1La société française laïque est devenue une société pluriculturelle et plurireligieuse où coexistent divers modèles, ainsi qu’une variété de valeurs portées par différentes cultures et religions.
- 1 . Les titres de certaines publications ainsi que certaines expressions sont à cet égard significati (…)
2Face à l’émergence de nouvelles demandes religieuses, la laïcité se trouve questionnée et placée face à de nouveaux défis1. Au sein même de ce pluralisme religieux qui se complexifie, l’islam, deuxième religion de France, fait désormais partie du paysage religieux et culturel français. Certains voient dans cet état de fait une chance pour la laïcité alors que d’autres, au contraire, craignent que l’émergence de l’islam n’ébranle les fondements de la République, voire l’unité du pays. Ce pluralisme interroge le « vivre ensemble ».
- 2 . Jocelyne Césari, L’islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004 ; et L’islam en Eu (…)
- 3 . Sauf ceux qui, minoritaires, ont le sentiment de ne pas y trouver leur place et qui peuvent être (…)
3Or, à l’heure des nouvelles générations, il ne s’agit plus d’aborder la situation des populations musulmanes en France et en Europe de l’Ouest seulement du point de vue de l’immigration ou de la culture d’origine mais bien sous l’angle de l’influence réciproque, des transformations mutuelles. Les minorités musulmanes en Europe sont en train de jouer un rôle dans l’évolution des rapports entre islam et sociétés européennes. De même, le contexte de sécularisation des démocraties européennes est en train d’engendrer une manière de vivre l’islam différente de celle que l’on trouve dans les pays musulmans2. L’islam des nouvelles générations n’est plus exactement celui que l’immigration a apporté ; il est aussi le fruit d’un nouveau contexte (pluralisme culturel et religieux, sécularisation, condition de minorité, construction européenne). C’est un islam à penser en référence à la modernité. Les musulmans de France sont plus qu’en contact avec la modernité, ils en procèdent3. Si la France représente un contexte historique d’évolution pour la pratique de l’islam, la présence des populations musulmanes constitue aussi une chance pour la France au sens où elle devrait lui permettre d’élargir sa conception du pluralisme religieux.
- 4 . Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris, Le Seuil, 1990.
- 5 . Jean-Paul Willaime, Le retour du religieux dans la sphère publique. Vers une laïcité de reconnais (…)
4La France doit faire face à un nouveau contexte dont il faut prendre toute la mesure. Dans ce contexte, il est possible de repérer un processus d’influence réciproque qui travaille de plus en plus la société française et préfigure le visage de la société multiculturelle française de demain. Ce processus relève d’apprentissages, d’ajustements réciproques qui se vivent chaque jour entre les musulmans de France et la laïcité. En raison de la présence de citoyens français musulmans, la laïcité – valeur fondatrice et principe essentiel de la République française – est invitée à élargir sa conception du pluralisme. À cet égard, Jean Baubérot rappelle à juste titre que si le combat laïque d’hier a revendiqué les libertés, celui d’aujourd’hui revendique l’égalité des citoyens. Il proposait, dès 1990, dans son nouveau pacte laïque, une réévaluation des valeurs laïques4. Aujourd’hui, dans la continuité de ses analyses, Jean Baubérot parle de laïcité interculturelle et met en garde contre une laïcité qui deviendrait une religion civile. Quant au sociologue Jean Paul Willaime5, il invite à ajuster la laïcité à l’âge ultra-moderne et au cadre européen. Par ailleurs, toujours du point de vue des ajustements réciproques, les manières de vivre et de pratiquer l’islam pour nombre de jeunes Français sont à leur tour influencées par un contexte moderne, laïque et sécularisé.
5Cet article souhaite apporter quelques éléments d’analyse au dossier du fait musulman en France afin qu’il ne soit plus systématiquement interrogé en tant que « problème » mais qu’il puisse, désormais, être appréhendé de manière constructive, dans la perspective du devenir social.
6Afin de mesurer le contexte d’influence réciproque entre islam et laïcité, il importe de tenir compte de la singularité du modèle français de la laïcité.
- 6 . La Constitution depuis 1946 et la loi de séparation de 1905.
