Fig.2. Palimpseste sinaïtique albanien N Sina 13
UN ROYAUME ARRACHÉ À L’OUBLI
L’étude patiente et minutieuses des manuscrits se prolongea jusqu’en 2000. La conclusion des philologues et mythologues du Caucase fut sans ambiguïté. En livrant le vocabulaire religieux du troisième état chrétien de Transcaucasie, le lectionnaire albanien du Sinaï apporte des éclairages inédits sur les conditions de sa christianisation qui, de l’aveu de l’historiographie arménienne médiévale, il est attesté que de nombreuses églises albaniennes furent érigées en Terre Sainte. De leurs côtés, d’autres sources écrites témoignent de la fraternité entretenue entre Géorgiens et Albaniens au cours du Xe s. et qui se manifestait indistinctement à Jérusalem et sur le Sinaï. Un témoignage exprimé, des siècles plus tard, à travers les manuscrits du monastère du Mont Sinaï ; rares rescapés de l’abondante littérature albanienne et qui lève le voile sur les relations étroites qu’entretenait l’Église albanienne du Caucase avec ses sœurs du Moyen-Orient[3] .
En se reposant sur ces différentes découvertes, on se rend alors compte que les sources écrites médiévales qui prétendaient que les premières églises de l’Albanie caucasienne remontent au Ier s. disaient donc vrai. À ce propos, le témoignage écrit de Moïse de Kalankatuk (VIIe s.) est on ne peut plus précieux. « À Jérusalem, Élisée fut ordonné par Saint Jacques, frère de Jésus, qui fut le premier patriarche de Jérusalem. Élisée reçut l’Orient en apanage… Il arriva à Guis (nord de l’Azerbaïdjan), fonda une église et offrit un sacrifice. Ce lieu est la source primaire de nos églises, la source des anciennes capitales et le début d’un lieu de rayonnement. »[4] . Cependant, ce n’est qu’au milieu du IVe s., que les rois albanais adoptèrent officiellement le christianisme et commencent à frapper une monnaie locale à Gabala, la première capitale de l’Albanie caucasienne[5] .
Ces différents éléments qui confirment l’existence formelle de l’Église albanaise du Caucase, ne manquent pas de poser une délicate question : quelles sont les raisons qui ont provoqué l’extinction de cette Église jadis florissante, et ce jusqu’à son alphabet ?
Et il y a de quoi être dérouté vu que l’on trouve des témoignages sur la langue albanienne et sur son écriture chez Strabon, Hippolyte le Romain, Moïse de Kalankatuk, Korioun, Sebeos, Moïse de Khoréne, Zacharie le Rhéteur, Hethoum, en plus de plusieurs chroniqueurs arabes. Grâce à eux, on sait que l’écriture albanienne s’est formée sur la base du parler gargaréen, riche en gutturales et composé de 52 phonèmes dont de nombreuses sifflantes et chuintantes. Comme dans le cas de l’Arménie et de la Géorgie, l’apparition de la langue albanaise et d’une littérature dans cette langue est liée à la christianisation du pays. Face à la politique d’assimilation menée par les Sassanides, leur volonté d’imposer le mazdéisme ainsi que l’action de l’église syrienne, il fallait absolument opposer dans le pays une église chrétienne de langue locale, et une littérature qui pouvaient préserver l’indépendance cultuelle et culturelle des Albaniens. La Bible et d’autres textes religieux furent donc traduits en même temps que s’instituait une tradition de littérature historique. Du côté des chroniques, on peut citer l’Histoire des Albaniens de Moïse de Kalankatuk, la Chronique albanienne et le Code de Mekhitar Goch, ainsi que l’Histoire de Kirakos Gandzaketzi. La question reste finalement entière.
L’ALBANIE DU CAUCASE : UN HAUT LIEU DU CHRISTIANISME PRIMITIF
Fig.3. Eglise albanienne de Kirsh
Selon la spécialiste de l’histoire de cette région, Klaudia Trever, l’Albanie du Caucase abritait en ses temps reculés, en plus du christianisme adopté par la cour et la noblesse, le zoroastrisme introduit par les Sassanides, ainsi que diverses sectes païennes historiques[6] . Une période marquée par de nombreuses luttes d’ordre idéologiques. D’une part, contre le zoroastrisme de l’empire sassanide. De l’autre, contre la politique d’assimilation de l’Église arménienne qui s’obstinait à soumettre l’Église albanienne. L’arrivée de l’islam dans la région, vers la seconde moitié du VIIe s., permettra à l’Église albanaise, par inadvertance, en mettant fin à l’hégémonie sassanide et en jugulant les velléités arméniennes et géorgiennes, de reprendre son essor. L’arrivée au pouvoir des califes abbassides, permit, en 789, à leur gouverneur de la province caucasienne de transférer sa résidence à Barda, au cœur de l’actuel Azerbaïdjan. Cette nouvelle proximité accorda un avantage certain à l’Église albanaise. Une donne politique qui incita l’historien arménien, Łewond, vers 779, à reconnaître dans l’expansion de l’islam un processus mondial irréversible : le strict respect de la liberté des cultes.
Le traitement des différentes religions locales sur la même base d’égalité, permit à l’Église albanaise de se pérenniser et de prospérer. Au XIIe s. cette dernière connaît un véritable essor au niveau de l’architecture cultuelle. En cette période, de nouvelles églises sont construites, les plus anciennes sont restaurées et de nouveaux modèles architecturaux voient alors le jour. À titre d’exemple, il est possible de citer le monastère de Khatiravang, érigé en 1204 et situé dans le district de Kelbadjar (Azerbaïdjan). Le monastère Khudavang, enregistré auprès de l’Unesco comme monument d’importance mondiale. Un haut lieu, situé dans le district de Kalbajar (Azerbaidjan) et qui se développa, au cours de plusieurs siècles sur les bases de la cathédrale Arzu Khatun, du nom de l’épouse du prince Vakhtang de la Croix supérieur, édifiée en 1214
Fig. 4. Monastère de Khudavang perché, au cœur de la forêt du Haut-Karabakh, à 1100 mètres d’altitude.
