« Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »
Albert Camus, phrases finales de La Peste
L’état de la question, largement médiatisé, ne nécessite pas un long préambule. La France connaîtrait une situation tragique, serait en danger de mort, menacée de disparition, en voie de « remplacement » par les immigrés qui ne veulent pas s’assimiler. Pas n’importe lesquels, bien sûr. Essentiellement les musulmans, dont la religion serait incompatible avec la « civilisation française », laquelle sera qualifiée de supérieure à toute autre par l’un des candidats à la candidature de la droite sans susciter aucune réaction sur le plateau, de la part des autres candidats ou des deux journalistes présentes, dont l’une s’étonne à peine : « Supérieure, vraiment… ? » avant de passer à autre chose, comme un détail sans importance. « Appeler son enfant Mohamed, c’est coloniser la France », dixit M. Zemmour. La déliquescence est telle, que les Français seraient devenus des « exilés de l’intérieur », étrangers dans leur propre pays. Dans le clip d’annonce de sa candidature, il met en scène le chaos, joue avec les peurs et attise les haines.
Le fond idéologique d’un tel discours, destiné à exploiter les ressentiments et les plus bas instincts, est bien connu. De nombreux historiens, qui continuent à faire œuvre de vulgarisation sur le sujet, ont montré les falsifications dont est coutumier M. Zemmour et les similitudes de son discours avec celui des antisémites en France, notamment pendant la période vichyste[1]. Comment peut-on faire semblant de ne pas savoir à quoi conduisent ces méthodes pour ne pas s’y opposer, pour consentir – puisque, selon l’adage, qui ne dit mot consent –, ou de vaguement s’indigner verbalement, avant de regarder ailleurs ? Faut-il attendre de voir arriver le pire dans l’indifférence générale ? Le mécanisme ressemble à s’y méprendre à celui observé à l’égard du changement climatique, qui bouleverse déjà notre quotidien, et auquel nous devons, aussi, nous préparer tous, collectivement.
Je n’écris pas pour débattre sur le pourquoi du comment nous en sommes arrivés là. Je voudrais seulement livrer mon témoignage en tant qu’immigrée en France. Je voudrais montrer pourquoi le principe de l’assimilation est une aberration et un non-sens pour tout immigré, riche d’une double culture. Et qu’une devise telle que « La France, on l’aime ou on la quitte », largement répandue au-delà de la seule extrême-droite, est un impératif non seulement inopérant, mais dont la provocation qu’elle contient aboutit à l’exact contraire du but soi-disant recherché, surtout si elle s’accompagne de la discrimination, ou la stigmatisation, de ceux-là même que l’on voudrait assimiler.
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Je suis arrivée en France alors que j’allais sur mes onze ans, avec ma mère, son compagnon et mes trois frères, en juin 1978, sous la protection du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Je ne parlais pas français et, en dehors du fait que j’étais née en France par « accident », ou « par hasard » (je reviendrai sur cette notion, évoquée par un autre des candidats à la candidature de la droite), je n’avais aucun lien « de sang » avec notre pays d’accueil. Du moins pas en deçà de mes huit arrière-grands-parents, parmi lesquels sept sont nés en Europe (deux en Italie, deux en Espagne, deux au Danemark et un en Irlande), tous émigrés en Argentine à une époque où les pauvres fuyaient la misère du Vieux Continent pour aller chercher du travail, survivre ailleurs, là où on les accueillit à bras (plus ou moins) ouverts…
Nous avions quitté l’Argentine au printemps 1976 – l’automne de ce côté-ci de l’hémisphère –, peu après le coup d’État militaire du général Videla, et après un passage d’un an au Chili, que nous avons dû fuir pour des raisons semblables, le pays étant dirigé depuis le coup d’État qui avait renversé Salvador Allende par le général Pinochet, ma mère a engagé des démarches auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Rio, au Brésil. C’est la France qui, après quelques mois d’attente, a répondu en premier favorablement à la demande. Nous sommes donc arrivés dans un foyer de jeunes travailleurs à Bagnolet, où nous sommes restés une semaine, car un autre foyer, cette fois-ci à Bourg-en-Bresse, allait nous accueillir définitivement. Étant sous la protection de l’Office français pour les réfugiés et apatrides, nous avions droit à être logés et nourris pendant quelques mois.
