Vues:
453
“Un tableau d’ensemble des 40 dernières années” :
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire
Marcel Gauchet est philosophe et historien des idées. Pendant quarante ans, il a été rédacteur en chef de la revue “Le Débat”, qui s’arrête. Il revient avec nous sur le dernier numéro de la publication, qui porte sur les grands changements historiques de ces dernières décennies.
Après 40 ans de publication, la revue Le Débat dirigée par l’historien Pierre Nora et l’historien Marcel Gauchet publie son 210e et dernier numéro. D’après l’historien, le numérique rend obsolète cette “forme ultime d’une tradition profondément enracinée dans la culture française depuis deux siècles”. Mais les deux intellectuels, lucides sur leur époque, ne se lamentent pas. Ils analysent. Ce dernier numéro tire le bilan des quatre dernières décennies, riches en changement. La revue en compte six : “changement de monde”, “changement d’économie”, “changement de politique”, “changement de société”, “changement de société” et enfin “changement des mentalités”. De nombreux intellectuels comme Jacques Julliard, Michel Winock, Nathalie Heinich, Jean-Noël Jeanneney, Michel Crépu, ou encore Hélène Carrère d’Encausse nous aident à décrypter ces changements tout au long des 286 pages du numéro. Rédacteur en chef de la revue, Marcel Gauchet a répondu à nos questions.
Marianne : Selon vous, en quarante ans, nous avons changé de monde : néolibéralisme, mondialisation, individualisme, communautarisme/identitarisme, numérique. Qu’est-ce ces mutations ont changé ?
Marcel Gauchet : Nous avons voulu terminer sur un tableau d’ensemble des transformations intervenues depuis quarante ans pour montrer une dernière fois la nécessité de comprendre ce changement en profondeur, ce que nous n’avons cessé d’essayer de faire. En un sens, tout cela est bien connu, depuis l’inflexion idéologique qu’a représenté l’adoption de politiques néolibérales dans les années 1980 jusqu’à l’espèce de troisième révolution industrielle qui se joue avec le numérique.
Mais ce qui manque généralement et qui était la justification de notre existence, c’est l’intelligence de la nature et des conséquences de ces nouveautés. Que signifie véritablement la mondialisation ? Qu’implique-t-elle au juste ? D’où sort le fondamentalisme religieux ? L’individualisme n’est-il qu’un travers psychologique qui aurait simplement pris les proportions d’une épidémie de masse ? La post-vérité qui fleurit sur les réseaux sociaux n’est-elle que le fruit d’une facilité technique ? Je pourrais multiplier les exemples. Sur chacun de ces sujets, on voit bien le décalage entre les constats que chacun peut faire et les réponses sur le fond. Nous vivons dans un monde qui nous échappe.
La crise initiée par le coronavirus est-elle la conséquence de ces changements ou signale-t-elle encore un nouveau changement de monde ?
La crise sanitaire a des liens évidents avec la mondialisation. Elle est un épisode de plus de ce que Leroy-Ladurie avait appelé jadis “l’unification microbienne du monde”. Elle n’aurait pas pris cette forme sans l’omniprésence économique acquise par la Chine. Elle a été par ailleurs un révélateur des changements de mentalité qui ont donné tout d’un coup la priorité à la protection de la santé des populations par rapport aux impératifs du calcul économique qui paraissait tout-puissant.
Pour autant, l’épidémie n’est pas la conséquence du changement de monde. Elle est un phénomène naturel récurrent qui a pris un caractère inédit en raison du changement de monde, ce qui est très différent. Et elle n’annonce pas un autre changement de monde à mon sens. Elle va avoir des conséquences, bien sûr, mais elle ne va pas changer les paramètres fondamentaux.
Nous sommes dans un approfondissement de la modernité comme sortie de la religion et aucunement dans une post-modernité
Quel est l’origine de ces changements ? Mai 68 ? L’avènement du néolibéralisme sous l’influence de Reagan et Thatcher ? L’effondrement du bloc soviétique ?
Tous les évènements que vous citez sont les manifestations de surface de transformations bien plus profondes dont tout notre problème d’aujourd’hui est de comprendre la nature. Mai 68 marque l’irruption d’une individualisation qui allait complètement changer la substance des rapports sociaux, et ce n’est pas fini. Cette individualisation a d’ailleurs beaucoup à voir avec l’arrivée au pouvoir de Reagan et de Thatcher. Ils n’ont rien inventé. Ils n’ont fait que traduire en politique une réévaluation du rôle de l’Etat dans l’économie qui est devenue une évidence universelle.
