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Qui saurait raviver une droite libérale intelligente sachant s’appuyer sur une fibre gaulliste ?
Valéry Giscard d’Estaing a porté une droite libérale orléaniste au pouvoir avec l’UDF. La droite héritière de VGE est devenue convenue et soumise, sans ambition autre que la défense de l’ordre établi et du système. Qui saurait raviver une droite libérale intelligente sachant s’appuyer sur une fibre gaulliste ?
Atlantico.fr : VGE est l’homme politique qui a porté une droite libérale orléaniste au pouvoir avec un parti, l’UDF, au centre de son grand œuvre politique. L’UMP, en voulant réunir les droites, a-t-elle étouffé le libéralisme giscardien ?
Christophe Boutin : Je serais volontiers tenté de vous dire que c’est l’inverse qui a eu lieu. Coexistaient en effet en France une droite que, pour reprendre la célèbre distinction de René Rémond, on peut qualifier de « bonapartiste », liant un peuple et son chef, et qui s’incarnait dans le gaullisme sous la Ve République, et cette droite baptisée cette fois « orléaniste », mélange savant des intérêts de financiers et de barons locaux. Deux droites qui avaient des conceptions et des approches fort différentes de ce que vous appelez le libéralisme, à la fois dans son aspect économique mais aussi dans son aspect social. En économie d’abord, la première, la droite bonapartiste, prônait un libéralisme d’entrepreneurs – y compris de petits entrepreneurs -, couplé à une politique nationale de grands chantiers qui tirait l’ensemble – que ce soit avec le nucléaire, l’aéronautique, les chantiers navals, l’industrie de défense ou l’automobile. Au contraire, le libéralisme économique de la seconde, déjà un libéralisme financier, était à la fois beaucoup plus internationaliste et donc beaucoup moins national, gêné même par les mythes gaulliens et ne voulant donner à la France dans le monde que la place de son PIB. Sur le plan social ensuite, quand le libéralisme de la première était institutionnel et prenait en compte la préservation des structures – famille, corps intermédiaires – dont il estimait qu’elles étaient les fondements mêmes de notre société, le libéralisme « sociétal » de la seconde ne visait qu’à satisfaire toutes les revendications individuelles.
Dans ce cadre, la fusion-acquisition opérée en 2002 entre l’UDF, parti giscardien de la droite orléaniste, et le RPR, parti qui croyait bon de se réclamer encore du gaullisme, a traduit la victoire pleine et entière de la première option sur la seconde. L’UMP allait en effet renoncer rapidement à tout ce qui pouvait, de près ou de loin, rappeler l’odieux conservatisme, pour soutenir toutes les avancées sociétales, éloignant toujours plus ses élus de leur base électorale. Le résultat est nous sommes bien avec LR, qui a succédé à l’UMP, devant un parti de cadres qui gère un héritage gaulliste, réduit à quelques incantations auxquelles il ne croit plus que pour réveiller la nostalgie de cet électorat vieillissant qui lui apporte encore ses voix, et faisant sur tous les plans (au mieux !) une politique orléaniste.
