Le rôle crucial joué par les Palestiniens d’Israël dans la récente crise a ébranlé bien des certitudes. Citoyens de seconde zone, ils ont exposé avec leurs mobilisations la réalité des discriminations matérielles et symboliques qui frappent les descendants des autochtones restés sur leur terre lors de la création d’Israël. La flambée de violence dans les villes dites « mixtes »1 a fait exploser le mythe d’une coexistence harmonieuse entre communautés qui n’a, en réalité, jamais été pacifique pour le groupe dominé.
Surtout, ils ont rappelé les similitudes entre leur propre condition et celle du peuple palestinien dans son ensemble. Cheikh Jarrah, Al-Aqsa, Gaza : les références à l’oppression subie dans les territoires occupés étaient sur toutes les lèvres. Cette dynamique de solidarité inédite depuis le déclenchement de la deuxième intifada a culminé avec la grande « grève pour la dignité » du 18 mai 2021 des travailleurs palestiniens, fortement suivie des deux côtés de la Ligne verte. Elle sanctionne l’incapacité d’Israël à dissoudre le problème palestinien au sein de ses frontières reconnues. Depuis sa création, ce dernier s’échine en effet à réprimer l’affirmation nationale de ses citoyens palestiniens, significativement qualifiés d’« Arabes israéliens » afin de gommer l’origine coloniale de l’oppression à laquelle ils sont confrontés.
MIROIR INVERSÉ
Ce retour inattendu de la centralité de la cause nationale parmi la minorité palestinienne tranche avec une dynamique presque symétriquement opposée au sein de son establishment politique. Début 2021, la Liste unifiée, coalition qui regroupait par intermittence depuis 2015 les partis représentant les intérêts de la minorité arabe dans le Parlement israélien était fragilisée par le départ du parti islamiste Raam. Son leader Mansour Abbas manifestait en effet de manière de plus en plus ouverte son souhait de rompre avec ce qui faisait le ciment de cette alliance hétéroclite : le lien entre le combat pour les droits des Palestiniens des territoires occupés et ceux d’Israël. Ces derniers, estimait Mansour Abbas, devaient désormais avant tout réfléchir à défendre leurs propres intérêts. Délestés du boulet que représenterait la cause palestinienne, ils pourraient alors envisager des partenariats prometteurs avec une droite nationaliste qui, toute colonialiste et suprématiste qu’elle soit, n’en est pas moins durablement installée au pouvoir. Transgression ultime, Mansour Abbas manifestera de manière ostentatoire sa complicité avec Benyamin Nétanyahou, profilant son parti en pivot du jeu politique israélien.
Si cette approche a constitué un point de rupture pour ses anciens alliés, elle a été accueillie à bras ouverts par le monde politique et médiatique israélien. « Au fur et à mesure que la cause palestinienne s’estompe dans le monde arabe, elle s’estompe également parmi les Arabes israéliens », écrivait avec enthousiasme le Times of Israel en novembre 2020. Après les accords de normalisation intervenus quelques mois plus tôt entre Israël et plusieurs monarchies du Golfe, ce serait donc au tour des citoyens palestiniens d’Israël de faire preuve de « pragmatisme ».
En position de faiseur de rois à l’issue du scrutin du 23 mars 2021, Abbas a persisté à centrer ses exigences sur les intérêts de « sa communauté », évitant toute référence à la question palestinienne dans son ensemble. À l’exception des suprémacistes du Parti sioniste religieux, la classe politique a alors salué « la vraie voix des Arabes israéliens », selon les mots d’un ministre de la formation de Benyamin Nétanyahou. « Une révolution politique », a même titré Haaretz , qui a appelé la population juive à accepter la main tendue.
