mot « laïcité », la plus grande partie de ceux qui hasardent une définition parlant de la laïcité comme de la « lutte contre la religion »… Une question se pose alors : n’y aurait-il pas un certain parallélisme entre ces deux incultures ? Beaucoup le croient et, de toute façon, la perspective proche des deux centenaires de la loi de 1901 sur les associations et de la loi de 1905 concernant la Séparation des Églises et de l’État conduit à penser que la réflexion pourra profiter d’une telle opportunité et se porter sur la laïcité, son sens et sa pratique.
29 –Au seuil du nouveau siècle, le problème de l’enseignement du fait religieux a donc progressé. Son besoin s’en est manifestement fait sentir et, en histoire essentiellement, de nouveaux programmes l’ont pris en compte. Les fondations sont donc là, mais il reste à monter le bâtiment…
30 –Deux phénomènes alors poussent la question sur le devant de la scène.
31 –La première dépasse largement le système éducatif et nous ne nous y attarderons pas, sinon pour dire son poids et son retentissement sur toutes les initiatives prises dans ce domaine. Il s’agit de ce mouvement qui conduit des pans entiers de la société à poser, avec souvent des perspectives également identitaires ou communautaristes, des problèmes dont les formulations sont religieuses. Des problèmes à tonalité religieuse deviennent ainsi médiatiques, et les pouvoirs publics considèrent alors qu’ils doivent s’engager. C’est bien sur un fond de débat public effervescent que vont se prendre les mesures internes dans l’école.
32 –Et celles-ci sont importantes. C’est avant tout la décision, inattendue à quelques mois des élections législatives, du ministre de l’Éducation nationale, Jack Lang, de faire appel à Régis Debray, un philosophe connu parce qu’il est déjà apparu, à plusieurs titres, sur le devant de la scène et qu’il vient d’écrire un livre dont on parle, « Dieu, un itinéraire », et de lui demander un rapport sur l’enseignement du fait religieux à l’école laïque. Ce rapport devra comprendre des propositions concernant les programmes d’enseignement et la formation des professeurs. On se doit de noter les deux particularités et donc l’importance de la demande : d’une part, il n’est plus question d’histoire des religions, mais de fait religieux (ce qui conduit à sortir du champ des professeurs d’histoire et géographie et à rejoindre l’ensemble du corps professoral) ; d’autre part, le regard est, comme d’habitude, porté sur les programmes, mais aussi cette fois, sur la formation des maîtres également. La demande est formulée le 3 décembre 2001 et la réponse demandée pour le 15 mars 2002.
33 –Le travail est réalisé exactement dans les temps, de nombreuses auditions ont permis d’avoir les réactions ou les opinions des partenaires les plus divers (personnels de l’enseignement supérieur, secondaire et primaire, membres de l’administration de l’Éducation nationale, associations…) et, le 14 mars 2002, la présentation du rapport est faite en présence du ministre. Or, cette présentation – le fait mérite d’être noté – comprend la prise de parole du rapporteur certes, mais immédiatement après, celle du ministre, qui énumère les décisions qu’il a prises au vu du rapport. Il ne s’agit plus d’un rapport, dont la fin dans un tiroir est toujours envisageable, mais bien de décisions ministérielles. Et celles-ci sont importantes :
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Il faut, d’abord, faire un état des lieux.
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Il faut ensuite que, dans les lycées et collèges, soient exploitées les possibilités d’initiative et d’innovation offertes par les modalités récemment mises en place : itinéraires de découverte, travaux personnels encadrés, éducation civique, juridique et sociale…
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Il faut enfin créer les bases permettant une formation initiale et continue des enseignants. Au niveau universitaire, un Institut européen en science des religions (IESR, bien retenir le mot « européen ») sera créé. Très prochainement, un grand stage national devra réunir pendant trois jours tous les cadres de l’Éducation nationale sur le thème de l’enseignement du fait religieux. Dans les IUFM, des modules obligatoires seront consacrés à une réflexion sur la laïcité et sur le fait religieux ; les plans académiques de formation (PAF) devront aussi prendre en compte ces thèmes dans leurs projets. Les divers centres de documentation devront prévoir des dossiers et outils pédagogiques pour les maîtres et les élèves.