7La laïcité découle de l’histoire propre à la France et de son cadre institutionnel6. La laïcité « à la française » s’inscrit en effet dans une tradition d’émancipation et de séparation d’avec un catholicisme dominant. Cependant, si la séparation a répondu à la volonté d’enlever à l’Église son monopole de formation des consciences, il importe de ne pas confondre la laïcité avec cette phase historique anticléricale. Les principes fondamentaux que sous-tend la laïcité sont : le respect de la liberté de conscience, la séparation du politique et du religieux, la neutralité de l’État. La laïcité inscrit dans l’ordre du politique et de la société une liberté affirmée en 1789 : la liberté de conscience. L’État et la société doivent donner à chacun la possibilité d’exprimer et de pratiquer sa foi dans le cadre des lois de la République. Par sa neutralité, l’État représente l’intérêt général. Il ne reconnaît aucun culte mais doit en garantir l’égalité de traitement. Ainsi, la religion perd sa dimension politique mais conserve sa dimension sociale. Par ailleurs, l’idéal républicain comporte des idées fortes telle que celle de citoyenneté. Au nom du principe d’égalité de tous devant la loi, l’État ne reconnaît que des citoyens, si bien que la nation française s’oppose aux communautarismes et aux particularismes. Cependant, comme l’a rappelé la Commission Stasi en 2003, l’appartenance à une communauté peut être reconnue comme facteur d’intégration.
8La nation française est éminemment politique. Cette conception de la nation n’a ni contenu ethnique ni contenu religieux. Fondée sur l’idée de contrat social, elle découle avant tout du résultat d’un accord commun, d’une volonté de vivre ensemble. De sorte que la citoyenneté n’est pas liée à l’appartenance religieuse. Il s’agit d’une citoyenneté civique fondée sur l’égalité de droit de tous les individus quelle que soit leur appartenance religieuse.
9Dans l’idéal de ces principes, la laïcité offre donc un cadre juridique accueillant et la religion musulmane, comme toute autre religion, a toute liberté pour s’y développer, bénéficiant d’une égalité de droit.
10La présence de l’islam en France, et de manière plus générale de l’islam en Europe et en Occident, renvoie à une situation inédite dans l’histoire des peuples musulmans.
11Pour la première fois, un grand nombre de musulmans vivent dans un contexte de pluralisme religieux et politique. L’islam est vécu dans un contexte minoritaire au sein de sociétés sécularisées. Les musulmans de la première génération issue de l’immigration ont fait l’apprentissage du pluralisme, de la modernité politique comme naguère le catholicisme a pu le faire sans renoncer à ses propres valeurs. Ils ont découvert qu’ils pouvaient vivre leur religion sans le secours d’un État musulman. Le contexte français et européen ouvre ainsi des possibilités inédites d’évolution et pose des défis nouveaux : vivre l’islam dans un environnement non musulman, repenser la tradition selon les nouvelles réalités, être fidèle à sa tradition et respectueux des valeurs démocratiques…
- 7 . La théologie élaborée entre le viiie et le xiiesiècles (écoles juridiques existantes) se trouve (…)
- 8 . Abdou Filali-Ansari, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Paris, La Déco (…)
- 9 . Ces efforts de renouvellement existent aussi dans les pays musulmans malgré le développement de l (…)
- 10 . Tareq Oubrou, Profession Imâm, Paris, Albin Michel, 2009.
