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Selon la boutade désormais classique, monsieur islam n’existe pas. Aussi, ne serait-ce pas le regard de l’islam sur tel concept qui pourrait être analysé dans les lignes qui suivent. Ce sont toujours des hommes et des femmes ayant embrassé la religion islamique qui pensent et agissent. Ce fut le cas ainsi à travers l’histoire notamment dans l’obédience sunnite qui ne reconnaît pas une structure cléricale ni autorité centrale. Auquel cas, je ne pourrai donner que mon avis d’homme nourri par quelques réflexions très sommaires sur le principe de laïcité, sur la notion du blasphème et sur l’incompatibilité irréductible qui serait entre le fait islamique et la République laïque.
La laïcité est un acquis de la modernité intellectuelle et politique. C’est une conquête de l’esprit humain. En ce sens qu’on ne gouverne plus la Cité selon le désir politique de Dieu que seuls certains prétendent avoir pénétré. Ceux-là, dès lors qu’ils ont scruté la volonté divine, ils se croient autorisés de l’imposer à leurs semblables.
La laïcité n’est pas la religion de ceux qui n’ont pas de religion ni une doctrine qui vient concurrencer celles dont elle est censée réguler la coexistence. La laïcité sans être adjectivée est un principe juridique sans épaisseur idéologique. Ou à l’extrême rigueur, c’est un principe politique adossé à un corpus de valeurs et formulé dans un dispositif législatif sans densité doctrinale. Il est avant tout un principe de liberté. Il implique, dans la philosophie politique, la neutralité de l’Etat quant aux affaires religieuses.
Sur un autre plan, aussi étonnant que cela puisse être, il n’y a pas de notion de blasphème dans la tradition islamique. En revanche, il y a l’offense faite à Dieu et la profanation du sacré ainsi que la dérision de la religion. Ce n’est que lors de l’affaire malheureuse dite de la fatwa de Khomeiny lancée contre Salman Rushdie pour sa fiction littéraire « les versets sataniques » que le mot blasphème a été projeté dans l’univers théologique islamique. Nous avons connu cet été un soubresaut de cette affligeante affaire avec la tentative d’assassinat l’écrivain par un jeune shiite fanatisé, admirateur de l’autocrate Khomeiny. Toujours est-il que lorsqu’il y a télescopage entre blasphème et liberté d’expression, le curseur sera toujours du côté de la liberté jamais du côté de la censure. La seule façon civilisée d’exprimer son désarroi, à supposer qu’il faille le faire lorsqu’on est blessé, est le recours à l’arbitrage des tribunaux. C’est le prétoire qui canalise la colère. Et comme les juges disent le droit et appliquent la loi, on sera quasi systématiquement débouté. Et pour les fragiles d’esprit, il ne leur reste plus qu’à espérer la responsabilité éthique de celui qui exerce sa liberté dans un sursaut de fraternité afin de ne pas offenser « gratuitement » son semblable. Sinon, il y a la patience, la magnanimité et la maîtrise de soi au moment de l’exaspération et de de l’irritation. Mais, in fine, en quoi une spiritualité vivante vécue dans la sérénité et la paix puisse être atteinte par quelque œuvre artistique ou littéraire, laquelle œuvre ayant naturellement son droit de cité. La révélation coranique et l’enseignement prophétique recèlent à profusion des préceptes allant dans le sens de l’équanimité, de la longanimité et du pardon. Dans la civilisation islamique sur la tapisserie des siècles, des propos et des œuvres – jugés blasphématoires à l’aune du fondamentalisme régressif – prévalaient dans les empires.
Ainsi, reprenant en partie l’expression d’Aristide Briand, énoncerai-je cette phrase, peut-être alambiquée, à propos de la laïcité : « c’est la loi qui garantit le libre exercice de la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi et la loi prime toujours la foi ».
En outre, je pense qu’en dehors de la tradition juive qui avec la notion de dina di malkouta dina qui pourrait être rendue par « la loi du « royaume » est la loi », aucune religion au monde n’a renoncé au pouvoir temporel motu proprio tout comme aucune religion ne résistera au vent de la laïcité lorsque celle-ci est comprise, ingérée et théorisée par ses propres théologiens et philosophes. L’expérience chrétienne avec la production intellectuelle de penseurs de renom catholiques et protestants comme Karl Rahner, Carl Barth, Paul Tillich, Gustave Tills, Hans Urs Van Balthasar et d’autres est très riche. Elle peut être une voie à suivre dans le sillage du théologien musulman Ali Abderraziq qui, en 1925, a composé son ouvrage « l’islam et les fondements du pouvoir ». C’est un investissement intellectuel qui est requis de nos jours.
L’islamologie moderne se doit de sauver la tradition islamique du suicide de la pensée. Elle doit préserver les esprits de tout abrasement de la réflexion et de la négation de l’intelligence, par-delà l’appartenance confessionnelle. Le fondamentalisme islamiste confond les contingences humaines du message révélé avec l’essence divine de ce message. Les premières s’articulent dans l’histoire, la seconde est assurément atemporelle et métahistorique. Le magistère idéologique du wahabo-salafisme a fait beaucoup de dégâts. Il nous incombe de le contenir et de le dirimer. La riposte sécuritaire pour nécessaire et vitale qu’elle soit n’est pas suffisante. Les réponses éducatives et culturelles viennent préparer la jeunesse, notamment musulmane, à une citoyenneté de responsabilité ; une citoyenneté épanouie dans le cadre d’une politique de civilisation et non celle d’une piètre gestion des revendications identitaires particulières.
Il nous faut une production savante assainie des scories d’une construction humaine sacralisée par méconnaissance avec la dé-dogmatisation de l’histoire et la dépolitisation de la religion. Aussi une sociologie de l’espérance et une téléologie terrestre de la grandeur de l’homme permettront-elles assurément d’immuniser les jeunes générations de l’intolérance fanatique. Elles devront les prémunir du danger du radicalisme et de ses méfaits. Il est temps d’en finir avec les lectures rétrogrades attentatoires à la dignité humaine d’un corpus éculé et dépassé. Et nous pourrons renouer avec l’humanisme dans une quête solidaire du sens de l’avenir. Un avenir de paix et de fraternité pour tous les hommes.
La modernité est aussi un mode de reproduction politique et de gestion des affaires de la Cité, fondé sur la dimension institutionnelle de ses mécanismes de régulation. Sous la voûte commune de la laïcité, la coexistence des spiritualités et la cohabitation des « sacrés » supposent une modification du sens temporel de la légitimité. L’avenir « remplace » le passé et rationalise le jugement de l’action associée aux hommes. C’est la possibilité politique de changer les règles du jeu de la vie sociale par le droit avec le respect des options métaphysiques des citoyens tant que l’ordre public est préservé. La norme juridique doit être une émanation rationnelle des hommes s’appliquant aux hommes pour leur bien-être. Et pour être obéie, la loi n’aura pas besoin de se fonder sur un régime discursif de la vérité revendiqué exclusivement par les religieux. La séparation des deux ordres religieux et politique est une avancée considérable.