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Je croyais qu’on avait décidé de nommer les choses…
L’hommage national, c’est bien. Mais la plus belle manière d’honorer la mémoire de notre courageux collègue n’est-elle pas de faire en sorte qu’il ne soit pas mort pour rien? De tirer les leçons de son assassinat pour qu’il soit le seul et non le premier ? Un texte d’Ingrid Riocreux, spécialiste du langage médiatique
Paris, 21 octobre 2020, hommage national à l’enseignant d’histoire décapité, Samuel Paty © Francois Mori/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22504966_000016
Je croyais qu’on avait décidé de nommer les choses. Alors pourquoi entendons-nous encore nombre de journalistes, de professeurs et d’hommes politiques affirmer : « il faut reconnaître que dans certains quartiers, il est difficile d’abor-der certains sujets avec certains élèves ». Ce qui est certain, c’est qu’en reconnaissant cela, on ne reconnaît rien du tout.
La parole officielle, c’est-à-dire le discours dominant, et lexicalement prescriptif, porté par la sphère politico-médiatique tente de maintenir la distinction entre islam et islamisme comme entre deux communautés étanches, à tout prix. Au prix même du sang. Plus surprenant, sur les forums de discussion entre professeurs et dans les messages syndicaux, l’une des principales préoccupations semble être encore et toujours d’éviter les amalgames.
Le lendemain de l’assassinat, nous professeurs avons reçu beaucoup de messages sur notre boîte électronique professionnelle, dont la teneur pouvait faire bondir. Je cite un extrait du message de la FSU (fédération syndical unitaire) : « [la FSU] demande que chacun s’abstienne de toute instrumentalisation politique. Elle refusera toute stigmatisation des musulmans. » Or, qui sont les « certains élèves » avec qui il est difficile de traiter « certains » sujets? Sont-ce des islamistes, de dangereux extrémistes fanatiques et sanguinaires, des « barbares » comme on le dit aussi par une métaphore aussi pudique que grandiloquente? Non, bien sûr, ce sont de simples musulmans. La plupart d’entre eux ne feraient pas de mal à une mouche et n’auraient jamais tué un professeur… mais peuvent approuver son assassinat. Cette mise à mort atroce a fait exploser la frontière artificielle savamment construite par le discours officiel de la grande presse et des politiciens pusillanimes entre islam et islamisme. L’assassin n’a été que le bras armé d’une révolte lancée par des musulmans outrés qui ne s’offusquent pas tous (ou pas tous réellement) de l’issue du scandale.
Bien entendu, nous aurons droit à quelques mesurettes de circonstance dont l’inefficacité n’aura d’égale que la mousse médiatique qui les entourera. Mais comme beaucoup de mes collègues, je n’ai plus guère d’espoir que la situation s’améliore. Je la crois condamnée à empirer inexorablement. Et comment ne pas déplorer, au demeurant, la réaction de tant de professeurs qui affirment fièrement qu’ils « continueront à éveiller l’esprit critique des élèves pour en faire des citoyens libres ». Continuez, vous avez raison : cela marche si bien. Il me semble qu’on prend comme une incitation à persévérer un événement qui devrait, tout au contraire, nous inciter à changer de méthode, et vite.
Rentrant de weekend dimanche soir, mon mari et moi traversions en voiture un quartier résidentiel tranquille non loin de chez nous et sommes tombés sur la sortie du dimanche d’une classe de caté coranique. Alors que la radio relatait en édition spéciale les manifestations d’hommage à Samuel Paty, cette vision nous a laissés bien pensifs et fort inquiets. Rien d’illégal, juste un grand barbu en djellaba bleue entouré d’une nuée d’enfants, rien qui puisse justifier un signalement à la police mais tout pour engendrer une forme de malaise chez quiconque assistait à ce spectacle. Et chez nous particulièrement : parce que les enfants qui faisaient cette sortie du dimanche avec leur terrifiant catéchiste, avec ce barbu bleu qui leur a sans doute répété que « tuer un professeur est mal mais se moquer du prophète est pire », ces enfants, dans dix ans, seront élèves dans le lycée où nous enseignons tous les deux. Et nous avons eu cette vision de notre gros lycée public sans histoire, notre gros lycée sympathique et agréable parce que nos élèves ne sont pas des bourgeois arrogants pourris d’argent mais des enfants issus des classes populaires ou de familles immigrées qui croient encore en l’école, où les groupes d’amis font encore merveilleusement fi des appartenances ethniques, où la religion donne lieu à des taquineries innocentes entre élèves, entre profs et même entre profs et élèves, notre lycée, nous avons entrevu ce qu’il sera dans dix ans, gangrené par la peur, rendu triste et sombre par les élèves du grand barbu en djellaba bleue, devenus grands, devenus dangereux.
Et Samuel Paty sera mort pour rien.