À la gare de Bourg-en-Bresse, un comité d’accueil nous attendait, tout sourires, les bras ouverts et fraternels. C’était un événement, nous étions les premiers réfugiés que le foyer, et la ville, accueillaient. Quelques jours plus tard, ma mère et son compagnon étaient interviewés par le journal local, La Voix de l’Ain, qui publia un long article sur les péripéties de cette famille de rescapés des dictatures du Sud que nous étions, non sans inventer quelques épisodes, futiles cependant, sur les conditions de notre arrivée en France.
Sans tarder, le directeur du foyer en personne organisait des cours de français pour commencer à nous familiariser avec la langue. Je me souviens de son entrain, de l’enthousiasme qu’il mettait à essayer de nous faire prononcer correctement le « u » et les « ain », « on » et autres sonorités nasales du français que nos oreilles peinaient à entendre. La bonne humeur régnait. Nous étions en pays « ami », on nous accueillait car nous étions reconnus comme des victimes, en danger dans notre propre pays, et c’était un réconfort plein d’humanité. Bien sûr, le directeur, comme le directeur adjoint du foyer, étaient des gens de gauche, l’un PCF et l’autre PS, d’après mes souvenirs – tous deux, en tout cas, solidaires avec les persécutés des dictatures qui s’implantaient successivement depuis quelques années en Amérique latine. Je me souviens de discussions passionnées qui s’allongeaient jusqu’au petit matin dans notre séjour, avec les nouveaux amis français.
À la rentrée de septembre, trois mois après notre arrivée, l’une des écoles élémentaires de la ville a ouvert une classe pour accueillir les enfants des familles de réfugiés – nous étions trois ou quatre familles déjà. La maîtresse, pleine de bonne volonté, devait nous apprendre le français pour que chacun puisse ensuite intégrer sa classe en fonction de son âge. Je me souviens de mon étonnement lorsque cette dame, a priori instruite puisque institutrice, me demanda si ce n’était pas trop difficile de nous adapter aux chaussures et aux vêtements occidentaux. Elle fut tout également surprise lorsque je lui appris, en riant, que nous n’étions pas habillés d’une plume et de rudimentaires cache-sexes, et que nous n’allions pas pieds nus. Nous lui avons montré sur une carte où se situaient nos pays, l’Argentine, le Chili, l’Uruguay, riant franchement de son ignorance qui nous semblait incongrue, dans un pays que nous pensions alors doté d’un niveau éducatif et culturel plus élevé que celui de nos propres pays, mais qui nous considérait, en retour, avec une hauteur paternaliste souvent mal placée, et que je continue, encore aujourd’hui, de déceler parfois, y compris là où je m’y attends le moins.
Dès après les vacances de la Toussaint, nous rejoignîmes avec mon frère aîné une classe de CM2, puis chacun la classe correspondant à son âge après les fêtes de fin d’année, 5e pour lui et 6e pour moi. À la suite de quoi, nous poursuivîmes nos scolarités respectives sans accrocs, voire de façon brillante pour ce qui concerne surtout mon frère aîné (ENS en sciences physiques, postdoc à Boston, CNRS…), deux autres de mes frères s’étant engagés quant à eux dans les voies de la culture et du spectacle, qu’ils enrichissent, l’un en France, l’autre depuis une vingtaine d’années au Québec, de leur enthousiasme fécond.
Tout ça pour dire que l’accueil fut extraordinaire de bienveillance et de fraternité, qu’il a grandement favorisé notre intégration dans le pays, et je suis sûre que la même expérience s’est produite des milliers, des centaines de milliers fois, qu’elle n’est pas l’exception qui confirme la règle de l’accueil fait aux étrangers dans ce pays par les acteurs sur le terrain.
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Par chance, ma mère avait appris le français à l’Alliance française de La Plata, en Argentine, sa propre mère, quoique fille de deux Catalans émigrés en Argentine, était francophone et, surtout, très amoureuse de la culture française. Deux mois après notre arrivée, elle a donc trouvé un poste de psychologue vacant au Centre psychothérapeutique de l’Ain, où elle est restée jusqu’à sa retraite, il y a quelques années.
