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Vivre comme au temps du prophète et de ses premiers disciples.
La pétromonarchie a longtemps diffusé sa doctrine rigoriste dans le monde contre l’Égypte de Nasser puis l’Iran de Khomeiny. Avec l’assentiment de l’Occident. Par Armin Arefi
Évalué à 5 000 dans l’Hexagone en 2004, le nombre de salafistes était compris en 2018 entre 30 000 et 50 000, selon les services de renseignements (photo d’illustration). © KONRAD K./SIPA / SIPA
Il existe un pays où la décapitation est pratiquée en toute légalité : l’Arabie saoudite. En 2019, le royaume Al-Saoud a exécuté au sabre un nombre record de 184 personnes, en majorité pour trafic de drogue. Outre la vente de stupéfiants, la peine capitale est requise en cas de meurtre, de viol, d’apostasie, mais également lors « d’atteintes à la sécurité nationale », une accusation utilisée au cours des dernières années contre plusieurs dissidents politiques de la minorité chiite. Ne disposant pas de Constitution ni de Code pénal, la monarchie juge ses citoyens selon les principes de la charia, dont elle adopte une lecture extrêmement rigoriste : le wahhabisme.
Défendant un islam puritain, missionnaire et prosélyte, ce courant de pensée prône un retour aux pratiques en vigueur au temps du prophète et de ses premiers disciples. « Pour présenter leur doctrine comme la nouvelle orthodoxie musulmane, les dépositaires du wahhabisme, avatar du hanbalisme [école juridique et théologique du sunnisme, NDLR], l’ont rebaptisé à la fin des années 1920 en choisissant le terme salafiyya », explique l’historien Nabil Mouline, chercheur au Centre national de la recherche scientifique. « Autrement dit, les clercs saoudiens prétendent être ni plus ni moins que les héritiers exclusifs des pieux ancêtres (al-salaf al-salih) : le Prophète, ses compagnons et leurs premiers disciples. » Estimant être les seuls garants de la moralité de la société, les salafistes rejettent toutes les autres écoles de jurisprudence islamiques et s’opposent à la moindre innovation sur le plan religieux.
Pacte fondateur
Son apparition en Arabie saoudite remonte au pacte fondateur du royaume, conclu au XVIIIe siècle entre le prédicateur religieux Mohammed ben Abdelwahhab et Mohammed Ibn Saoud, chef tribal, qui a donné naissance au premier État saoudien en 1744. En vertu de cette alliance d’intérêts, les oulémas (théologiens) légitiment le pouvoir de la famille Al-Saoud et ne s’immiscent pas dans leurs décisions politiques. En échange, les religieux gardent la haute main sur les affaires sociétales et l’éducation dans un pays régi par un islam rigoriste.
La découverte de gisements de pétrole en Arabie saoudite au milieu du XXe siècle fait changer le pays de dimension. « Rendue richissime par les crises pétrolières, l’Arabie saoudite va se lancer dans une politique planétaire de diffusion de l’islamisme par opposition au nationalisme arabe promu par l’Égypte de Nasser », explique Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense et auteur de Dr. Saoud et Mr. Djihad : la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont).
Par opposition à la Ligue arabe de Nasser, l’Arabie saoudite crée en 1962 la Ligue islamique mondiale. Pour contrer l’influence de l’université al-Azhar du Caire, Riyad a fondé l’année précédente l’Université islamique de Médine.
Le tournant de 1979
L’année 1979 constitue un tournant. L’établissement en Iran d’une République islamique chiite bouleverse l’Arabie saoudite sunnite, l’ayatollah Khomeiny remettant en cause le droit des Saoud à détenir les lieux saints de l’islam et appelant à exporter sa révolution au monde entier. La même année, une prise d’otages éclate au cœur de la grande mosquée de La Mecque, faisant 244 morts. Ses auteurs sont des fondamentalistes saoudiens, pourtant disciples d’Abd al-Aziz ibn Baz, futur grand mufti d’Arabie saoudite. Se revendiquant du salafisme, ils dénoncent l’ouverture du royaume à l’Occident. Dans les deux cas, la pétromonarchie réagit en redoublant de conservatisme, renforçant encore davantage le poids des oulémas dans le pays, et dans le monde.