- 11 . C’est à l’invitation de l’UOIE (Union des organisations islamiques en Europe) qu’en 1997 à Londre (…)
12Ces conditions nouvelles n’ont jamais été prises en compte par la tradition juridique musulmane7, d’où l’émergence d’une nouvelle « conscience musulmane » portée par de « nouveaux penseurs » qui interprètent le Coran à la lumières des sciences humaines et en fonction des exigences modernes8. Le renouveau de la pensée islamique et de la théologie musulmane qui est en cours en Occident9 peut avoir à terme des répercussions positives sur une partie du monde musulman. La liberté de pensée favorise ce renouveau. Les musulmans bénéficient d’une liberté introuvable dans la plupart des pays musulmans, propice à la réflexion et à une évolution interne de l’islam. Citons par exemple la réflexion portée par Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux. Il explicite les principaux concepts juridiques musulmans et aborde la question de leur articulation avec la laïcité française en parlant de « shariade minorité »10. Le Conseil européen de la Fatwa11 est aussi une illustration de ce processus d’adaptation de l’islam au contexte européen qui se cherche ; même si l’utilisation de ce Conseil demeure limitée. Cette institution spécialisée dans les questions relatives à la présence des musulmans en Europe se donne pour mission d’apporter des réponses argumentées aux questions posées par les populations, d’assurer l’encadrement religieux (théologique et juridique) des communautés musulmanes vivant en Europe et de favoriser une intégration positive des musulmans à la société tout en préservant leur identité. En tant que proposition juridique élaborée par un jurisconsulte (savant musulman, mufti) pour répondre à une situation donnée, toute fatwa découle d’un effort d’interprétation (ijtihad) en vue d’adapter la loi coranique au contexte tout en respectant l’esprit et les fondements du Coran. Ainsi, des 1998, une fatwa a été édictée en faveur de la participation politique des musulmans européens au sein du système démocratique. Par ailleurs, le Conseil a reconnu le mariage civil comme religieusement légal. Ce sont là quelques exemples de fatwas qui montrent que le droit musulman autorise de multiples interprétations de manière à ce que les musulmans puissent vivre leur religion dans le cadre de sociétés démocratiques sans sortir du cadre de la jurisprudence islamique.
13Dans leur grande majorité, les citoyens français de confession musulmane entendent pratiquer la laïcité. En témoignent l’élaboration de la Convention laïque des droits pour l’égalité et la promotion des musulmans de France et la création d’un Conseil national des musulmans laïques. Ces instances entendent compléter le Conseil français du culte musulman (CFCM) par une réflexion laïque culturelle et non initialement religieuse dans un contexte républicain.
- 12 . Et le sociologue sait qu’en temps que de mutation, c’est à travers les épreuves et les soubresaut (…)
14Derrière les tensions, les débats, les confrontations que l’on rencontre notamment autour de la question du port du voile, il est possible de déceler des indices d’un processus d’influence culturelle réciproque12. L’exemple du positionnement d’un certain nombre de jeunes femmes françaises de confession musulmane nous en offre une illustration.
- 13 . Nancy Venel, Musulmans et citoyens, Paris, PUF, 2004.
15L’étude sociologique de Nancy Venel13 montre qu’il existe, chez les jeunes françaises musulmanes, diverses manières de combiner citoyenneté et appartenance à l’islam. L’auteur met à jour quatre modèles de rapport des jeunes musulmans à la religion et à la citoyenneté : les « pratiquants de la laïcité », détachés de la religion qui sont des laïques engagés ; les « accommodateurs », qui tentent de concilier leur double appartenance, française et musulmane ; les « contractants », qui refusent de se voir réduits à une appartenance quelle qu’elle soit ; enfin, les « néo-communautaires », qui tendent à un repli identitaire sur des valeurs strictement islamiques.
16Nous choisissons de nous intéresser tout particulièrement au modèle des « accommodateurs », au sein duquel se trouvent des jeunes femmes s’affirmant à la fois comme citoyennes françaises et musulmanes, car il est révélateur d’une interaction entre les valeurs islamiques et les valeurs portées par la laïcité. Les analyses qui suivent concernant ces jeunes femmes musulmanes qui se réclament d’une identité double, nationale et religieuse. Ce positionnement nous semble caractéristique d’une des facettes de cet « islam de France » spécifique et émergent.
