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C’est très précisément ce qu’on appelle l’idolâtrie.
Dans son nouvel essai, ce frère dominicain, islamologue reconnu, explore les racines du fanatisme religieux, en particulier musulman. Propos recueillis par Jérôme Cordelier
Ce trentenaire est sans doute l’essayiste catholique le plus vif de notre époque. Le dominicain Adrien Candiard vit et travaille à l’Institut dominicain des études orientales (Ideo), fondé au Caire par les frères en 1928, d’où il nous fait parvenir à intervalles très réguliers des textes spirituels qui éclairent nos problématiques contemporaines. Depuis plusieurs années, Adrien Candiard étudie les manuscrits de l’islam médiéval, en particulier les écrits d’Ibn Taymiyya, penseur du XIVe siècle auquel se réfèrent de nos jours encore les musulmans radicaux.
Le fanatisme trahit la religion qu’il prétend servir, analyse Adrien Candiard. Selon l’islamologue et frère dominicain, l’approche psychologique ou sociologique du fanatisme est incomplète sans une lecture théologique, qui considère le fanatisme comme une «maladie de la religion».
Dominicain vivant au couvent du Caire, Adrien Candiard est notamment l’auteur de Veilleur, où en est la nuit?, Comprendre l’islam, ou plutôt: pourquoi on n’y comprend rien, et Quand tu étais sous le figuier. Il vient de publier Du fanatisme, Quand la religion est malade (Ed du Cerf).
On pensait ouvrir un essai sur le terrorisme religieux et l’on referme en réalité un petit traité de théologie, s’achevant même sur un plaidoyer en faveur de la prière. Y a-t-il duperie sur la marchandise?
La duperie supposerait une intention machiavélique, alors qu’en un sens, j’ai été le premier surpris d’en arriver là! Mon intention était de comprendre, avec mes ressources qui sont à la fois celle d’un chrétien et d’un islamologue, un phénomène assez perturbant pour tous les croyants: comment la croyance en Dieu, qui devrait nous rendre meilleurs, pousse-t-elle certains à des actions condamnables, voire terrifiantes?
Or il me semble qu’il faut parfois jeter un coup d’œil religieux aux problèmes religieux. C’est ce que j’ai essayé de faire ici.
En traitant la question du fanatisme sous son aspect théologique, vous le décrivez comme une «maladie de la religion». Cette hypothèse rend-elle inopérantes les explications culturelles, psychologiques, sociologiques… qui cherchent à rendre compte du fanatisme?
Le fanatisme est un phénomène complexe et multiforme, dont je ne prétends pas faire le tour en un livre de cent pages. Les approches psychologiques ou sociologiques de ces phénomènes me semblent à la fois utiles et, à elles seules, incomplètes, parce qu’elles refusent par méthode de prendre en compte le discours religieux du fanatique, et singulièrement ce qu’il dit de Dieu. Or c’est justement dans ce discours sur Dieu que se trouve, à mon sens, une clef essentielle du phénomène.
Le fanatisme religieux procède selon vous d’une «théologie dont Dieu est absent». N’est-ce pas paradoxal, alors que le principal indice permettant de penser qu’un attentat a été commis par un fanatique est que celui-ci ait hurlé, en commettant son crime, le nom de Dieu?
Le fanatisme prend des formes très différentes, et ne saurait se résumer au seul terrorisme. Qu’ont de commun un Philippin qui se fait crucifier le vendredi saint et un taliban qui planifie un attentat? Il me semble que ce qui fonde toujours le fanatisme, c’est toujours une forme d’idolâtrie, où Dieu (qu’on prétend bien sûr toujours adorer) est remplacé par autre chose. Dans le cas du fanatisme religieux, on remplace Dieu par quelque chose qui touche à Dieu, qui vient de lui: ses commandements, sa révélation, la liturgie…
Et quand le fanatisme se sécularise, on le remplace par la race, la classe, la nation, le progrès. La version religieuse est plus subtile, parce que le fanatique a Dieu plein la bouche, mais en réalité, il adore autre chose. Il considère comme absolu quelque chose qui, n’étant pas Dieu, est nécessairement relatif. C’est très précisément ce qu’on appelle l’idolâtrie.