Edouard Husson : Je ne suis pas sûr que les catégorisations soient aussi simples. Droite libérale? Valéry Giscard d’Estaing lui-même était « libéral » au sens de la gauche américaine, en tout cas dans toute une partie de la politique défendue sous son septennat: qu’il s’agisse de la loi Veil ou de la montée des dépenses de l’Etat. En fait, Giscard, quand on le replace dans les années 1970, était assez proche de Jacques Chaban-Delmas et de Jacques Delors. On était dans l’après-1968, dans la légalisation de la transformation des moeurs et dans les illusions de la fin de la période keynésienne. Ensuite, Giscard a été soumis à des influences qui contrebalançaient: son amitié avec Helmut Schmidt, qui l’a poussé à écouter Raymond Barre et ses recommandations monétaristes, d’alignement du franc sur le mark. Et puis il y avait le « Giscard profond », nostalgique de l’Algérie française, ami de Michel Poniatowski. Il dévoilait peu ce fond presque réactionnaire qu’il avait hérité de son père Edmond. L’UDF reflétait largement la complexité giscardienne: on y trouvait des centristes et même un petit parti appelé « parti social-démocrate » mais on y croisait aussi les héritiers de l’anti-gaullisme de droite, des nostalgiques de l’Algérie française. Jean-Marie Le Pen a rappelé qu’il avait un temps siégé dans le même groupe que Giscard à l’Assemblée: les républicains indépendants de Giscard sont sortis du CNI. Il faut se rappeler ce qu’était l’UDF des années 1980 encore, où l’on croisait Alain Madelin et François Bayrou à la fois, Philippe de Villiers et François Léotard, Christine Boutin et Pierre Méhaignerie, Charles Millon et Alain Lamassoure. Giscard avait été un ardent partisan du dialogue avec les Etats du bloc soviétique mais je me rappelle une affiche datant de 1986 où l’on voyait Andreï Sakharov derrière des barreaux et dont le slogan était « Monsieur Gorbatchev, libérez Sakharov! », signé: François Léotard. Alors plus que d’étouffer le progressisme giscardien, l’UMP, fusion du RPR et de l’UDF, a étouffé ce qu’il restait de droite dans le giscardisme. Il faudrait nuancer: Nicolas Sarkozy a en fait largement récupéré pour lui un fond de droite très affirmé, qui avait longtemps existé dans le courant giscardien plus qu’au RPR. Sarkozy sur l’immigration, c’est un développement exubérant du Giscard de 1991, qui regrettait avoir trop ouvert les vannes à l’immigration. Mais on remarquera que Sarkozy en est resté aux mots, comme Giscard ! Pour boucler sur l’UMP, elle a eu une mauvaise influence sur tout le courant giscardien, qui y a progressivement perdu son aile droite, englouti par le conformisme « gaulliste » post-chiraquien et l’échec de Nicolas Sarkozy.
La droite héritière de VGE semble être devenue une droite convenue, sans autre ambition que la défense de l’ordre établi. Macron est-il de ce point de vue un héritier vicié du giscardisme ?
Christophe Boutin : Comme je vous l’ai dit, je ne pense pas que la droite héritière de VGE soit actuellement « convenue » et ait pour seule ambition « la défense de l’ordre établi ». Certes ses électeurs, issus d’une bourgeoisie en grande partie en voie de déclassement, avec un poids croissant du quatrième ou du cinquième âge, craignent tout bouleversement et se cramponnent à tout ce qui leur semble stable – d’où, par exemple leur refus de quitter l’Union européenne, largement justifié par la crainte de voir leurs finances atteintes si la France quittait la zone euro. Mais pour le reste, on ne saurait la qualifier de « convenue ». On trouve dans les discours de Xavier Bertrand, de Valérie Pécresse ou de tant d’autres de ses cadres dirigeants – ceux qui ne sont pas encore ouvertement ralliés à Emmanuel Macron -, le même refus absolu de passer justement pour un rassemblement de « has been ». D’où ce malaise quand on les écoute, comme celui que l’on ressent quand on voit ces personnes qui viennent aux soirées de leurs enfants et tentent de paraître « branchés » en leur parlant de « l’internet ». Le naufrage de ce « jeunisme » sociétal affiché par cette fausse droite qui n’assume rien est l’une des choses les plus pitoyables de notre vie politique.
Un héritier ? L’ancien président a été le principal inspirateur de cette commission qu’il avait lui-même rebaptisée « Convention », destinée à rédiger ce traité modifiant les règles de fonctionnement des institutions européennes qu’il n’avait pas hésité à intituler « constitution européenne ». Il a ouvert nos frontières. Avec sa fameuse loi de 1973 interdisant à l’État de se financer par sa banque centrale il a permis à la finance de pénétrer notre budget – ce dont nous payons tous les jours les intérêts. Comment ne pas trouver qu’effectivement la comparaison s’impose avec Emmanuel Macron ? Certes, les deux hommes avaient bien des goûts différents, mais pas quant à leur approche de ce que peut être la politique de la France au sein de la mondialisation. Ils avaient en sus un même brillant – plus de forme pour Emmanuel Macron, plus d’intelligence pour VGE -, ou le même goût du paraître. Et entre le petit-bourgeois qui veut jouer au grand financier et le grand bourgeois qui voulait jouer à l’aristocrate, il y avait en plus, psychologiquement, la même fêlure profonde.