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Cette formation, avec des modalités adaptées, sera étendue à tous les personnels d’encadrement.
34 –Ajoutons que, parallèlement à la publication et à la mise en œuvre du rapport, il était créé un « Comité de réflexion et de proposition sur la laïcité à l’école », composé de quinze membres renouvelables tous les trois ans.
35 –Les élections de mai 2002 ont conduit à un changement de gouvernement, mais la nouvelle équipe dit vouloir assurer la continuité dans ce domaine et en apporte la preuve. L’Institut européen en sciences des religions est créé et mis en place. Au mois d’octobre 2002, le stage national prévu a lieu et est introduit par un discours ministériel. Dans les IUFM et les académies, des modules, des journées de stage sont consacrés à une information et à une formation sur la laïcité et l’enseignement du fait religieux. Les centres de documentation et divers éditeurs publient de nombreux ouvrages, les uns plus savants (appels fréquents aux chercheurs de l’École pratique des hautes études et de l’École des hautes études en sciences sociales), les autres à portée plus directement pédagogique, des témoignages aussi et des exemples concrets ; beaucoup font souvent appel aussi à des personnels des services culturels, particulièrement aptes à mettre en évidence la valeur culturelle du patrimoine religieux.
36 –Une évidence, finalement, apparaît donc. Par le double phénomène de la pression externe, action médiatique et politique autour de la notion de laïcité et mise au premier plan d’incidents à tonalité religieuse en même temps qu’identitaire, et de la pression interne, mesures prises par l’ensemble du système éducatif, l’enseignement du fait religieux et le débat sur la laïcité sont arrivés sur le devant de la scène, à un point qu’on n’osait pas imaginer quelques années plus tôt. La mise en place, le 3 juillet 2003, par le président de la République, de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, dont la présidence est confiée à Bernard Stasi, médiateur de la République, en porte témoignage. Et plus particulièrement, il n’est pas inutile aussi de noter qu’une autre question semble également réglée, celle de la spécificité de cet enseignement. Des discussions ont pu se produire sur la question de la mise en place d’un corps particulier d’enseignants et donc de la création d’une nouvelle discipline. Une telle option a été nettement rejetée et il est clair dans la plupart des esprits qu’il appartient à tous les enseignants d’acquérir, assurément au prix d’une formation adéquate, la compétence nécessaire pour expliquer avec le respect, la distance et la mesure qui conviennent les faits religieux lorsque le déroulement de leur enseignement les rencontre. Ces faits entrent alors dans la culture générale, ou mieux dans la culture commune que donne l’école à ceux qui la fréquentent.
37 –On est tenté de donner une réponse : tout reste à faire !
38 –Les esprits sont sensibilisés, les plus hautes instances politiques se penchent sur le problème, les mesures administratives balisent le terrain… tout cela est, certes, essentiel puisque sans cela rien ne serait possible… Mais les deux vrais terrains, celui de l’action pour la formation des maîtres et celui du travail en classe, sont encore loin du total défrichement. Qui peut dire où on en est arrivé ?
39 –Les exemples ponctuels ne manquent pas. Ici, deux élèves de première en ECJS entraînent leurs camarades, avec l’aide discrète du professeur, dans une réflexion simple et fondamentale : « Peut-on pratiquer normalement sa religion quand on fréquente l’école publique ? » Là, un professeur de français amène sa classe de BTS 2e année comptabilité à travailler sur ces trois termes réunis : « Sacré- Religion-Fanatisme ». Ailleurs, un professeur, qui a beaucoup travaillé et étudié en Orient, relève la réflexion d’un élève et évoque, devant une classe de 1re subjuguée, les conceptions de la mort et de l’au-delà dans les différentes religions. Un autre professeur organise une visite de la cathédrale de Chartres et, dépassant le simple commentaire descriptif et même artistique, explique en quoi la pierre et le vitrail sont là l’expression d’une religion. Enfin, la jeune Nissirine, élève d’une 2de à PAC (projet artistique et culturel), tient à dire l’intérêt qu’elle, musulmane, a trouvé à voir travailler un artisan fresquiste à partir des fresques de Saint-Savin-sur-Gartempe ; elle ajoute qu’elle a tenté d’en découvrir la signification.