A-t-elle pris la place d’un psychologue français qui aurait été plus légitime qu’elle à occuper ce poste ? Je l’ignore. Le poste était vacant, et c’est elle qui a été choisie, car elle avait les compétences et une déjà assez longue et riche expérience professionnelle. Sans prétendre qu’elle aurait fait mieux son travail qu’un psychologue français, elle a fait bénéficier à de nombreux enfants en souffrance scolaire de compétences professionnelles de haut niveau, ayant reçu une formation de très grande qualité à l’université en Argentine, et elle a fait le choix d’exercer dans le service public, remboursé par la Sécu, car elle estimait que son travail ne devait pas uniquement bénéficier à ceux qui pouvaient se le payer. De son côté, mon frère aîné a-t-il pris la place d’un Français « de souche » à l’ENS, au CNRS ? Ai-je pris, moi, la place d’un autre bachelier qui aurait été plus légitime que moi à être admis à l’Institut d’études politiques de Lyon ?
Avions-nous le droit moral de prendre ces places ? Fallait-il que nous renoncions à faire des études dans des établissements publics ? Aurait-il fallu que nous les payions au prix fort, auquel cas nous n’y aurions pas eu accès, contrairement à ceux de nos camarades qui, étant nés en France de parents français, étaient les seuls légitimes à bénéficier de l’enseignement public à titre gratuit ? Dès lors que nous avions été accueillis, que ma mère travaillait et payait ses impôts, que nous participions de la vie du pays, fallait-il que nous en restions à l’écart ? Que nous soyons discriminés en raison de notre identité, car nous n’avions pas eu la « chance » que nos parents fussent nés sur le sol français ?
D’ailleurs, à cet égard, mon cas est un peu particulier. Mon père, étudiant en génie civil à l’université de La Plata, en Argentine, avait bénéficié d’une bourse du Conicet, équivalent argentin du CNRS, pour réaliser un stage en France à la fin de ses études. Mes parents ont alors vécu à Paris pendant les deux ans qu’a duré cette spécialisation, et c’est donc « par accident » que je suis née sur le sol français, avant de rejoindre l’Argentine alors que je venais tout juste d’avoir un an. D’où mon prénom, car à l’époque, la loi que M. Zemmour veut rétablir s’appliquant, mais aussi parce que mes parents voulaient qu’il reste une trace de ma naissance dans ce pays, ils m’appelèrent Brigitte, un prénom en vogue à l’époque, très marqué franco-français.
Comme le droit du sol ne s’applique pas automatiquement en France, et comme mes parents sont tous deux argentins nés en Argentine, je ne fus pas déclarée française à la naissance, pas plus d’ailleurs qu’argentine, puisque l’Argentine applique de son côté le droit du sol inconditionnel. Par filiation, je pouvais obtenir la nationalité argentine, en formulant la demande, mais en attendant, j’étais étrangère partout, et mes papiers d’identité argentins indiquaient que j’étais « française ». Ce que la France, bien sûr, ne reconnaissait pas. Une fois arrivée en France, d’ailleurs, ce n’est qu’à ma majorité, et parce que j’avais vécu dans ce pays au moins pendant cinq ans consécutifs, que j’ai eu droit à la nationalité française. Avant cela, de mes onze à mes dix-huit ans, ma carte de réfugiée de l’OFPRA me déclarait comme « argentine », alors même que ce pays ne reconnaissait pas ma nationalité, mes parents n’ayant pas fait la démarche de naturalisation.
J’étais donc bien devenue française « par hasard », possibilité que précisément l’un des candidats à la candidature de la droite souhaite supprimer… Comme si le hasard n’était pas consubstantiel à toute naissance, et ne s’appliquait donc pas à chacun d’entre nous. Par définition, aucun nouveau-né n’a la capacité de choisir ses parents, encore moins leur nationalité et le sol sur lequel il naît. M. Ciotti, qui fustige le fait que l’on puisse devenir français « par hasard », n’est-il pas davantage français « par hasard » qu’un autre qui opterait pour cette nationalité ?
Si M. Ciotti ne veut plus que l’on puisse devenir français « par hasard », la nationalité devrait, en toute logique, être soumise au choix délibéré et conscient de tous, y compris de ceux dont les parents sont français… Tout enfant né en France, quelle que soit la nationalité de ses parents, devrait ainsi être appelé à déclarer : « Je veux être français », comme souhaite l’entendre M. Bertrand, mais de la seule bouche de ceux nés en France de parents étrangers.
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Je ne pense pas avoir jamais été discriminée en raison de ma condition d’étrangère en France. Bien sûr, je suis blanche – ça doit aider. Aussi, j’étais née dans une famille de la classe moyenne intellectuelle argentine – ça doit bien aider aussi. Nous étions une famille nombreuse, mais le salaire de ma mère à l’hôpital nous a permis de ne pas être relégués dans un quartier pauvre – elle a pu louer un appartement au centre-ville de Bourg-en-Bresse, puis prendre rapidement un crédit pour l’achat d’une maison, où elle habite encore aujourd’hui.