Edouard Husson : Là encore, je serais plus nuancé. Le macronisme est l’hiver du giscardisme. Ce n’est pas seulement qu’Emmanuel Macron est né durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing et aura, comme président, prononcé l’éloge funèbre de celui qui est désormais son « prédécesseur ». On retrouve dans le macronisme toutes les ambiguïtés du giscardisme. « Libéral, centriste, européen », tel se définissait VGE et tel s’est présenté Emmanuel Macron en 2017. Mais quel libéralisme? Exactement comme VGE a initié le déficit des comptes publics, Emmanuel Macron a porté le déficit public français à 120% du PIB. VGE se positionnait au centre mais il fut au début de la dérive dans l’exercice de la fonction présidentielle, consistant à court-circuiter le Premier ministre et à vouloir concentrer tous les fils de la décision, même secondaire, entre ses mains. C’est sans doute dans la sincérité de leur européisme que les deux présidents se ressemblent le plus. Et ils sont passés tous les deux à côté de l’intérêt français: Giscard a initié l’obsession française de la réussite économique allemande et commencé à placer l’Allemagne au coeur de la détermination des politiques françaises en Europe. Emmanuel Macron, lui, doit bien constater, quarante ans plus tard, l’inefficacité d’une politique française alignée sur l’Allemagne mais il n’en démord pas. Certes Emmanuel Macron est installé au centre-gauche quand VGE était au centre-droit. Cependant Macron a bien des bouffées de droite comme Giscard a eu régulièrement des bouffées de gauche: l’actuel président a même sa seule chance d’être réélu dans une capacité à tenir le centre-droit avec un discours ferme sur la sécurité et l’immigration. J’ai donc tendance pour ma part à penser que le « en même temps » macronien est d’une certaine manière l’aboutissement un peu absurde et proche de l’explosion du centrisme giscardien.
Quel espace politique reste-t-il pour une droite libérale qui s’appuierait sur une fibre gaulliste, comme Valéry Giscard d’Estaing lors de son accession au pouvoir en 1974 ?
Christophe Boutin : Je vais encore refuser de céder à votre amicale pression, et considérer que Valéry Giscard d’Estaing ne s’est pas appuyé sur une « fibre gaulliste » en 1974. Faut-il rappeler, en effet, qu’il arrive au pouvoir contre, notamment, un candidat gaulliste, Jacques Chaban-Delmas, dont la candidature a été principalement torpillée par l’action conjointe de deux conseillers de l’ombre, Marie-France Garaud et Pierre Juillet, qui travaillaient alors au service d’un Jacques Chirac qui sera, en récompense, nommé Premier ministre ? Bien sûr, VGE pouvait certainement se prévaloir de ses liens avec un général De Gaulle dont il avait effectivement été ministre, mais, pour autant, faut-il rappeler, là encore, qu’il crée en 1966 son propre parti, cette Fédération nationale des républicains indépendants qui deviendra l’UDF – avec même son mouvement de jeunes, les futurs « jeunes giscardiens » ? Qu’il s’éloigne de plus en plus ouvertement de la politique gaulliste, silencieux en 1968, critiquant le référendum en 1969 ?
La question, si vous me permettez de la reformuler, serait en fait la suivante : quel espace politique existe-t-il en 2020 pour une droite qui retrouverait la dimension nationale du gaullisme, son conservatisme social et son libéralisme d’entrepreneurs, soit le contraire du progressisme macronien ? Car comme l’a fort bien diagnostiqué le Président, la lutte d’aujourd’hui oppose le progressisme et le conservatisme, et non le libéralisme. Parce que ce dernier a plusieurs facettes, que l’on peut y distinguer le libéralisme financier du libéralisme d’entrepreneurs, le libéralisme hyper individualiste de celui qui prend en compte les cercles d’appartenance de l’individu, et qu’ainsi un certain libéralisme peut se combiner avec le progressisme et un autre avec le conservatisme.
Le progressisme, sous ses formes actuelles exacerbées, conduit à cette révolte des populations européennes qui prend la forme du populisme. Mais ce populisme, qui suppose seulement que le peuple soit entendu, que ses intérêts et ses valeurs ne soient pas systématiquement sacrifiés, qu’il retrouve une sécurité physique, économique et culturelle, et non qu’il dirige directement l’État, n’est pas en lui-même une doctrine politique structurée : il la cherche, il l’espère. C’est dire que l’espace existe bien en France pour une droite libérale-conservatrice qui attend encore son incarnation politique.
