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Le trio infernal, religion, réseaux sociaux et conservatisme, a encore frappé.
Il est reproché à une jeune femme d’avoir partagé une sourate imaginaire sur Facebook. Benoît Delmas.
Emna Charki, 27 ans, va faire appel mais sa vie est partie pour n’être jamais plus comme avant. © FETHI BELAID / AFP
Ni Daech ni Al-Qaïda . Emna Charki, 27 ans, aura été condamnée en première instance par la paisible justice de son pays, la justice tunisienne, au motif qu’elle a partagé sur Facebook une sourate fictive consacrée au coronavirus. Elle n’a pas été la victime de djihadistes bas de plafond, mais du pouvoir judiciaire et républicain. Au cœur d’un été sous menace sanitaire, à la veille d’un Armageddon socio-économique, voici une étonnante affaire qui se situe à Tunis et ses environs. Une histoire où tout le monde sera perdant : la victime, l’image du pays, la société.
Le conservatisme est toujours là…
Le conservatisme aura primé dans la mésaventure qui a transformé la vie de cette jeune femme. Pouvait-elle s’imaginer qu’en cliquant sur le bouton « partager » d’une publication Facebook, d’un ami virtuel, elle se retrouverait condamnée à six mois de prison ferme et deux mille dinars d’amendes pour atteinte à la religion et incitation à la haine ? « La sourate imaginaire donnait des consignes sanitaires aux gens en ces termes : « Accrochez-vous à la science et laissez les traditions, n’allez pas acheter de semoule. » Une ironie bienveillante, pas de quoi heurter un bigot. Il arrive que, au détour du Net, on lise parfois des publications ayant pour but de brusquer la religion et ses dévots. Ce n’était pas le cas ici.
Le processus judiciaire ayant été enclenché, il a trottiné jusqu’au bout. Le parquet a convoqué la jeune femme comme s’il tenait un dangereux criminel, l’article VI de la Constitution a été invoqué. Il y est dit que « l’État est le gardien de la religion », l’article 1 indiquant au préalable que « la Tunisie est un État libre, l’islam est sa religion ». Si « l’État garantit la liberté de conscience », ses serviteurs peuvent utiliser l’ambiguïté d’un article pour sévir.
… également tapi dans la passivité d’une grande partie de la société
L’affaire n’a pas eu le retentissement local que l’on pourrait croire. Pas un mot du quotidien étatique. La Presse de Tunisie . On a peu entendu les politiques. À l’international, juillet aidant, le destin de cette jeune femme a interpellé. Elle est la principale victime du pouvoir judiciaire qui, en la pourchassant comme une dangereuse hérétique, en a fait une cible rêvée pour tous les professionnels de la haine qui sévissent sur les réseaux sociaux, ce zoo de la vindicte anonyme, ce qui fait beaucoup de monde.
Sans cela, cet innocent partage FB serait passé inaperçu. Les défenseurs zélés de l’islam se sont réveillés dans la foulée du parquet pour la menacer, lui promettre « décapitation » et autres rieuses barbaries. Au quotidien, sa vie va devenir venimeuse. Elle a été contrainte de quitter l’appartement qu’elle louait avec sa mère (croyante, portant le voile), le propriétaire acceptant les loyers, mais pas « les mécréants ». Un bannissement locatif. Cette malheureuse histoire révèle le conservatisme d’une société.
L’illustration d’une triple défaite pour le pays
La dictature Ben Ali a toujours lié son image au progrès social. Des agences de com encaissaient de conséquents budgets pour vendre ce petit pays si tolérant grâce à son despote, rempart contre les barbus, leurs idées… En fait, le caudillo de Carthage était conservateur. Il connaissait sa caserne, pardon, son pays. La Tunisie n’est pas l’ Afghanistan, ne le sera jamais, mais elle n’aime pas être brusquée. L’image que l’on donne est plus importante que la religion. Et la jeune Emna Charki – avec ses épaules nues et sa cigarette louée par certains médias étrangers – en fait les frais. On ne badine pas avec les traditions !
En 2015, lorsque le président Béji Caïd Essebsi a voulu édicter l’égalité homme-femme devant l’héritage, il le faisait pour des raisons politiques. Il savait pertinemment qu’un texte pareil ne pourrait obtenir une majorité à l’Assemblée. Texte qui n’a même pas été présenté aux députés. Cette histoire coûtera quelques manchettes à l’image du pays. Cela confortera les sots dans leurs certitudes que « les Arabes, c’est tout pareil, de Kaboul à Tunis ».