Qui croit encore aujourd’hui que les entreprises nationalisées sont plus efficaces et plus rationnelles que les entreprises privées ? C’est la raison de l’écroulement idéologique de la gauche. Son vrai fond de commerce était l’idée que la gestion publique de l’économie serait à la fois plus performante et plus juste que les lois du marché. En perdant cette perspective, elle a perdu l’essentiel de ce qui mobilisait dans son programme. Cela nous mène droit à l’implosion sans drame du système soviétique. Il s’est désagrégé tout seul parce que personne n’y croyait plus de l’intérieur, à commencer par les gens qui le dirigeaient et qui en profitaient. C’est cet enchaînement qu’il s’agit de comprendre si nous voulons reprendre la main au lieu de subir en braillant dans le vide.
Vous travaillez depuis longtemps sur la modernité, définie comme “la sortie de la religion”. Ces évolutions sont-elles la conséquence de la modernité ou sommes nous entrés dans une “post-modernité” ?
Ma thèse fondamentale est précisément que ces évolutions ne sont intelligibles qu’à la lumière de ce phénomène historiquement capital qu’est la sortie de la religion. La difficulté est que nous ne comprenons plus spontanément ce qu’a voulu dire “religion” dans l’histoire, même lorsque nous nous heurtons à ses survivances dans d’autres aires de civilisation sur le globe. C’est le secret de l’aveuglement géopolitique occidental actuel. Pour nous la religion, ce sont des croyances personnelles optionnelles, mais cette vision est le produit de la sortie de la religion.
Historiquement et pour une grande partie de la population du globe encore, la religion, c’est tout à fait autre chose, c’est une manière d’être complète des sociétés. Nous ne la comprenons plus et du même coup, nous ne nous comprenons plus. Car nous sommes dans la poursuite de la sortie de la religion, c’est-à-dire de cette manière d’être. Nous sommes dans un approfondissement de la modernité comme sortie de la religion et aucunement dans une post-modernité. Il faut revenir à ce parcours de plusieurs siècles pour saisir le sens des évolutions actuelles qui s’inscrivent en réalité dans leur prolongement.
La mondialisation, c’est une occidentalisation culturelle du monde, regardons les choses en face
Vous analysez la montée de l’individualisme et ses conséquences. Comment expliquer que ce modèle soit massivement rejeté hors du monde occidental, de la Russie à la Chine en passant par les “démocraties illibérales” ?
Attention, ce modèle est autant désiré qu’il est rejeté, et c’est bien cela le problème. Cette contradiction est typiquement la source des fondamentalismes religieux. Ce sont autant de tentatives pour s’approprier les fruits de la modernité, dont l’individualisme, tout en les dépassant par le retour à un ordre religieux. C’est évidemment une impossibilité, mais la tentative n’en fait que plus de dégâts. Indépendamment de ce cas extrême, il ne me semble pas très difficile d’expliquer par cette ambivalence les réactions autoritaires que suscite la pénétration des modèles occidentaux.
Car ils s’introduisent partout. La mondialisation, c’est une occidentalisation culturelle du monde, regardons les choses en face. Mais cette occidentalisation est extrêmement déstabilisante pour les sociétés qu’elle travaille et elle a beaucoup d’effets très indésirables. Il est inévitable qu’elle provoque des chocs en retour et des aspirations au retour d’une identité et d’une stabilité perdue. Mais les rejets que nous observons n’empêchent pas l’appropriation de continuer en profondeur.
Vous constatez en même temps une dépolitisation et une radicalisation du débat. Comment l’expliquer ?
Les deux phénomènes sont liés, en effet, même si ce lien est paradoxal. L’individualisation se traduit par une privatisation et un désintérêt pour la vie publique. Chacun se replie sur sa vie de couple, sa famille, ses intérêts propres, ses loisirs, son identité, ses liens choisis. Mais la vie publique n’en continue pas moins d’exister et de peser sur votre existence privée. Il n’est pas possible de s’en détacher complétement. Elle vous rattrape forcément, et tout individu privé que vous soyez, vous aurez à compter avec elle. Or la politique en démocratie, c’est par nature le lieu de la confrontation, de l’arbitrage et du compromis entre des intérêts contradictoires, des revendications multiples et des priorités diverses.