L’unité palestinienne manifestée lors des soulèvements de mai et avril n’a pas empêché Mansour Abbas et son parti, qui se sont dissociés autant que possible des mobilisations — y compris pacifiques — d’aller au bout de leur logique. La poussière des bombardements de Gaza à peine retombée, ceux-ci ont contribué de façon décisive à la conclusion d’un accord de gouvernement destiné à écarter Nétanyahou du pouvoir. Comme attendu, nulle mention de la question palestinienne de sa part, mais un plan substantiel d’investissement dans les localités arabes, la reconnaissance d’une poignée de villages bédouins dans le Néguev et une suspension temporaire des destructions des bâtiments construits sans permis. De manière tout aussi prévisible, cette collaboration arabo-sioniste a’été considérée par les commentateurs politiques comme un signe de l’ouverture de la société israélienne et de la vitalité de sa démocratie.
PERSISTANCE DE L’APARTHEID
Chez les Palestiniens, les réactions ont été nettement moins élogieuses. La faible espérance de vie de ce gouvernement qui va de la gauche sioniste à l’extrême droite annexionniste laisse planer le doute sur l’obtention effective de mesures en faveur des Arabes, d’autant qu’il est dans un premier temps dirigé par le héraut du courant messianique suprémaciste juif, Naftali Bennett. Plus fondamentalement, beaucoup ont critiqué l’absence de réponses aux causes profondes des inégalités raciales en Israël. Des dispositions discriminatoires aussi structurelles que la loi État-Nation de 2018 qui ravale les minorités non juives à un statut de seconde zone, ou la loi Nakba de 2011 qui empêche de commémorer la grande expulsion des Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël sont maintenues.
De même, les islamistes et la gauche sioniste ont soutenu avec une relative facilité le prolongement de l’interdiction faite aux Palestiniens des territoires occupés d’accéder à la citoyenneté israélienne grâce au regroupement familial2 . « Si l’objectif poursuivi est l’égalité, il n’est pas possible d’isoler la question arabe israélienne de la question palestinienne dans son ensemble, dans la mesure où l’oppression des différentes parties du peuple palestinien répond, à des degrés variables, à la même philosophie d’apartheid », analyse Naim Moussa du Centre Mossawa, qui promeut l’égalité des citoyens arabes.
De fait, le soulèvement de la rue palestinienne du Jourdain à la Méditerranée conforte le constat désormais largement partagé par les organisations de défense des droits humains : l’existence d’un régime de suprématie raciale sur l’ensemble du territoire contrôlé par Israël. Le cantonnement des 18 % de Palestiniens d’Israël sur 3 % des terres, l’impossibilité d’obtenir un permis de construire, ou encore la judaïsation à marche forcée par des colons fanatiques de quartiers arabes font ainsi furieusement écho à la situation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. De même, la répression impitoyable de ces manifestations, parfois avec le soutien de supplétifs extrémistes venus des colonies, et la vague d’arrestations massives qui s’en est suivi (plus de 2 000 depuis début mai 2021), évoquent les méthodes contre-insurrectionnelles pratiquées dans les territoires occupés.
Dans ce contexte, beaucoup craignent un ravalement de façade laissant intactes les structures institutionnelles de domination. « Les quelques avancées obtenues par le Raam ne sont pas très différentes de celles obtenues de façon ponctuelle grâce à notre travail parlementaire, à cette différence que nous n’avions alors pas à payer le prix d’un soutien à un gouvernement qui perpétue l’occupation, les colonies et la discrimination raciale », observe Raja Zaatry du parti communiste israélien (Hadash), principale composante de la Liste unifiée.
RÉVOLUTION OU CONTRE-RÉVOLUTION ?