Et enfin, le monastère de Gandzasar situé dans le district de Terter (Azerbaïdjan). Fondé en 1216, on peut lire sur l’une de ses épigraphies « construit sur l’insistance du patriarche albanien pour les Albaniens ». Un monastère qui fut le centre spirituel de la principauté albanienne indépendante, la résidence des derniers Albaniens d’obédience catholique jusqu’en 1836, date de son abolition [7] .
Fig. 5. Monastère de Gandzasar au Haut-Karabagh, siège du catholicossat d’Albanie du Caucase de 1400 à 1836.
UNE FIN TRAGIQUE
Eglise albanaise libérée du Karabakh. Photo © Maya Baghirova
Au XIXe s., tout en pratiquant une politique de russification, l’Empire des tsars n’a hélas pas manqué, dans les périodes de crise d’attiser les tensions interethniques, incitant les uns à massacrer les autres, sous prétexte de rétablir l’ordre. Dans cette veine, en 1836, le gouvernement tsariste décida d’abolir l’Église autocéphale d’Albanie et de la subordonner à l’Église grégorienne arménienne. Un peu plus tard, au début du XXe s., l’Église grégorienne arménienne, avec l’autorisation du Saint-Synode russe, s’appliqua à détruire les traces des archives de l’Église albanaise caucasienne, ainsi que ceux de la bibliothèque des patriarches d’Albanie à Gandjasar qui contenaient les documents historiques les plus précieux, ainsi que les originaux de la littérature albanienne. L’Église albanaise ayant souvent manifesté à l’égard des Églises arménienne et géorgienne, un désir d’autonomie, voire même d’autocéphalie, paya alors le prix fort[8] .
L’installation, plus tard, par la Russie tsariste des Arméniens en provenance des Empires Ottomane et Perse, dans les territoires des khanats du Karabakh, d’Erivan et du Nakhitchevan, accéléra ce processus. À peine installée sur ces territoires fraîchement conquis, l’Église arménienne s’empressa de mettre sur pied un vaste processus d’arménisation du patrimoine culturel et cultuel de cette ancienne Albanie du Caucase.
Néanmoins, tenter d’ensevelir autant que faire se peut la vérité, n’empêchera personne, un jour ou un autre, de l’exhumer. Au cours d’une expédition archéologique au Karabakh entamée entre 1918 et 1919, le président (1943-1947) de l’Académie des sciences de l’Arménie soviétique Joseph Orbeli, étudia et décrit plus de 1000 épigraphies gravées sur les dalles murales des églises et monastères du Karabakh, en particulier celui de Gandzasar. Sur la base des résultats de ses recherches publiés dans son livre « Inscriptions de Gandzasar et Havotsptuk », l’archéologue arménien conclut que ce patrimoine architectural cultuel ancestral est celui de l’Église albanaise caucasienne. Rien de surprenant dans le fond, vu que d’autres cas similaires existent. Les sites ourartiens de la République d’Arménie, qui datent du Ier millénaire avant notre ère, font la fierté de tous les Arméniens alors qu’ils n’ont aucun lien direct avec les origines de leur nation.
L’Église albanaise caucasienne est une composante intrinsèque du patrimoine mondial en général et Chrétien en particulier. Protégeons-le, à commencer par le faire mieux connaître.
[1] Ilia Abuladze, Au sujet de la découverte de l’alphabet des Albanais caucasiens, Bulletin de l’institut de la culture de langue, d’histoire et de matériel (ENIMK), vol.. 4. ch. I, Tbilisi, 1938.
[2] H. Kurdian, The Newly Discovered Alphabet of the Caucasian Albanians, Journal of the Royal Asiatic Society, Volume 88, Issue 1-2 , April 1956 , pp. 81-83. Charles Renoux, Le lectionnaire albanien des manuscrits géorgiens palimpsestes N Sin 13 et N Sin 55 (Xe-XIe siècle). Essai d’interprétation liturgique, Brepols, 2012.
[3] F. Delpech, Garcia Quintela, Une chrétienté retrouvée : les Albaniens du Caucase, in : Aprés Dumézil, Archéologie 22, Budapest, pp. 329-338. V. Koutnetzov, I. Lebedinsky, Les Chrétiens disparus du Caucase, Histoire et archéologie du christianisme au Caucase du Nord et en Crimée, Éditions errance, Paris, 1999.
[4] Farida Mamedova, Le problème de l’ethnos albano-caucasien, (traduit depuis le russe par Valérie Le Galcher-Baron), Cahiers du Monde Russe, 1990, pp. 385-395.
[5] Farda Asadov, L’Albanie du Caucase, pp. 112-13, In : La Montagne des peuples et des langues, Demopolis, 2019.
[6] K. Trever, Essais sur l’histoire et la culture de l’Albanie du Caucase. IVe siècle avant J.-C.- VIIe siècle après J.-C., 1959.
[7] L. Khroushkova, Les monuments chrétiens de la côte orientale de la Mer Noire. Abkhazie (IVe-XIVe siécles), Bibliothèque de l’Antiquité Tardive, 2006.
[8] Jean-Pierre Mahé, Quelle protection pour le patrimoine culturel du Sud-Caucase ?, In : La protection du patrimoine culturel du sud Caucase, colloque international organisé, le 15 avril 2021 (en ligne) à l’initiative de l’Institut national du patrimoine (France).