Et pourtant.
C’est sans doute lié à l’âge auquel je suis arrivée, probablement aussi à ma propre sensibilité, car nous n’avons pas tous vécu, mes frères et moi, de la même façon notre nouvelle vie et les bouleversements que nous avons dû affronter. Je me souviens en tout cas du décalage que je ressentais avec mes camarades de classe. Je restais toujours de côté, en poste d’observation gênée. Je ne comprenais pas leurs jeux dans la cour, que je trouvais brutaux, inintéressants. Leurs rires me semblaient forcés. Je ne comprenais pas leurs blagues. Je restais loin, j’étais dans un autre monde. Ce que j’avais vécu me tenait à mille lieues de leur insouciance.
Bien sûr, rapidement j’ai eu ma première amie française, Laurence G., et ce fut une amie pour la vie. J’ai rapidement appris la langue et intégré les valeurs, les coutumes, la culture françaises, qui n’étaient pas radicalement différentes des nôtres, mais quand même. Mon amie, assez vite, copiait sur moi pendant les dictées de français, mais pas seulement, et elle en rigolait beaucoup. De son côté, elle m’apprenait l’argot en m’expliquant les chansons de Renaud, auxquelles je ne comprenais rien. Je me suis intégrée, car on ne m’en a pas empêché et que je n’ai jamais ressenti un rejet de la société à mon encontre, qui m’aurait stigmatisée, retranchée derrière mon identité d’origine. Pourquoi ? Parce qu’aucun obstacle physique, et social, ne s’y opposaient. Mon origine non française n’est pas visible, même si elle peut s’entendre, et il n’est pas rare que l’on me demande, mais toujours avec bienveillance, d’où je viens. Je ne suis pas identifiée comme une source de problème dans ce pays, ce qui ne m’empêche pas d’être réceptive et pleinement solidaire, comme si elles s’adressaient à moi aussi, des déclarations d’hostilité et de haine à l’encontre des immigrés de ce pays, dont je suis.
Si dès un an après notre arrivée sur le sol français, nous étions tous intégrés dans la société française, sans difficulté, sommes-nous pour autant « assimilés » ? L’« assimilation » prônée par beaucoup nous aurait imposé de couper totalement avec notre identité argentine, de la renier, pour nous couler dans un moule dont les contours sont toutefois difficiles à préciser. À moins que cette exigence d’assimilation ne s’applique qu’aux musulmans… ? Au nom de quoi devrait-on rejeter son identité d’origine, voire celle de ses parents ? En quoi renoncer à notre culture, à notre attachement pour l’Argentine, serait incompatible avec notre vie en France ? Et d’abord, que veut dire concrètement « s’assimiler » ?
L’injonction d’assimilation, présente dès les premières lois de naturalisation en France, implique une exclusivité d’affection patriotique à l’égard du pays d’accueil. Ainsi, l’un des critères pour attribuer la nationalité exige, par exemple, l’absence d’attaches avec le pays d’origine, jugées comme un critère négatif dans l’examen de la demande de naturalisation. Dans notre cas, plus de quarante ans après notre arrivée en France, nous gardons toujours des liens privilégiés avec l’Argentine, ne serait-ce qu’en raison des liens familiaux, amicaux, mais aussi culturels, auxquels nous tenons, et dont il serait absurde de prétendre qu’ils pourraient attenter en quoi que ce soit à l’identité de la France.
Au nom de cette exclusivité d’attachement, aurais-je dû, par exemple, renoncer à parler en espagnol à mes enfants, alors que c’est ce qui me vient naturellement, sans compter que j’y tiens, considérant que c’est une réelle richesse pour eux ? Dois-je nier ce sentiment d’appartenance au pays de mon enfance, qui me pousse, par exemple, à soutenir l’équipe de foot argentine, y compris si elle joue contre la France ? Je sais, ça peut choquer… mais je n’y peux rien.
L’appartenance affective à une identité nationale ne se décide pas rationnellement et se décrète encore moins. Ancrée dans les ressorts émotionnels construits pendant l’enfance, elle semble, à ce titre, inébranlable. Elle renvoie à un imaginaire collectif inscrit dans notre intimité, au même titre que les affects véhiculés par la langue, les paysages, les souvenirs sensoriels, comme l’a montré Marcel Proust de façon magistrale en exprimant tout ce que le goût de la madeleine trempée dans le thé remuait chez lui.