En dénonçant l’idolâtrie des fanatiques, vous dites que l’on peut confondre Dieu avec sa Parole, ses commandements, le culte qui lui est dû… Toutes choses qui, pourtant, sont des modes par lesquels Dieu se fait connaître et se laisse toucher par les hommes! Si l’on retire de Dieu tout ce qui nous est perceptible, tout ce qui nous parle de Lui, que reste-t-il de Dieu?
Catholique, religieux, prêtre, je crois plus que quiconque à la nécessité des médiations. Je crois que Dieu nous a donné la Bible, les sacrements, l’Église, par exemple, comme moyens d’aller vers lui. Comme moyens, ils sont excellents ; mais l’idolâtrie consiste à prendre pour Dieu les moyens d’aller vers Dieu.
Cette purification progressive, qui demande forcément du temps, c’est justement ce qu’on appelle la vie spirituelle: c’est elle qui, en mettant chaque chose à sa place, nous permet d’aimer Dieu pour lui-même, sans nous arrêter en route. Il ne s’agit pas de se priver de Dieu, mais au contraire d’aller vraiment vers lui!
Une société laïque doit-elle s’intéresser au discours théologique qui motive le fanatisme religieux? Après tout, la foi des terroristes ne l’intéresse pas, si?
La laïcité des institutions n’implique pas nécessairement l’aveuglement collectif sur les sujets religieux! Je crains au contraire qu’en faisant sortir les questions religieuses de la raison commune, en les considérant comme des sujets dont on ne peut discuter, on ne favorise au contraire les formes religieuses les plus bêtes ou les plus dangereuses — qui sont souvent les mêmes.
L’imaginaire de l’islam des origines (semble) offrir plus de disponibilité à un usage violent que les textes et l’imaginaire du christianisme primitif
Le défi de notre société n’est pas de masquer les différences religieuses, mais de permettre à des citoyens aux convictions religieuses très différentes de se parler sans se déchirer.
Vous traitez de tous les fanatismes et pas seulement du salafisme qui motive le terrorisme islamiste auquel nous faisons face. Sont-ils tous comparables? L’humoriste Gaspard Proust avait eu ce bon mot: «Un chrétien intégriste qui applique le Nouveau Testament à la lettre, c’est un mec qui se met à embrasser tout le monde dans la rue»… En d’autres termes, l’islam et le Coran n’offrent-ils pas davantage de prises à une lecture fanatique que les autres religions?
Les textes et surtout l’imaginaire de l’islam des origines me paraissent effectivement offrir plus de disponibilité à un usage violent que les textes et l’imaginaire du christianisme primitif. Il n’en est que plus frappant de constater que, dans l’histoire, des chrétiens ont pu s’en réclamer pour justifier des comportements fanatiques violents — à commencer par les guerres de religion du XVIe siècle européen, d’une férocité inouïe.
Cela nous montre qu’il y a une grande naïveté à penser que les comportements religieux ne sont que la conséquence mécanique des textes fondateurs. C’est un peu plus complexe, et un peu plus intéressant.
Pour qu’une lecture théologique s’impose sur une autre, et fasse échec en particulier aux dérives fanatiques, il faut que ce discours fasse autorité. Avez-vous bon espoir que le fanatisme musulman qui aujourd’hui ensanglante chaque semaine un peu plus l’actualité connaisse un reflux? Comment cela se pourra-t-il, et à quelles conditions?
La crise que traverse l’islam contemporain, et dont les actes terroristes que nous connaissons sont l’expression la plus visible, n’a pas une cause unique, et je ne me risquerai pas à faire des prophéties sur son évolution. L’histoire nous enseigne cependant deux choses.
D’une part, cette crise correspond à un moment historique donné, et ne se déduit pas d’une quelconque «essence de l’islam», ce qui serait désespérant. Et d’autre part, les événements spirituels — comme ceux qui pourraient permettre de sortir de cette crise — sont toujours imprévisibles.
Mais je connais assez de musulmans conscients des enjeux, et d’une spiritualité authentique et profonde, pour avoir des raisons d’espérer!