- 14 . Dans son livre Être musulman en France aujourd’hui (Paris, Hachette, 1997), la sociologue Jocelyn (…)
- 15 . Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti…, op. cit. Roland J. Campiche, « Individualisati (…)
17L’inscription de l’islam dans l’espace public français favorise de nouvelles manières de vivre la tradition islamique. En France, les musulmans vivent dans un pays de tradition démocratique et pluraliste, dans une société sécularisée où les références religieuses n’occupent plus une place centrale dans la vie sociale et politique. Ces nouvelles manières de vivre l’islam14 sont travaillées par la « modernité » dont un des principaux caractères est l’autonomie individuelle. Dans la ligne du processus de l’individualisation du croire par rapport au champ religieux dans son ensemble15, on assiste aussi àune individualisation des choix religieux en islam. Le rapport à l’islam de ces jeunes femmes est l’expression d’une foi conquise. Leur adhésion aux principes et valeurs de l’islam (Coran et Tradition) est plus l’objet d’un choix raisonné, fruit d’un engagement personnel et volontaire, que le résultat d’un héritage familial. Cette première génération de Françaises de confession musulmane, complètement socialisées à l’école de la République, questionnent, critiquent et ne se satisfont pas de l’islam traditionnel transmis par les parents. La liberté de décider de sa propre existence devient pour elles une valeur centrale.
18La réappropriation des sources musulmanes relues au regard du contexte culturel français leur permet par exemple de remettre en cause certaines valeurs familiales. Elles peuvent ainsi protester contre l’imposition de règles communautaires ou de décisions parentales sur les aspects les plus personnels de leur vie comme le mariage. Ainsi leur religiosité se détache de l’islam traditionnel et familial de la première génération immigrée.
19La référence à l’islam apparaît un moyen d’établir le lien entre les deux mondes auxquels elles appartiennent (leur famille et la société française). En « rentrant dans l’islam », elles se relient à l’Umma, la communauté des croyants du monde entier. Et en recourant à la notion d’Umma sur un mode religieux et non politique, elles se détachent de leur origine ethnique. Elles peuvent ainsi maintenir le lien avec la tradition familiale sans être enfermées dans leur origine ethnique parentale et elles peuvent se positionner en tant que citoyennes françaises. Le fait de pouvoir être musulmanes, quelle que soit l’origine ethnique, leur permet de se construire comme françaises et de revendiquer une citoyenneté comme n’importe quel autre citoyen. Leur affirmation religieuse leur permet de revêtir une identité valorisante. Elles ne sont plus « beurettes », arabes ou maghrébines mais musulmanes françaises. Elles expriment une volonté de rupture avec la condition d’individus issus de l’immigration.
20On voit comment la référence à l’islam leur permet de concilier à la fois leur intégration à la société française et leur fidélité au groupe familial. C’est paradoxalement l’islam qui aide de nombreuses jeunes à se sentir françaises.
- 16 . Dounia Bouzar, « Du déni de l’islam à l’enfermement dans la facette musulmane », dans Alain Houzi (…)
Leur redéfinition est un défi : ces Françaises musulmanes veulent rejoindre les autres Françaises sur des valeurs et des combats communs en se référant à l’islam. Leur position remet en question les représentations communes puisqu’elles adhèrent aux valeurs universelles proclamées par la République en affirmant qu’elles sont proches de celles transmises par leur religion16.
21L’articulation entre foi musulmane et action citoyenne semble au cœur du mode d’être de ces jeunes femmes. En effet, en reliant ces deux mondes (la famille et la société), elles en valorisent les valeurs communes : « Plus je suis musulmane, plus je suis citoyenne française ». Il ne s’agit pas, à leurs yeux, de comparer deux systèmes – celui de l’islam et celui d’une société laïque – pour déterminer le meilleur, mais de valoriser et de promouvoir des valeurs communes à ces deux histoires, à ces deux civilisations.