L’injonction de l’assimilation supposerait de se forcer à aimer la France en exclusivité et à renoncer à ces affects, auxquels il est pourtant impossible de s’arracher. D’ailleurs, n’y a-t-il pas une contradiction dans les termes ? Est-il possible, dans quelque domaine que ce soit, d’enjoindre d’aimer ? Peut-on aimer sous la contrainte ? Est-ce seulement souhaitable ? N’y a-t-il pas la place à un attachement pluriel pour deux pays, chacun de nature diverse et placé à des endroits différents ? Au nom de quoi, par quel raisonnement, avec quels arguments, autrement que ceux d’autorité, cette double appartenance, cette double affection, seraient-elles nuisibles à la France, dès lors qu’elles respectent scrupuleusement la loi ?
L’enquête « Trajectoires et origines »[2] réalisée par l’Ined et l’Insee, notamment auprès des doubles-nationaux, montre que le sentiment d’appartenance à la nation française des immigrés et de leurs descendants est proche de la moyenne du reste de la population, toutes origines confondues. Se sentir français n’est donc pas contradictoire avec l’attachement à son propre pays d’origine ou à celui de ses parents, dans le cadre d’une affection combinée et non exclusive des deux appartenances, comme l’explique le socio-démographe Patrick Simon[3].
En conséquence, la présence sur son sol d’une grande quantité de personnes originaires du Maghreb, puisque c’est d’eux dont il s’agit, ne devrait pas être vécue comme un handicap, ou une menace, mais comme une richesse pour la communauté nationale. Au lieu de les stigmatiser, la riche culture millénaire dont ils sont issus devrait être admirée et valorisée, en particulier la langue, à l’école et partout ailleurs dans la société.
Contraindre les immigrés à s’assimiler reviendrait à restreindre leurs libertés, qu’elles soient de culte, de pensée ou d’expression, et donc à enfreindre les trois principes qui fondent la république française : liberté, égalité, fraternité, sans parler de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à laquelle se réfère la première phrase du préambule de la Constitution en vigueur, et dont l’article 10 spécifie : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »
La cuisine, comme le proclame un autre des candidats à l’élection présidentielle, qui ne connaît pas de frontières hostiles, est un excellent vecteur, et témoin, des mélanges féconds, du vivre-ensemble qui profite à tous et nous enrichit collectivement. En quoi ce mélange, ainsi conçu positivement, est-il menaçant pour l’identité française, au point de prétendre qu’elle est en voie de disparition ? La question met en évidence le nœud du problème : c’est quoi, cette « identité française » que l’on se donne pour mission de « sauver » ?
À l’occasion d’une émission de radio, M. Finkielkraut a déclaré : « Il faut réapprendre à être français pour que la France puisse persévérer dans son être. » Encore faudrait-il savoir ce qu’« être français » veut dire, et ce qu’est l’« être » de la France, son « essence », à supposer qu’il y en ait une. Le philosophe semble définir cette essence en creux : « La France est devenue honteuse d’elle-même au nom de la diversité », ajoute-t-il. C’était donc ça…
L’identité française aurait donc été dévoyée par l’accueil d’une « diversité », qu’il aurait fallu bannir pour la préserver. Il faudrait, selon le philosophe, qu’il existe un « droit à la continuité comme un droit fondamental »… Mais la « continuité » de quoi ? À quand faudrait-il remonter dans l’histoire pour trouver cette identité perdue ? Ainsi considérée, l’identité française serait une vérité immuable. Qui serait en capacité de déterminer à quelle date elle a été définie assez clairement pour la prendre comme modèle perpétuel à sauvegarder ? Le philosophe ne le dit pas, mais on peut présumer de ses propos que cette identité française à retrouver serait celle d’avant l’arrivée d’immigrés de confession musulmane, puisque c’est en acceptant leur diversité (entendre les lois contre la discrimination de 2001, la charte de la diversité de 2004 et les travaux menés dans les années 1980 par le Haut Conseil à l’intégration visant à intégrer les différences dans un « projet commun »), en ne les enjoignant pas à s’assimiler, que la France se serait perdue, auto-anéantie.