Une triple défaite. Pour la justice, qui a décidé de sévir sur un terrain mouvant. Pour la société, qui s’avère incapable de faire rempart autour de la victime. Pour le pays, à qui quelques procureurs offrent une inutile image de dictature religieuse en mettant sur le bûcher une jeune femme qui blaguait innocemment. Et pour Emna Charki qui devra désormais vivre sous la menace des autoproclamés « défenseurs du Prophète ». Dommage.
Liberté de la presse : ce que l’exemple tunisien nous dit : À la veille des sept ans de la révolution, les journalistes tunisiens combattent toujours sans relâche pour la liberté d’informer. Les débats des premières Assises du journalisme ont montré que ce n’est pas toujours simple. Mérième Alaoui
Le premier ministre tunisien Youssef Chahed lors de l’allocution inaugurale des Assises du journalisme de Tunis en novembre 2018.
Voilà de quoi poser un regard particulier à l’organisation à Tunis des premières Assises du journalisme. Tenues du 14 au 17 novembre dernier, elles ont vu la participation de près de 500 journalistes venus de 30 pays différents. Dans sa dernière chronique publiée au Washington Post , Jamal Khashoggi citait la Tunisie comme le seul pays arabe où la liberté d’expression était réellement respectée. Fer de lance des révolutions arabes en 2011, le pays a sonné comme une évidence pour Jérôme Bouvier, président de l’association Journalisme et citoyenneté, organisatrice des Assises du journalisme de Tours. « Après plusieurs demandes de confrères africains pour nous rejoindre aux Assises, nous avons estimé qu’il serait intéressant de les organiser cette fois de l’autre côté de la Méditerranée. Le choix de la Tunisie était évident. Un pays phare qui mène un combat difficile pour la démocratie, la liberté d’expression et de la presse. »
Journalisme utile
L’imposante Cité de la culture, sur l’avenue Mohammed-V, dans le cœur de Tunis, a rassemblé des professionnels de l’information originaires de pays différents, de l’Afrique à l’Irak , en passant par le Liban , mais aussi beaucoup de Tunisiens intéressés au premier chef par la question. Des reporters en herbe, étudiants à Tunis ou venus de France , s’essaient aux interviews avec un smartphone, puis slaloment entre patrons de presse, universitaires et autres visiteurs. Dans ces lieux flambant neufs, symbole du renouveau post-révolution, des journalistes de plusieurs générations réfléchissent à la notion de « journalisme utile » et plaident pour le « droit à l’information comme bien public ». Une question plus que concrète pour des journalistes venus du Yémen pour qui informer en temps de guerre est qualifié de « véritable jihad ».
Ton direct et décomplexé
Dans les salles de débat, lors des ateliers ou des formations, le ton des discussions est ostensiblement direct. Sous les yeux ébahis de leurs confrères égyptiens, libyens ou yéménites, les Tunisiens, qui s’apprêtent à fêter les sept ans de la révolution, ne mâchent pas leurs mots et ne veulent rien lâcher. L’issue est trop belle. Sans ambages, sans rougir, les blocages et autres difficultés sont étalés, discutés, débattus avec vigueur. Au grand jour. Un combat de chaque instant salué par Christophe Deloire.
Sur la scène du théâtre Le 4ème Art, pour la soirée inaugurale organisée par Reporters sans frontières, le secrétaire général se félicite que la Tunisie figure parmi « les 12 premiers signataires de la Déclaration sur l’information et la démocratie » signée par le président Beji Caid Essebsi au Forum pour la paix à Paris, au lendemain du centenaire de l’armistice.
Lucidité face à la réalité du terrain
Faisant de la Tunisie et du Sénégal les deux seuls pays représentant l’Afrique. « Cette déclaration tombe bien, mais il faut balayer devant chez soi. Pour être candidat à donner la règle, il faut que nous nous appliquions cette même règle ! » lance fermement Souhayr Belhassen, première femme arabe présidente de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), forcée à l’exil sous l’ère Ben Ali. Ainsi, la liberté d’expression post-révolution ne suffit pas à informer. Encore faudrait-il avoir conscience de ce précieux pouvoir pour servir des enquêtes vérifiées et étayées aux citoyens. Mahdi Jelassi du Syndicat national des journalistes tunisiens constate que, s’il n’y a plus de « censure », les journalistes dont la plupart ont connu l’ancien régime sont victimes de « pressions » de la part « d’hommes d’affaires et d’hommes politiques » qui conduisent à de « l’autocensure » de ses confrères. Jeune journaliste d’opposition avant la révolution, il a vu débarquer de nombreux jeunes confrères après 2011. Pour les former, son syndicat organise régulièrement des ateliers. Être journaliste, cela ne s’improvise pas, obtenir des avis contradictoires, aller au bout, sans relâche jusqu’à l’obtention de la vérité, au risque que celle-ci ne plaise pas. Pourvu que l’information soit garantie, certifiée.