Edouard Husson : VGE n’a pas osé rompre avec le gaullisme ouvertement durant son septennat. D’abord il avait participé à la guerre en 1944-45 et de Gaulle était pour lui le libérateur de la France. Ensuite de Gaulle l’avait fait nommer ministre et lui avait donc mis le pied à l’étrier. Pourtant, VGE est bien le président qui a fait sortir la Vè République du gaullisme. Il a déclaré que la France était trop petite pour peser. Il était depuis 1966 membre du Comité d’Action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet et en a largement appliqué le programme. Or, depuis le 19 juin 1940, où Jean Monnet est intervenu auprès de Lord Halifax pour que de Gaulle n’ait plus accès à la BBC (et a eu gain de cause pendant trois jours), on ne pouvait choisir Monnet sans être contre de Gaulle. VGE a reproché, plus tard, à de Gaulle, de ne pas avoir saisi la chance de mettre en place dès les années 1960, une monnaie européenne. C’est absurde puisque de Gaulle voulait une monnaie française forte dans un retour international à l’étalon-or ! Mais cela prouve la cohérence de Giscard, artisan infatigable de l’euro. Dans « Le Pouvoir et la Vie », VGE a avoué qu’il n’aurait jamais appuyé sur le bouton nucléaire! Peut-on imaginer plus anti-gaulliste comme déclaration? On pourrait multiplier les exemples. Je ne crois donc pas que la solution pour la droite soit le retour à un giscardisme des origines pour s’éloigner du tropisme macronien. Elle est à la fois dans un ressourcement gaullien et dans un retour à cette part authentiquement de droite qu’un Giscard portait en lui mais qu’il a le plus souvent étouffée tant il vivait dans la nostalgie des Trente Glorieuses, s’était pris naïvement pour un Kennedy français et, surtout, n’a jamais voulu regarder en face les vraies raison de sa défaite de 1981: il avait, du point de vue de la politique étrangère, de l’économie, des réformes dites sociétales, de l’éducation, de l’immigration fait trop de concessions à la gauche et au mondialisme naissant des années 1960-1970. Le plus tragique dans le destin politique de Giscard c’est d’ailleurs sa seconde défaite devant le suffrage universel: le refus par le peuple français du Traité Constitutionnel Européen en 2005.
Valéry Giscard d’Estaing a porté une droite libérale orléaniste au pouvoir avec l’UDF. La droite héritière de VGE est devenue convenue et soumise, sans ambition autre que la défense de l’ordre établi et du système. Qui saurait raviver une droite libérale intelligente sachant s’appuyer sur une fibre gaulliste ?
Atlantico.fr : VGE est l’homme politique qui a porté une droite libérale orléaniste au pouvoir avec un parti, l’UDF, au centre de son grand œuvre politique. L’UMP, en voulant réunir les droites, a-t-elle étouffé le libéralisme giscardien ?
Christophe Boutin : Je serais volontiers tenté de vous dire que c’est l’inverse qui a eu lieu. Coexistaient en effet en France une droite que, pour reprendre la célèbre distinction de René Rémond, on peut qualifier de « bonapartiste », liant un peuple et son chef, et qui s’incarnait dans le gaullisme sous la Ve République, et cette droite baptisée cette fois « orléaniste », mélange savant des intérêts de financiers et de barons locaux. Deux droites qui avaient des conceptions et des approches fort différentes de ce que vous appelez le libéralisme, à la fois dans son aspect économique mais aussi dans son aspect social. En économie d’abord, la première, la droite bonapartiste, prônait un libéralisme d’entrepreneurs – y compris de petits entrepreneurs -, couplé à une politique nationale de grands chantiers qui tirait l’ensemble – que ce soit avec le nucléaire, l’aéronautique, les chantiers navals, l’industrie de défense ou l’automobile. Au contraire, le libéralisme économique de la seconde, déjà un libéralisme financier, était à la fois beaucoup plus internationaliste et donc beaucoup moins national, gêné même par les mythes gaulliens et ne voulant donner à la France dans le monde que la place de son PIB. Sur le plan social ensuite, quand le libéralisme de la première était institutionnel et prenait en compte la préservation des structures – famille, corps intermédiaires – dont il estimait qu’elles étaient les fondements mêmes de notre société, le libéralisme « sociétal » de la seconde ne visait qu’à satisfaire toutes les revendications individuelles.