Tout part donc de ce double « constat » : d’un côté, le refus d’assimilation des immigrés, ou l’acceptation de leur diversité ; de l’autre, la déréliction de la France qui en découle. Le postulat va même plus loin, dans le cas de M. Zemmour, car ce refus d’assimilation serait en réalité une volonté délibérée de « coloniser » la France et de remplacer sa culture, ou « civilisation », par celle de l’Islam. Toute la faute est ainsi rejetée sur les immigrés et leurs descendants, dont la volonté de « persévérer dans leur être islamique » induirait, par exemple, une discrimination à l’embauche. Il suffirait, selon le candidat, qu’ils changent de prénom pour que cette discrimination disparaisse, tout en donnant ainsi une preuve d’amour à la France… Ben voyons…
L’école, cette autre coupable de la désintégration nationale selon des propos partagés par M. Finkielkraut et M. Zemmour, doit par ailleurs enseigner la grandeur de l’histoire de la France au lieu de la rendre responsable de tous les maux. Le programme scolaire devrait ainsi s’appuyer, non pas sur la vérité historique, mais sur une propagande nationaliste qui vanterait les mérites de la patrie… Car, selon l’un des candidats de la droite, le même qui soutenait la supériorité de la civilisation française : « On ne peut pas aimer la France si on apprend qu’elle a fait des horreurs. » Il faudrait donc mentir sur l’histoire, la travestir, pour qu’elle puisse se faire aimer…
Quel serait le fondement d’un tel amour, basé sur le mensonge, ou l’occultation de la vérité historique ? Recourir au mensonge pour glorifier la France semble la spécialité de M. Juvin, puisqu’il a osé soutenir au cours du même débat que la France avait, tenez-vous bien, inventé l’histoire, la philosophie, la politique… (Cela, encore une fois, sans susciter aucune protestation de la part des présents, autres candidats et journalistes.) M. Juvin peut-il ignorer que les fondements philosophiques et politiques de tout l’Occident, y compris des philosophes français des Lumières et de la Révolution française, procèdent des penseurs de l’Antiquité grecque ? Peut-on seulement penser qu’il soit aussi ignorant… ?
De tels propos s’inscrivent également dans une vieille tradition française. Dans le cadre des discussions sur l’ordonnance du 2 novembre 1945, relative aux titres de séjour, Henri Decugis, ancien président du Comité français de droit international privé, déclare, à une époque où le pays avait grand besoin de main-d’œuvre et d’accroissement démographique stable : « Je crois qu’une politique de la nationalité doit permettre aux éléments étrangers qui nous sont sympathiques de venir s’assimiler à notre génie (…)[4]. »
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La supposée volonté des immigrés musulmans de coloniser la France est non seulement une accusation totalement délirante, si l’on s’en tient à la réalité[5], mais elle peut être assimilée au discours de haine des « Juifs », dont l’essentialisation, comme ici les « musulmans-qui-refusent-de-s’assimiler », crée un ennemi bien pratique, facilement identifiable, physiquement en l’occurrence, considéré comme coupable de tous les maux et qu’on doit combattre pour « sauver-la-France », formule répétée comme un mantra par le candidat d’extrême-droite à l’élection présidentielle à chacune de ses apparitions médiatiques.
La dangerosité de la fabrication idéologique de la haine, quelle qu’en soit la nature, n’a plus à être démontrée dans l’histoire. À quoi joue-t-on, en favorisant une telle propagande ? L’économie des médias, toujours à la recherche du buzz, ne doit-elle pas être remise en cause fondamentalement, si l’on considère ne serait-ce que cette seule question ?
Comment demander à ceux que l’on stigmatise à longueur de journée, qui sont discriminés, essentialisés, d’aimer une France qui les rejette ? Les travaux sociologiques[6] montrent en effet que cette minorité visible n’est pas considérée comme française. L’enquête « Trajectoires et origines » évoquée précédemment constatait que près de 43 % des descendants de Maghrébins et de Subsahariens ne se sentent pas perçus comme Français. Les travaux sur les discriminations mettent par ailleurs en évidence le sentiment d’exclusion, qui ne correspond pas à une auto-exclusion, à une volonté délibérée des immigrés et de leurs descendants de ne pas s’intégrer, mais à une réelle discrimination de la société française à leur encontre, comme en témoigne le taux de chômage des descendants d’immigrés, toutes choses égales par ailleurs, y compris le diplôme.