Assises du journalisme, de gauche à droite : Jérôme Bouvier, président de l’association Journalisme et citoyenneté, et Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur de France à Tunis. © FETHI BELAID / AFP
Se libérer des vieux réflexes d’autocensure
Sept années ne sont rien dans l’histoire d’une démocratie, mais, à Tunis, les plus fervents défenseurs des libertés trépignent, serrent les poings et ne ratent aucune cible. Haythem El Mekki, chroniqueur chez Mosaïque FM, y va tout de go. C’est sa lecture satirique de la presse et son regard décalé que son demi-million d’abonnés sur Twitter suit. Devenu journaliste avec la révolution, le cyberactiviste sous Ben Ali déplore les vieilles pratiques encore présentes. « On a beau répéter que la liberté d’expression n’est pas un privilège des journalistes, mais un droit des citoyens, peu d’entre nous s’en préoccupent. Ce qui m’a plu dans l’appel de RSF, c’est qu’on revient à cette notion du droit à l’information fiable. En Tunisie, c’est ce droit qui est le plus bafoué. Les intox, qu’on appelle désormais fake news, créent des pièges à clics. On laisse les algorithmes des médias sociaux faire le reste. » Et on relaie, sans vérification de base.
Autre génération, même constat amer. « La majorité des journalistes n’ont pas su se dégager des vieux réflexes. On ouvre le journal et on trouve toujours des infos officielles. Le traitement des sujets n’a pas changé, l’opinion du peuple n’est pas là. Avant, nous n’étions pas habitués à écouter les gens, leurs soucis, leurs points de vue. Or, ça continue jusqu’à maintenant », appuie Maher Abderrhamane, journaliste passé par la MBC à Londres, où il reconnaît y avoir appris à simplement donner la parole aux gens. Toujours aussi intransigeante, Souhayr Belhassen déplore « une impunité dans tous les organes de presse, surtout dans la télé. Les organes de régulation n’existent pas. »
Même libéré de Ben Ali et de son clan, le pouvoir politique semble avoir repris certaines vielles pratiques. « Ce pays continue de me choquer. J’apprends que le directeur de cabinet du palais présidentiel appelle un responsable de la télévision publique pour lui reprocher de mettre les informations qui concernent la présidence en deuxième ou troisième position. Il faudrait les mettre en premier, car le président veut les voir avant de se coucher… » s’étrangle le chroniqueur.
Maintenir un cordon de sécurité pour garder la liberté
Maintenir la distance et le cordon de sécurité entre politique et presse est un travail de chaque instant. Partout dans le monde. Mais, en Tunisie, elle doit enfin être instituée, en particulier par les jeunes générations. Hamida El Bour, directrice de l’Ipsi, principal centre de formation des journalistes tunisiens, est consciente de sa lourde tâche. « Après l’euphorie de la liberté, il faut enfin passer à l’acte. Mettre en pratique ces différents principes qui consacrent les citoyens au droit à l’information. Nous comprenons les critiques, c’est à nous d’être à la hauteur des attentes. Mais la liberté d’être informé, c’est un maillon de toute une chaîne. Il faut un contexte politique favorable. Avec le conseil de presse qui va être créé, il y aura beaucoup de travail. » Un conseil attendu et déjà annoncé de longue date et qui tarde à se mettre concrètement en place… C’est bien de temps que la Tunisie a besoin. Un temps long pour un résultat dont les journalistes en exercice auront peut-être le privilège de voir se concrétiser. Pour que les plus jeunes puissent en jouir le plus naturellement du monde. Ils se rappelleront que c’est à Tunis qu’un « appel solennel aux dirigeants politiques, aux responsables économiques, aux représentants des syndicats, des associations, et à la société civile pour que la liberté d’expression et la liberté de la presse soient défendues dans leurs pays comme un bien fragile et précieux » a été lancé pour clore ces Assises.
De nouvelles petites graines tunisiennes semées patiemment. Ce premier rendez-vous à Tunis aura donné naissance à de premiers beaux fruits. Un réseau de journalistes d’investigation et de hackers des deux côtés de la rive de la Méditerranée ou encore Globe Reporter Tunis pour l’éducation à la formation… Autant de « bouteilles à la mer » lancées avec un premier bilan d’étape à Tours en mars 2019, puis pour les prochaines Assises de Tunis, désormais biennales, en 2020.