Dans ce cadre, la fusion-acquisition opérée en 2002 entre l’UDF, parti giscardien de la droite orléaniste, et le RPR, parti qui croyait bon de se réclamer encore du gaullisme, a traduit la victoire pleine et entière de la première option sur la seconde. L’UMP allait en effet renoncer rapidement à tout ce qui pouvait, de près ou de loin, rappeler l’odieux conservatisme, pour soutenir toutes les avancées sociétales, éloignant toujours plus ses élus de leur base électorale. Le résultat est nous sommes bien avec LR, qui a succédé à l’UMP, devant un parti de cadres qui gère un héritage gaulliste, réduit à quelques incantations auxquelles il ne croit plus que pour réveiller la nostalgie de cet électorat vieillissant qui lui apporte encore ses voix, et faisant sur tous les plans (au mieux !) une politique orléaniste.
Edouard Husson : Je ne suis pas sûr que les catégorisations soient aussi simples. Droite libérale? Valéry Giscard d’Estaing lui-même était « libéral » au sens de la gauche américaine, en tout cas dans toute une partie de la politique défendue sous son septennat: qu’il s’agisse de la loi Veil ou de la montée des dépenses de l’Etat. En fait, Giscard, quand on le replace dans les années 1970, était assez proche de Jacques Chaban-Delmas et de Jacques Delors. On était dans l’après-1968, dans la légalisation de la transformation des moeurs et dans les illusions de la fin de la période keynésienne. Ensuite, Giscard a été soumis à des influences qui contrebalançaient: son amitié avec Helmut Schmidt, qui l’a poussé à écouter Raymond Barre et ses recommandations monétaristes, d’alignement du franc sur le mark. Et puis il y avait le « Giscard profond », nostalgique de l’Algérie française, ami de Michel Poniatowski. Il dévoilait peu ce fond presque réactionnaire qu’il avait hérité de son père Edmond. L’UDF reflétait largement la complexité giscardienne: on y trouvait des centristes et même un petit parti appelé « parti social-démocrate » mais on y croisait aussi les héritiers de l’anti-gaullisme de droite, des nostalgiques de l’Algérie française. Jean-Marie Le Pen a rappelé qu’il avait un temps siégé dans le même groupe que Giscard à l’Assemblée: les républicains indépendants de Giscard sont sortis du CNI. Il faut se rappeler ce qu’était l’UDF des années 1980 encore, où l’on croisait Alain Madelin et François Bayrou à la fois, Philippe de Villiers et François Léotard, Christine Boutin et Pierre Méhaignerie, Charles Millon et Alain Lamassoure. Giscard avait été un ardent partisan du dialogue avec les Etats du bloc soviétique mais je me rappelle une affiche datant de 1986 où l’on voyait Andreï Sakharov derrière des barreaux et dont le slogan était « Monsieur Gorbatchev, libérez Sakharov! », signé: François Léotard. Alors plus que d’étouffer le progressisme giscardien, l’UMP, fusion du RPR et de l’UDF, a étouffé ce qu’il restait de droite dans le giscardisme. Il faudrait nuancer: Nicolas Sarkozy a en fait largement récupéré pour lui un fond de droite très affirmé, qui avait longtemps existé dans le courant giscardien plus qu’au RPR. Sarkozy sur l’immigration, c’est un développement exubérant du Giscard de 1991, qui regrettait avoir trop ouvert les vannes à l’immigration. Mais on remarquera que Sarkozy en est resté aux mots, comme Giscard ! Pour boucler sur l’UMP, elle a eu une mauvaise influence sur tout le courant giscardien, qui y a progressivement perdu son aile droite, englouti par le conformisme « gaulliste » post-chiraquien et l’échec de Nicolas Sarkozy.
La droite héritière de VGE semble être devenue une droite convenue, sans autre ambition que la défense de l’ordre établi. Macron est-il de ce point de vue un héritier vicié du giscardisme ?