Ce sont des constats, basés sur des études, et non pas des postulats idéologiques, identifiés aujourd’hui sous le terme de wokisme ou d’islamo-gauchisme dès lors qu’on s’intéresse à la réalité des minorités, fussent-elles d’origine, de couleur ou de sexe.
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Que faire ? Proposer une vision positive de la France, en mettant en avant la richesse de sa diversité, à l’instar de l’historien Fernand Braudel[7]. Le Haut Conseil à l’intégration préconise un processus d’accueil qui opère dans les deux sens, où la société d’accueil doit jouer pleinement son rôle pour permettre un enrichissement mutuel et mener une politique de lutte contre les discriminations. Cette vision positive doit s’imprégner largement dans la société pour arriver à former une communauté de destin et être capable de dépasser ensemble les enjeux, immenses, qui sont, non pas ceux de l’immigration, mais du changement climatique, le seul qui nous menace tous, non seulement la France, mais l’humanité tout entière.
Se mobiliser nationalement pour relever ce défi bien réel, pour un avenir commun, n’est-ce pas une occasion pour la France de rejouer un rôle de premier plan dans le monde, comme autrefois avec les philosophes des Lumières et la Révolution française, qui ont offert au monde les valeurs universelles de liberté, d’égalité et de fraternité, traduites en droits politiques pour tous les citoyens ? Car qu’est-ce qu’être Français sinon se reconnaître dans ces valeurs ? L’identité française, ce ne peut en effet être ni une couleur de peau, ni une langue, puisque beaucoup d’autres pays dans le monde ont le français comme langue officielle, ni une religion, puisque la France en reconnaît plusieurs qui sont pratiquées sur son territoire…
Défendre une telle vision donnerait un sens, tant réclamé pendant la pandémie, à la vie de chacun, pour un horizon désirable vers lequel nous pourrions tendre, qui nous mobiliserait tous pour le bien commun. Cet horizon, qui implique des changements profonds dans la société, s’oppose radicalement à celui convoqué par les appels à la haine qui stigmatisent une partie de la population française, tout en sauvegardant le système actuel. Cet engagement positif, puisque « impossible n’est pas français », comme chacun le sait, serait à même de créer l’élan d’enthousiasme qui peut nous mobiliser lorsque nous avons l’impression de faire partie d’un tout qui nous dépasse, pour construire une société meilleure. Ce « nous » inclusif se produit dans cet élan, et pour ma part, c’est à cette seule occasion que je le convoque, preuve qu’il peut embrasser et mobiliser vers cet horizon désirable la multitude diverse dont la France est constituée.
Tout est affaire de récit – « Les jugements sur la place des immigrés dans la société sont d’abord des jugements politiques », déclare François Héran[8]. À chacun de choisir le sien : celui de la stigmatisation d’une partie de la population, qui réveille des instincts haineux induisant des affrontements et une ambiance de guerre civile mortifère ; de l’autre, celui d’une vision humaniste de l’accueil, de la compréhension mutuelle et de la construction d’un avenir désirable intégrant tous les Français, quelle que soit leur origine, y compris sociale, leur couleur de peau ou leur religion.
On pourra opposer que ce récit a des allures de conte pour enfants, mais il s’agit de donner une orientation positive à la société, d’en refonder les principes pour créer ensemble une « communauté de destin » où chacun puisse y trouver sa place. Une telle ambition n’implique pas d’être aveugle à tous les obstacles qu’il faudrait affronter pour y parvenir. Mais elle donne une vision autour de laquelle il serait possible de se mobiliser, même s’il faut bien reconnaître qu’elle ne fait malheureusement pas aujourd’hui le poids face à celle qui lui est opposée. Par ailleurs, favoriser l’intégration, inviter chacun à trouver sa place dans la société, n’exclut en aucun cas de combattre tous ceux qui, au nom de quelque idéologie ou quelque religion que ce soit, attentent contre la république et en enfreignent les lois. Ni plus, ni moins.
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Au fond, le débat permet de distinguer deux postures qui s’opposent souvent, aussi bien dans le domaine politique qu’individuel, au sein du cercle familial ou dans le cadre des relations de travail : d’un côté, la répression et l’autorité présentées comme seule réponse à l’opposition ou pour résoudre un problème, de l’autre, la recherche d’un compromis démocratique, basé sur une vision humaniste, sociale, qui part de la connaissance de la réalité pour essayer de résoudre la difficulté à la racine, sur la base de l’apport de la science et de principes tenant à l’organisation de la société et aux relations entre les hommes et les femmes qui la composent.