C’est cette règle du jeu que les individus privés ne comprennent plus et refusent. Ma revendication est évidemment prioritaire, mon identité ne se discute pas, mes droits doivent prévaloir en totalité et tout de suite. On entend cela tous les jours dans tous les domaines. C’est là qu’est la source de la radicalité. Plus les acteurs se pensent et se vivent privés, moins ils sont prêts à transiger sur ce qui fait leur être même. A quoi il faut ajouter que l’indifférence de la majorité laisse le champ libre aux minorités pour lesquelles la radicalité est le moyen de se faire entendre.
Ce double phénomène menace-t-il la démocratie libérale ?
Ils ne la menacent pas au sens où ils tendraient à lui substituer un autre régime et d’autres principes politiques. Ils la menacent d’une inefficacité et d’une perte de confiance croissantes. Les citoyens oscillent entre le découragement et la tentation de s’en remettre à des solutions autoritaires que l’état de la société rend de toute façon impraticables. Cela nous promet un mélange d’atonie, de médiocrité et d’instabilité qui n’a rien de réjouissant. Nous ne sommes plus à l’âge des idéologies totalitaires. Personne n’a autre chose à mettre à la place de la démocratie libérale, mais nous ne savons pas la faire vivre.
Si vous mettez ces éléments bout à bout, vous arrivez vite à l’idée qu’il faut chercher des formules plus en phase avec la situation nouvelle
A la lecture de votre numéro, il semble que le monde est plus complexe aujourd’hui qu’il y a 40 ans…
Il est en effet plus complexe au sens très précis de ce mot. Il demande de prendre en compte beaucoup plus de forces et de facteurs dans l’analyse. Le mode d’il y a quarante ans s’organisait autour de la confrontation de deux blocs idéologiques et stratégiques. L’arrivée d’un troisième monde, le “tiers-monde”, précisément, avait déjà compliqué la donne. Mais depuis, c’est une explosion de paramètres qui sont venus enrichir le tableau.
Nous sommes passés dans un monde polycentrique où il n’y a que des situations multifactorielles, sans qu’un seul critère simplificateur s’impose. C’est ce qui fait qu’à l’heure de la mondialisation, le monde devient de plus en plus opaque. L’intelligence collective est très en retard sur la réalité, de ce point de vue et c’est ce qui devrait appeler un énorme effort intellectuel de la part de nos sociétés. Il n’est pas au rendez-vous et cela contribue puissamment au sentiment dépressif qui s’y répand qu’elles ne sont plus maîtresses de leur destin.
En quoi ces changements ont-ils conduit à l’arrêt de votre revue ?
C’est notre décision qui a conduit à l’arrêt de la revue. Nous n’y avons pas été contraints, nous avons choisi de nous arrêter. Nous aurions pu continuer, mais cela n’avait plus grand sens à nos yeux. Justement parce que nous avons essayé d’être des observateurs attentifs de la marche du monde, nous sommes arrivés à la conclusion que la formule de la revue généraliste telle que nous la pratiquions n’était plus l’instrument approprié. Il fallait trouver autre chose. Passons sur le fait que l’appétit pour le travail de réflexion ne grandit pas, c’est le moins que l’on puisse dire.
Après tout, on peut s’accommoder d’une situation très minoritaire dès lors qu’elle vous permet de vivre. Encore faut-il alimenter ce travail. Et la difficulté à cet égard grandit. La logique de la spécialisation fait que la production savante s’adresse de plus en plus à d’autres spécialistes sans avoir d’intérêt pour le public cultivé. Notre idée était de faire le passage entre ce qui se fait de mieux dans la production universitaire en matière d’idées dans tous les domaines et un public exigeant, mais non spécialisé. Cette ambition est de plus en plus difficile à tenir. En fin, le public lui-même a changé et le numérique a renforcé ce changement.
La visée d’une revue comme Le Débat, c’était la cohérence dans la diversité des centres d’intérêt. Le numérique tend à ôter son sens à cette recherche de cohérence. Il valorise naturellement l’article individuel aux dépens de l’ensemble où il s’insère. Il démembre la revue, autrement dit, et cela correspond aux attentes du public dont les curiosités vont à tel ou tel point de vue très particulier. Si vous mettez ces éléments bout à bout, vous arrivez vite à l’idée qu’il faut chercher des formules plus en phase avec la situation nouvelle. C’est ce que nous comptons faire.