Le pacte originel prend alors une dimension internationale. « Des milliers de prédicateurs wahhabites saoudiens sont dispersés dans le monde entier pendant que des étudiants étrangers sont attirés en Arabie saoudite », souligne Pierre Conesa. « Bien qu’elle s’accélère, cette politique saoudienne n’alerte pas alors l’Occident, d’autant que l’Arabie saoudite se trouve dans le camp de la libertéen Afghanistan. » Au nom du « djihad », Riyad arme à l’époque les moudjahidines contre l’Union soviétique, avec la bénédiction américaine. Parmi les combattants islamistes se trouve alors un certain Oussama ben Laden…
Si la diplomatie religieuse saoudienne est avant tout dirigée vers l’Asie du Sud-Est et l’Afrique, elle touche également l’Europe. Sous couvert d’activités humanitaires et culturelles (financement de mosquées, de centres culturels, bourses d’études, conférences, colloques…), de nombreuses ONG financées par Riyad font du prosélytisme et modifient les pratiques religieuses. « L’apparition du salafisme en Europe, comme ailleurs dans le monde, est due à la diffusion de ces doctrines et pratiques par des particuliers de différentes origines par leurs propres moyens, mais aussi par des acteurs institutionnels liés à l’Arabie saoudite, explique l’historien Nabil Mouline, chercheur au CNRS. Ce sont ces derniers qui disposent des moyens les plus importants pour endoctriner le plus grand nombre. »
Salafisme en France
Relativement peu présent en France dans les années 1990, le salafisme s’y développe après l’an 2000. Évalué à 5 000 dans l’Hexagone en 2004, le nombre de salafistes était compris en 2018 entre 30 000 et 50 000, selon les services de renseignements. « La politique saoudienne de diffusion du wahhabisme dans le monde a facilité l’implantation du contenu idéologique salafiste en France », estime Éric Delbecque, expert en sécurité et ancien responsable de la sécurité de Charlie Hebdo, qui vient de publier Les Silencieux(Plon), une enquête sur la mouvance salafiste en France.
Les salafistes vivent souvent en communautés ultra-conservatrices, en rupture avec l’Occident et les lois de la République. Les hommes portent une barbe non taillée et sont vêtus du qamis (vêtement long), tandis que les femmes portent le jilbab (voile long laissant apparaître le visage), et parfois le niqab (voile intégral, interdit dans l’espace public). Minoritaires parmi les 6 millions de musulmans que compte la France, ils seraient néanmoins en forte croissance. Si les salafistes, quiétistes, n’ont pas recours à la violence, ils possèdent néanmoins un socle idéologique commun avec les djihadistes. « Le salafisme est le carburant idéologique du djihadisme », estime Éric Delbecque. « D’un côté on trouve les salafistes politiques, décidés à avancer par l’exercice d’un “soft power” islamiste, d’une capacité d’influence culturelle, sociale et politique, et de l’autre, nous avons les salafistes djihadistes, partisans de la violence. »
L’Arabie saoudite fait le ménage
Alors que le débat autour de l’islam radical fait rage en France, après la décapitation de l’enseignant Samuel Patypar Abdoulakh Anzorov, Russe d’origine tchétchène de 18 ans, l’Arabie saoudite, terre d’origine du wahhabisme, a pris des mesures drastiques contre le djihadisme. Le royaume ultraconservateur, lui-même visé par des attentats djihadistes (Al-Qaïda dans les années 2000 puis Daech dans les années 2010, NDLR), a interdit le départ de ses citoyens vers les terres de djihad et puni le financement du terrorisme.
Sous l’impulsion de l’autoritaire prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), le royaume des deux saintes mosquées a également mis au pas sa police religieuse et embastillé les oulémas les plus conservateurs. Soucieux de changer son image, ternie, en Occident, et d’asseoir son pouvoir absolu, MBS a permis d’abolir les peines de flagellation et les exécutions de criminels mineurs. Mais pas encore la décapitation.