Au surplus, la révolution tant célébrée dans les relations judéo-arabes n’en est pas une. « L’histoire est pleine de ces soi-disant dirigeants palestiniens qui ont effectivement vendu la cause de leur peuple pour leur bénéfice personnel » , relève le journaliste et militant Rami Younis, originaire de Lod-Lydda, qui rappelle la participation des partis satellites arabes aux premiers gouvernements travaillistes ou la cooptation des notables locaux sous le régime d’administration militaire de 1948 à 1966. Comme en son temps, ce partenariat d’élite à élite ne rejaillira sans doute pas sur les rapports intercommunautaires dans la société. L’inclusion du Raam résulte avant tout d’une arithmétique parlementaire qui l’a rendu indispensable. Elle est donc peu susceptible d’effacer des années d’incitation à la haine contre la minorité arabe de la part de ceux-là mêmes qui encensent aujourd’hui l’attitude de Abbas. Du reste, avec quatre sièges, son parti est certes le premier de sa communauté si l’on comptabilise séparément les six obtenus par la Liste unifiée, mais dans un contexte de taux d’abstention record des localités arabes (55,4 % contre 33,6 en 2020), largement provoquée par la division de la représentation politique palestinienne3 .
Car l’entreprise d’Abbas a surtout marqué un coup d’arrêt au processus d’affirmation d’une force parlementaire palestinienne autonome. Le succès retentissant de la Liste en 2020 l’avait en effet portée à 15 sièges et réduit les votes arabes pour les partis sionistes à leur plus bas plancher historique de 12 %, lui procurant une audience inédite. Sa scission en 2021 permet au contraire d’opposer à bon compte les « bons Arabes » aspirant à participer à leur juste place au rêve israélien, sans remettre en cause les inégalités structurelles et le racisme, aux « Arabes déloyaux », qui réclament des droits en tant que minorité nationale.
SCEPTICISME FACE AUX ÉLECTIONS
Pour autant, il n’est pas dit que la séquence imposée par la rue palestinienne profitera à la Liste unifiée. Le déclenchement des soulèvements d’avril et mai hors de tout cadre centralisé constitue en effet un désaveu général pour l’establishment politique palestinien, qui fait écho au divorce entre l’Autorité palestinienne (AP ) et les mobilisations nées simultanément en Cisjordanie. Il est à cet égard significatif que les villes « mixtes » dans lesquelles ils se sont produits soient également celles où la population arabe a le plus largement boycotté les urnes le 23 mars 2021.
Ces mobilisations spontanées témoignent dès lors d’un profond scepticisme quant à l’efficacité de la participation palestinienne au jeu politique israélien. « Les Palestiniens se sont fortement déplacés en 2020 pour placer la Liste d’unité en troisième position et à son plus haut score, uniquement pour être ensuite rejetés par le système », explique Amjad Iraqi sur le site +972 Magazine , en référence au dialogue avorté entamé en 2020 afin de hâter le départ de Nétanyahou entre le chef de l’opposition Benny Gantz et Ayman Odeh, le dirigeant de Hadash. L’ambition de ce dernier de faire progresser un partenariat judéo palestinien basé sur la prise en compte de la question palestinienne au sens large et l’engagement à combattre les inégalités dans leur ensemble s’est fracassée sur l’hostilité persistante de l’opinion juive majoritaire.
« Mansour Abbas a fait la même erreur qu’Ayman Odeh. Ces trois dernières années étaient un examen pour nos représentants politiques, et malheureusement ils ont échoué deux fois », estime Rawan Bisharat, militante originaire de Jaffa et ancienne codirectrice de l’association pour le dialogue judéo-arabe Sadaka-Reut. « Le fossé entre la nouvelle génération qui est descendue dans les rues et l’ancienne qui s’est montrée incapable de comprendre l’escalade à laquelle on a assisté est aujourd’hui manifeste. La Knesset n’est plus le lieu pertinent pour faire avancer nos droits, et nous devrons envisager notre contribution de manière différente à l’avenir. »
« La participation aux élections reste un levier pour défendre les droits du peuple palestinien dans son ensemble, d’autant plus si nous nous mobilisons largement », veut croire Naim Moussa. Poursuivre sur cette voie nécessitera toutefois de tenir compte des évolutions de la société arabe en Israël dans sa diversité. La persistance sur le long terme des inégalités parmi les plus précaires les rend pour leur part sensibles aux propositions consistant à améliorer immédiatement leur quotidien, aussi aléatoires soient-elles tant qu’il ne sera pas mis fin au régime discriminatoire visant le peuple palestinien dans son ensemble.