Avec cinq millions de comptes Facebook, le rôle du réseau social est crucial en Tunisie. Entre intox, post rageurs et contre-pouvoirs. Démonstration.
De jeunes étudiants tunisiens dans un centre internet à Tunis. Après la révolution, la toile est devenue un espace privilégié de rencontres et d’échanges. © FETHI BELAID / AFP/ FETHI BELAID
C’est le sixième anniversaire du début de la révolution. La première mesure de la mélopée démocratique. Dans les rues, ni drapeaux ni flonflons. Ni discours officiels ni manifestations de fierté. L’espace public vaquait à son quotidien. Sur les rues de Facebook, il en était autrement.
On vitupérait, on se lamentait, on accusait, on se félicitait également de pouvoir écrire en toute liberté. Sous la dictature, Facebook et les autres lieux de discussions sans filtre étaient cadenassés par le fameux Amar 404, le nom de code de la police du Net. En cliquant sur un lien, Amar 404 vous indiquait que la page recherchée était indisponible. Le 14 janvier 2011 a remisé Amar 404. Le 13 janvier, Ben Ali s’adressait en prime time à son bon peuple afin de sauver sa peau de despote. Et annonçait la libération d’Internet. Ce qui fut effectif trente minutes après comme si quelqu’un avait appuyé sur un gros bouton rouge. L’effet boomerang fut immédiat : les Tunisiens partagèrent en masse les vidéos des exactions policières. Le lendemain, Ben Ali prenait l’avion, direction l’Arabie Saoudite, la maison de retraite des dictateurs arabes. Facebook apparaissait comme un outil de lutte. Un rôle hors de proportion pour ce qui est un réseau social. Un ring où s’affrontent les opinions les plus tranchées sans que le sang ne coule.
Le Mossad enflamme le Web tunisien
En Afrique du Nord, il est de bon ton de deviner un agent du Mossad caché derrière chaque palmier. Folklore, fantasmes… L’assassinat de l’ingénieur Zouari à Sfax, jeudi 15 décembre, a relancé la machine infernale. Un commando a tiré vingt balles contre Mohamed Zouari. Un mode opératoire qui pose questions. Il a suffi qu’un communiqué de la branche militaire du Hamas accuse Israël d’être l’auteur du forfait pour que Facebook version TN s’embrase. De nombreux utilisateurs se sont mués en maîtres-espions. Alors que l’enquête ne fait que démarrer, l’affaire a été tranchée par le tribunal social. Ce sera le Mossad. La vieille blague « le temps est Mossad » réapparaît. Pourtant personne ne connaissait Mohamed Zouari avant son exécution. Depuis, on apprend qu’il était un spécialiste des drones, un ancien islamiste, un militant de la cause palestinienne. Les autorités ne communiquent pas, pour cause l’enquête est en cours. Un silence qui nourrit la rumeur. Et contamine la presse qui s’appuie parfois sur Facebook pour consolider ses articles. La « main sioniste » a été identifiée par une partie de Facebook. Deux Tunisie s’opposent. Une, réelle, l’autre, fantasmée.
Un relais pour les lanceurs d’alertes
Si Facebook ressemble à une arène, une version 2.0 du café du commerce, son canal peut être intelligemment utilisé. Ainsi de Winou Etrottoir qui lutte contre la privatisation des trottoirs par les commerces via un puissant groupe fort de 74 000 membres. Un certain nombre de constructions anarchiques ont été démolies grâce à cette initiative lancée par une poignée de Tunisiens excédés par la passivité de l’État. En utilisant Facebook, ils ont contraint ministres et gouverneurs à sortir de leur torpeur. Idem pour cette fillette de douze ans, fiancée à un adolescent de quinze ans, dans le sud du pays. Le représentant de l’État ayant été défaillant, l’affaire est sortie sur Facebook. Plusieurs avaient remarqué les photos de cette enfant maquillée et grimée en femme pour cette « cérémonie ». Les partages en nombre ont fait le reste.
Et l’État s’est remis à fonctionner pour que cette fillette soit encadrée par un psychologue et un délégué à l’enfance. Facebook peut avoir des allures de manuel de la contestation. Utilisé à bon escient, sans volonté de manipuler ou de propager des intox, la créature de Mark Zuckerberg peut donner d’excellents résultats. Mais cela ne reste qu’un outil, certainement pas un média. Sa popularité en Tunisie s’explique par son rôle durant la révolution et la faiblesse des médias d’information. Like ?