40 –Les exemples de ce genre abondent, comme abondent aussi les stages programmés dans les IUFM ou prévus dans les plans de formation académique et il faut en prendre acte. Mais de quel poids pèsent-ils dans l’ensemble de toutes les classes et de tous les lieux de formation ? La réponse est incertaine. Et surtout, plus profondément, jusqu’à quel point les esprits sont-ils prêts à se livrer à ces réflexions fondamentales : sur la notion de laïcité, ce mot qui n’a pas de traduction étrangère, sur la notion de culture générale (peut-on l’imaginer en en excluant la dimension religieuse ?), sur la notion même de religion (que veut dire ce mot pour un Français et pour un Chinois ? ou alors, pour un chrétien et pour un confucianiste ?) ou sur le sens à donner à l’expression maintenant usuelle de « fait religieux » ? Et s’ils y sont prêts, jusqu’à quel point les esprits ont-ils suffisamment assimilé, « digéré » ces savoirs et aussi ces comportements pour que puisse se donner un enseignement serein, riche et respectueux de la liberté des consciences.
41 –Ces propos n’ont rien de désespéré. Loin de là. Ils sont au contraire remplis d’espoir. Mais d’un espoir à long terme et qui peut porter sur bien des années. Grâce aux étapes franchies au cours de ces vingt dernières années, les conditions sont maintenant réunies pour que laïcité et fait religieux soient, dans les classes, objet d’étude et de réflexion. Aux élèves et aux professeurs de les intégrer désormais dans la « culture commune de l’école ». Un grand chantier est ouvert…
42 –Il n’est facile ni de définir ni de défendre l’expression « fait religieux ». Elle s’est insinuée progressivement, à mesure que le problème qu’elle sous-tend glissait du domaine « enseigner l’histoire des religions » à tous les domaines enseignés en classe.
43 –Dans son article « Qu’est-ce qu’un fait religieux », publié dans la revue « Etudes » de juillet 2002, Régis Debray ne dissimule pas qu’il y a là une commodité : « Ne le nions pas : le fait religieux est de bonne diplomatie. L’expression a de l’emploi parce qu’elle est commode et d’une neutralité peu compromettante… Le laïque soupçonneux… excusera le religieux par le fait… le croyant réticent… excusera le fait parce que religieux » (pages 171-172).
44 –Cependant, poussant l’analyse plus loin – mais on a là l’impression d’une réflexion intéressante certes, mais venant a posteriori pour conforter la démarche de commodité –, Régis Debray commence par rejeter d’autres termes envisageables, expérience, sentiment, culture, facteur… et pour « le fait », en donne la définition suivante : « Un fait de psychologie collective, d’ordre mental, mais ayant acquis en chemin une dimension totalisante, en affectant réellement un espace social, des comportements individuels et des formes d’organisation collective…. Trois critères pour accéder à une incontestable factualité : le volume, la longue durée, l’existence d’empreintes » (page 174).
45 –Comme toute définition, celle-là peut être contestée… Mais sur un plan plus pédagogique, il peut être intéressant de revenir sur l’idée de fait, et de fait qui concerne la religion. L’enseignant d’histoire qui, étudiant le Moyen Age, rencontre la naissance de Mahomet, l’enseignant de français qui, étudiant Tartuffe, rencontre le faux dévot, rencontrent alors des faits qui, étant religieux, nécessitent une explication sur la religion. On a là, alors, non pas un « cours de religion », mais, par les faits de religion rencontrés, la mise en place d’une dimension religieuse dans la culture générale qui se donne à l’école, au même titre qu’y prennent place les autres dimensions, historique, littéraire, artistique ou philosophique…