Christophe Boutin : Comme je vous l’ai dit, je ne pense pas que la droite héritière de VGE soit actuellement « convenue » et ait pour seule ambition « la défense de l’ordre établi ». Certes ses électeurs, issus d’une bourgeoisie en grande partie en voie de déclassement, avec un poids croissant du quatrième ou du cinquième âge, craignent tout bouleversement et se cramponnent à tout ce qui leur semble stable – d’où, par exemple leur refus de quitter l’Union européenne, largement justifié par la crainte de voir leurs finances atteintes si la France quittait la zone euro. Mais pour le reste, on ne saurait la qualifier de « convenue ». On trouve dans les discours de Xavier Bertrand, de Valérie Pécresse ou de tant d’autres de ses cadres dirigeants – ceux qui ne sont pas encore ouvertement ralliés à Emmanuel Macron -, le même refus absolu de passer justement pour un rassemblement de « has been ». D’où ce malaise quand on les écoute, comme celui que l’on ressent quand on voit ces personnes qui viennent aux soirées de leurs enfants et tentent de paraître « branchés » en leur parlant de « l’internet ». Le naufrage de ce « jeunisme » sociétal affiché par cette fausse droite qui n’assume rien est l’une des choses les plus pitoyables de notre vie politique.
Un héritier ? L’ancien président a été le principal inspirateur de cette commission qu’il avait lui-même rebaptisée « Convention », destinée à rédiger ce traité modifiant les règles de fonctionnement des institutions européennes qu’il n’avait pas hésité à intituler « constitution européenne ». Il a ouvert nos frontières. Avec sa fameuse loi de 1973 interdisant à l’État de se financer par sa banque centrale il a permis à la finance de pénétrer notre budget – ce dont nous payons tous les jours les intérêts. Comment ne pas trouver qu’effectivement la comparaison s’impose avec Emmanuel Macron ? Certes, les deux hommes avaient bien des goûts différents, mais pas quant à leur approche de ce que peut être la politique de la France au sein de la mondialisation. Ils avaient en sus un même brillant – plus de forme pour Emmanuel Macron, plus d’intelligence pour VGE -, ou le même goût du paraître. Et entre le petit-bourgeois qui veut jouer au grand financier et le grand bourgeois qui voulait jouer à l’aristocrate, il y avait en plus, psychologiquement, la même fêlure profonde.
Edouard Husson : Là encore, je serais plus nuancé. Le macronisme est l’hiver du giscardisme. Ce n’est pas seulement qu’Emmanuel Macron est né durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing et aura, comme président, prononcé l’éloge funèbre de celui qui est désormais son « prédécesseur ». On retrouve dans le macronisme toutes les ambiguïtés du giscardisme. « Libéral, centriste, européen », tel se définissait VGE et tel s’est présenté Emmanuel Macron en 2017. Mais quel libéralisme? Exactement comme VGE a initié le déficit des comptes publics, Emmanuel Macron a porté le déficit public français à 120% du PIB. VGE se positionnait au centre mais il fut au début de la dérive dans l’exercice de la fonction présidentielle, consistant à court-circuiter le Premier ministre et à vouloir concentrer tous les fils de la décision, même secondaire, entre ses mains. C’est sans doute dans la sincérité de leur européisme que les deux présidents se ressemblent le plus. Et ils sont passés tous les deux à côté de l’intérêt français: Giscard a initié l’obsession française de la réussite économique allemande et commencé à placer l’Allemagne au coeur de la détermination des politiques françaises en Europe. Emmanuel Macron, lui, doit bien constater, quarante ans plus tard, l’inefficacité d’une politique française alignée sur l’Allemagne mais il n’en démord pas. Certes Emmanuel Macron est installé au centre-gauche quand VGE était au centre-droit. Cependant Macron a bien des bouffées de droite comme Giscard a eu régulièrement des bouffées de gauche: l’actuel président a même sa seule chance d’être réélu dans une capacité à tenir le centre-droit avec un discours ferme sur la sécurité et l’immigration. J’ai donc tendance pour ma part à penser que le « en même temps » macronien est d’une certaine manière l’aboutissement un peu absurde et proche de l’explosion du centrisme giscardien.
Quel espace politique reste-t-il pour une droite libérale qui s’appuierait sur une fibre gaulliste, comme Valéry Giscard d’Estaing lors de son accession au pouvoir en 1974 ?
