Tout commence donc en 2015. Le premier adjoint de la mairie – « un prof de musique », précise Michel Hurson – trouve dommage que Moëslains n’ait aucun emblème, aucun logo. Lui et une autre conseillère, directrice d’école, trouvent alors « un monsieur qui se propose de le [leur] faire gratuitement ». Quelques volontaires planchent sur ce que pourrait être le symbole de la ville, et, fin 2015, le conseil municipal finit par trancher.
Ce sera donc un léopard, lequel rappelle le blason de la famille Dampierre qui, au Moyen Âge, régnait sur le village, accompagné de deux volutes représentant les crosses épiscopales de saint Nicolas et saint Aubin. Ces deux derniers symboles ne doivent rien au hasard : les deux édifices notables de Moëslains sont en effet l’église Saint-Nicolas et la chapelle Saint-Aubin. « Ce sont de simples esquisses de crosses d’évêque », assure le maire.
Méconnaissance du principe de neutralité de la fonction publique
La décision ne fait nullement polémique dans ce petit village où seule une liste se présente à chaque élection municipale. L’adoption du blason est d’ailleurs inscrite à l’ordre du jour du conseil, sans que quiconque y trouve quoi que soit à redire. Personne, sauf un conseiller municipal, Joseph G., qui, alors que le blason commence à être affiché sur les documents officiels de la mairie, va saisir la justice pour tenter d’obtenir l’annulation de la délibération municipale.
Le plaignant développe un argument massue : le blason méconnaîtrait le principe de neutralité de la fonction publique dès lors que ce symbole ne se rapporte pas à des monuments caractéristiques du village, mais vise en réalité à « marquer la place du catholicisme dans la commune ». Un argument qui agace le maire : « En aucun cas, il n’était question de religion ! On était onze autour de la table à en discuter, et qui est pratiquant ou pas, ça ne m’intéresse pas. En plus, c’étaient des enseignants du conseil municipal qui avaient eu cette idée ! »
Pas de prosélytisme
Qu’importe, l’affaire atterrit au tribunal de Châlons-en-Champagne, qui rejette rapidement la requête. Mais Joseph G., soutenu par une association locale, ne désempare pas et saisit la cour administrative d’appel de Nancy. Le conseiller municipal assure que ce blason est utilisé dans un contexte de prosélytisme. Nouveau rejet des magistrats : « Le graphisme des deux volutes est très stylisé et le blason, pris dans son ensemble, symbolise les éléments caractérisant la commune au plan historique et patrimonial. Dans ces conditions, le blason litigieux ne saurait être regardé comme l’expression d’un signe ou d’un emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse », lit-on dans leur décision.
Et l’homme de poursuivre sa croisade devant la juridiction suprême. Le 15 juillet dernier, le Conseil d’État a donc fini par trancher. « Un blason communal, qui a pour objet de présenter sous forme emblématique des éléments caractéristiques, notamment historiques, géographiques, patrimoniaux, économiques ou sociaux d’une commune, ne peut légalement comporter d’éléments à caractère cultuel que si ceux-ci sont directement en rapport avec ces caractéristiques de la commune, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse », assure-t-il.
Quand un symbole religieux est pleinement assumé…
Ce qui semble être le cas en l’espèce : la chapelle de Moëslains est un lieu de pèlerinage depuis 400 ans, datée du XIIe siècle, et est classée monument historique dans la liste de 1862. Et le professeur de droit public à l’université Toulouse-1 Capitole Mathieu Touzeil-Divina de commenter dans La Semaine juridique : « Parfois d’aucuns mettent tant en avant l’aspect historique et culturel qu’ils en arrivent de mauvaise foi (et sans jeu de mots) à nier des symboles religieux pourtant manifestes. » Mais, poursuit le juriste, « il nous semble alors que si un symbole religieux est pleinement assumé culturellement comme étant le fruit et le seul reflet d’une histoire (qu’il ne s’agit aucunement de nier) et non la volonté d’un acte prosélyte, alors il devient audible de ne pas le considérer comme contraire aux principes de neutralité et spécialement de Laïcité, et ce, malgré l’interdiction » d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux « dans l’espace public à trois seules exceptions près : les lieux de culte, ceux de sépultures ainsi que dans le cadre de musées et d’expositions ».
Michel Hurson, le maire de Moëslains, reste, quant à lui, très pragmatique : « Quand on a gagné devant le tribunal de Châlon, je me suis dit : “C’est bon.” Eh bah, non, c’est reparti devant la cour d’appel et le Conseil d’État ! J’avais une petite assurance, mais ils n’ont pas pris tout en charge. Même si on a gagné, cette histoire a coûté au total à la commune environ 5 500 euros en frais de justice. On aurait pu financer des fleurs, deux repas des anciens, ou quelque chose d’autre. On s’était dit, si on avait retouché un peu d’argent du Conseil d’État, qu’on aménagerait le parc pour les gosses, vous savez, avec des balançoires ou des trucs comme ça. Bah, tiens, vous pensez ! » La justice – le maire de Moëslains l’a appris à ses dépens – est souvent coûteuse. Petite consolation pour lui tout de même : le blason de son village est désormais affiché sur les documents officiels de la mairie, les enveloppes, la boîte aux lettres ou encore le véhicule des employés communaux.