Le positionnement de chacun vis-à-vis de ces deux visions et pratiques dépend de nombreux facteurs, dont certains sont ancrés très profondément, renvoyant à l’éducation familiale en particulier. L’école est appelée à jouer un rôle primordial pour favoriser la distance critique, l’apprentissage et l’acceptation de l’autre, toutes notions aujourd’hui remises en cause par une minorité agissante qui met en danger la démocratie. Encore faut-il qu’elle en ait les moyens…
Face à ce danger, bien réel si l’on considère ne serait-ce que les derniers sondages en vue des élections présidentielles et la violence de quelques factions agissantes d’extrême-droite, chacun peut agir. Si l’engagement ne garantit pas de trouver des solutions, il aura au moins le mérite d’avoir essayé de les chercher. D’avoir fait quelque chose pour – et non seulement contre. À chacun son équilibre : d’un côté de la balance la conscience et l’intégrité, qui obligent à l’action, de l’autre le consentement, l’abnégation, la compromission par le silence. À l’époque de l’Occupation, très peu de Français ont rejoint les rangs de la Résistance. Il est vrai que le risque de mort est un bon argument de dissuasion. Aujourd’hui, ce risque n’est pas. Faut-il attendre qu’il advienne ?
[1] Cf. « Éric Zemmour et l’histoire : faux et usage de faux », entretien avec l’historien Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS, qui a publié La Falsification de l’histoire, Grasset, 2022. L’émission est à voir ici : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/eric-zemmour-et-l-histoire-faux-et-usage-de-faux. L’historien Gérard Noiriel s’est également spécialisé sur le sujet et intervient depuis des années dans les médias pour démonter le discours de M. Zemmour. Voir notamment son entretien dans l’émission « Bourdin Direct » (https://www.youtube.com/watch?v=KmMAioBJGxE) ou encore, à propos de son livre Le venin dans la plume : Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, La Découverte, 2019, un entretien sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-e-des-matins/l-invite-des-matins-du-lundi-20-septembre-2021).
[2]https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/24668/grande.enquetes_teo_fascicule.fr.pdf.
[3] Pour aller plus loin sur l’enquête « Trajectoires et Origines », parmi d’autres articles et vidéos sur le site de l’Ined : https://www.youtube.com/watch?v=glW2rK6fYCM&t=2s.
[4] Dans Travaux du Comité français de droit international privé, Septième année, séance du 30 mars 1946, cité par François Héran dans « L’intégration, de l’idéal au réel », cours au Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/francois-heran/course-2020-02-07-09h00.htm.
[5] Voir les chiffres de l’immigration et de son évolution dans l’entretien du sociologue démographe François Héran dans Le Monde du 20 janvier 2022 : https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/01/20/francois-heran-il-y-a-une-infusion-durable-de-l-immigration_6110246_3224.html.
[6] « Intégration ou assimilation, une histoire de nuances », Le Monde, Anne Chemin, 11 novembre 2016. Pour approfondir le sujet, cf. les conférences données au Collège de France par l’anthropologue-démographe François Héran, dont celle intitulée « Intégration et discrimination : le sort de la deuxième génération » (à voir ici : https://www.college-de-france.fr/site/francois-heran/course-2020-02-21-09h00.htm), parmi d’autres tout aussi passionnantes. Ces conférences sont également mises en ligne sur le site de France Culture (https://www.franceculture.fr/emissions/series/integration-constats-et-debats).
[7] « L’”identité” annoncée, elle se manifeste paradoxalement, non dans l’identique totalitaire, mais dans une libre diversité, une différence à l’infini. Telle est la France : une et divisible » dans « L’identité de la France de Braudel », Le Monde diplomatique, juin 1986, accessible ici : https://www.monde-diplomatique.fr/1986/06/FLORENNE/39274.
[8] Dans le même entretien cité plus haut, François Héran constate que le thème de l’immigration a accaparé 40 % du temps des débats de l’investiture du candidat Les Républicains à la présidence, alors même que la première préoccupation des Français reste le pouvoir d’achat. Il note en outre que la part de ceux qui considèrent que les immigrés « ne font pas d’efforts pour s’intégrer » s’est réduit pour la première fois depuis 2013 après le premier confinement, passant de 60 à 50 %. Cette part est bien sûr variable selon l’orientation politique de l’électeur : 40 % pour les électeurs de gauche, ce qui reste très élevé, contre 95 % pour ceux de l’extrême-droite.