Christophe Boutin : Je vais encore refuser de céder à votre amicale pression, et considérer que Valéry Giscard d’Estaing ne s’est pas appuyé sur une « fibre gaulliste » en 1974. Faut-il rappeler, en effet, qu’il arrive au pouvoir contre, notamment, un candidat gaulliste, Jacques Chaban-Delmas, dont la candidature a été principalement torpillée par l’action conjointe de deux conseillers de l’ombre, Marie-France Garaud et Pierre Juillet, qui travaillaient alors au service d’un Jacques Chirac qui sera, en récompense, nommé Premier ministre ? Bien sûr, VGE pouvait certainement se prévaloir de ses liens avec un général De Gaulle dont il avait effectivement été ministre, mais, pour autant, faut-il rappeler, là encore, qu’il crée en 1966 son propre parti, cette Fédération nationale des républicains indépendants qui deviendra l’UDF – avec même son mouvement de jeunes, les futurs « jeunes giscardiens » ? Qu’il s’éloigne de plus en plus ouvertement de la politique gaulliste, silencieux en 1968, critiquant le référendum en 1969 ?
La question, si vous me permettez de la reformuler, serait en fait la suivante : quel espace politique existe-t-il en 2020 pour une droite qui retrouverait la dimension nationale du gaullisme, son conservatisme social et son libéralisme d’entrepreneurs, soit le contraire du progressisme macronien ? Car comme l’a fort bien diagnostiqué le Président, la lutte d’aujourd’hui oppose le progressisme et le conservatisme, et non le libéralisme. Parce que ce dernier a plusieurs facettes, que l’on peut y distinguer le libéralisme financier du libéralisme d’entrepreneurs, le libéralisme hyper individualiste de celui qui prend en compte les cercles d’appartenance de l’individu, et qu’ainsi un certain libéralisme peut se combiner avec le progressisme et un autre avec le conservatisme.
Le progressisme, sous ses formes actuelles exacerbées, conduit à cette révolte des populations européennes qui prend la forme du populisme. Mais ce populisme, qui suppose seulement que le peuple soit entendu, que ses intérêts et ses valeurs ne soient pas systématiquement sacrifiés, qu’il retrouve une sécurité physique, économique et culturelle, et non qu’il dirige directement l’État, n’est pas en lui-même une doctrine politique structurée : il la cherche, il l’espère. C’est dire que l’espace existe bien en France pour une droite libérale-conservatrice qui attend encore son incarnation politique.
Edouard Husson : VGE n’a pas osé rompre avec le gaullisme ouvertement durant son septennat. D’abord il avait participé à la guerre en 1944-45 et de Gaulle était pour lui le libérateur de la France. Ensuite de Gaulle l’avait fait nommer ministre et lui avait donc mis le pied à l’étrier. Pourtant, VGE est bien le président qui a fait sortir la Vè République du gaullisme. Il a déclaré que la France était trop petite pour peser. Il était depuis 1966 membre du Comité d’Action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet et en a largement appliqué le programme. Or, depuis le 19 juin 1940, où Jean Monnet est intervenu auprès de Lord Halifax pour que de Gaulle n’ait plus accès à la BBC (et a eu gain de cause pendant trois jours), on ne pouvait choisir Monnet sans être contre de Gaulle. VGE a reproché, plus tard, à de Gaulle, de ne pas avoir saisi la chance de mettre en place dès les années 1960, une monnaie européenne. C’est absurde puisque de Gaulle voulait une monnaie française forte dans un retour international à l’étalon-or ! Mais cela prouve la cohérence de Giscard, artisan infatigable de l’euro. Dans « Le Pouvoir et la Vie », VGE a avoué qu’il n’aurait jamais appuyé sur le bouton nucléaire! Peut-on imaginer plus anti-gaulliste comme déclaration? On pourrait multiplier les exemples. Je ne crois donc pas que la solution pour la droite soit le retour à un giscardisme des origines pour s’éloigner du tropisme macronien. Elle est à la fois dans un ressourcement gaullien et dans un retour à cette part authentiquement de droite qu’un Giscard portait en lui mais qu’il a le plus souvent étouffée tant il vivait dans la nostalgie des Trente Glorieuses, s’était pris naïvement pour un Kennedy français et, surtout, n’a jamais voulu regarder en face les vraies raison de sa défaite de 1981: il avait, du point de vue de la politique étrangère, de l’économie, des réformes dites sociétales, de l’éducation, de l’immigration fait trop de concessions à la gauche et au mondialisme naissant des années 1960-1970. Le plus tragique dans le destin politique de Giscard c’est d’ailleurs sa seconde défaite devant le suffrage universel: le refus par le peuple français du Traité Constitutionnel Européen en 2005.