22Elles construisent leur identité à partir de toutes leurs références et refusent d’être définies à partir d’une seule d’entre elles. C’est bien en tant que françaises qu’elles militent mais dans le respect de leur éthique musulmane ou « au nom » de leur éthique musulmane. Dans cette logique, il n’est plus besoin de choisir entre l’islam et l’inscription au sein de la société française. Elles s’approprient leur citoyenneté en la reliant à l’islam. L’approfondissement de leur spiritualité les amène à mettre l’accent sur leur engagement au sein de la société : « On ne peut pas être une bonne musulmane si on n’est pas une bonne citoyenne ». En recentrant les débats sur la démocratie, elles rejoignent les autres Françaises sur des valeurs et des combats communs tels que la lutte contre les inégalités en se référant à l’islam. Leur lutte contre la discrimination vis-à-vis des musulmans s’opère au nom des valeurs citoyennes. Le Collectif féministes pour l’égalité est un exemple de cette dynamique. Ce Collectif est né de la pétition « Un voile sur les discriminations » en décembre 2004. Il se donne divers objectifs parmi lesquels :
lutter contre les discriminations que subissent les femmes et pour l’égalité des droits ; refuser l’idée d’un modèle unique de la libération et de l’émancipation des femmes ; respecter le libre choix des femmes en mettant notamment sur le même plan le droit de porter le foulard autant que le droit de ne pas le porter ; lutter pour l’émancipation des femmes en respectant leurs choix (politiques, sociaux, religieux, sexuels…) et en dénonçant l’exercice de toute force, politique, religieuse, intellectuelle ou sexiste qui leur dénie ce droit…
23Finalement, ces femmes qui se posent en tant que citoyennes musulmanes se réapproprient les sources religieuses à travers le prisme de leur culture française, résolues à prouver que la modernité n’est pas incompatible avec l’islam et que l’islam peut faire partie intégrante de la nation française sans affecter son unité culturelle.
24Le mouvement féministe français est marqué par le contexte historique des sociétés occidentales. Il trouve son cadre à l’intérieur du paradigme évolutionniste selon lequel tradition et modernité sont incompatibles. Dans cette perspective, l’adhésion religieuse ne peut être perçue que comme un obstacle au processus de modernisation et d’émancipation de la femme. Or, les jeunes françaises musulmanes qui portent le voile par choix et conviction contribuent sans le vouloir à brouiller les repères, à déstabiliser ces schémas de pensée féministes, à complexifier le débat. Le fait que des femmes voilées puissent se dire féministes et modernes bouscule les représentations d’une société qui en raison de son histoire à dû prendre des distances avec la religion institutionnelle pour accéder à la modernité.
25Même si l’on peine en Occident à accepter l’idée qu’une femme musulmane puisse se libérer de l’intérieur même du champ de référence islamique ou encore qu’une femme portant le voile puisse être effectivement libre et libérée, un nouveau féminisme est en route ; un féminisme pluriel qui sait se nourrir d’une histoire différente. Se voulant croyantes, pratiquantes et modernes, ces citoyennes françaises contribuent à mettre en question le modèle dit « occidental » comme seul modèle d’émancipation de la femme.
26Leur position vient interroger le concept de citoyenneté. Attachées à leur identité nationale, à leur participation civique autant qu’aux principes religieux islamiques, elles veulent concilier cette double appartenance et revendiquent la compatibilité de l’islam avec la citoyenneté française. Elles manifestent leur adhésion aux valeurs universelles de la République tout en affirmant qu’elles sont aussi proches de celles transmises par leur religion. L’islam devient ainsi une référence supplémentaire au fondement de leur identité française. Elles articulent leur croyance, leur pratique au mode de vie d’une société laïque.
27À force de travailler parallèlement sur les deux registres souvent présentés comme incompatibles – l’islam et la République laïque – elles ont élaboré une nouvelle réflexion tendant à intégrer la référence musulmane au sein du patrimoine français.
- 17 . Jean Baubérot, « Laïcité, le grand écart », Le Monde, 4 janvier 2004.
28Du point de vue juridique de la laïcité, la visibilité religieuse dans la vie sociale est un droit. Cependant, l’expression publique de l’appartenance musulmane et notamment le port du voile vient questionner une représentation de la religion qui a cours en France et qui tend à réduire la religion à une confession privée. Autrement dit, la religion devrait se vivre essentiellement dans son for intime, chez soi et dans les lieux de culte. Une configuration spécifiquement française que Jean Baubérot qualifie de « grand écart »17 au sens d’une laïcité qui a du mal à tenir ensemble principes universels et réalité sociale.
- 18 . Comme annoncé précédemment, cet article aborde essentiellement le profil de femmes qui correspond (…)
29Or, en ne souhaitant pas dissocier leur appartenance religieuse de leur appartenance citoyenne, en alliant leur foi musulmane à leur engagement citoyen, ces musulmanes françaises18 remettent en question une telle vue des choses car leur appartenance religieuse ne peut être contenue dans le seul cadre du privé ou de l’intériorité puisqu’il suppose aussi un engagement social.
30Dans ce cas précis on voit bien que le choix du port du voile relève plus d’une démarche d’intégration que d’un refus. Sous couvert de discernement, on s’aperçoit que les signes d’intégration des unes peuvent être interprétés comme signes d’opposition à la République pour d’autres.
- 19 . François Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995.
- 20 . Ibid., p. 47.
- 21 . « La pudeur, pour se protéger des provocations sexuelles » ; « la demande des parents » ; par com (…)
- 22 . Emmanuel Jovelin, « Sociologie de la femme voilée. Du voile hérité au voile révélé », Pensée plur (…)
31Déjà en 1995, Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar avaient mis en évidence trois significations du port du voile sur la base d’un travail d’enquête19. Ils distinguaient le voile traditionnel de mères (première génération) ; celui des pré-adolescentes et adolescentes répondant à une injonction parentale et enfin, celui assumé et revendiqué des post-adolescentes. Ce dernier correspondait déjà à cette démarche d’intégration dont nous parlions plus haut. Les auteurs soulignent à son propos qu’il « se veut militant, non pas dans le sens de la politisation et de la revendication d’une identité en rupture avec la société française, mais d’une affirmation de la volonté d’être française et musulmane, moderne et voilée, autonome et habillée à l’islamique. Ce voile entend ouvrir un espace nouveau d’identité où la spécificité ne serait pas en contradiction avec une référence à la nation française, dont la laïcité est considérée comme une garantie à laquelle ces jeunes filles se disent, paradoxalement, attachées »20. En 2003-2004, Alain Houziaux notait quatre raisons au port du voile21 et Emmanuel Jovelin repère, dans la France de 2009, plusieurs cheminements pouvant conduire au voilement : « la trajectoire de la personne, le vécu ; l’achèvement d’un parcours spirituel ; une recherche de soi-même, d’identité » ; « une révélation liée à un parcours personnel »22.
32Ainsi, de nombreux travaux montrent comment des femmes musulmanes qui portent le voile par choix, peuvent se revendiquer « musulmanes et modernes », « musulmanes et féministes » ; s’affirmer en tant que « citoyennes françaises et musulmanes ». De tels positionnements contribuent à brouiller les repères, à déstabiliser les schémas de pensée d’un féminisme traditionnellement fondé sur le paradigme évolutionniste pour lequel modernité et tradition sont deux mondes de valeurs incompatibles. Dans une telle perspective, tous les attributs du religieux ne peuvent être perçus que comme des obstacles au processus d’émancipation. Or, les modes d’affirmation de ces citoyennes musulmanes dont nous parlons semblent démontrer qu’une telle combinaison est possible.
33En s’affirmant citoyennes françaises et musulmanes, musulmanes et modernes, elles jouent simultanément sur deux registres, l’un universaliste (citoyennes « comme tout le monde »), l’autre particulariste (leur appartenance musulmane). Le vécu de ces jeunes françaises musulmanes est un exemple de combinaison de l’universel et du particulier, de l’égalité et de la différence. Elles rejoignent les autres Françaises sur des valeurs et des combats communs, sur le terrain de la revendication égalitaire par exemple, tout en affirmant leur singularité en se référant à l’islam. Elles ne se présentent plus comme une minorité qui demande à être reconnue mais comme citoyennes françaises à part entière.
34Une analyse dynamique et contextualisée du fait musulman en France ne peut qu’aider au dépassement des modes d’approche binaires qui consistent à penser comme irréductible l’opposition entre l’universalisme et le particularisme, le privé et le public, l’unité républicaine et la diversité, l’islam et la laïcité. Ce positionnement d’analyse, que nous avons tenté ici d’adopter, peut contribuer à déconstruire cette conception bipolaire du monde qui place, d’un côté, l’Occident et de l’autre tout ce qui est lié à l’islam.
35Il s’agit là d’un véritable renversement de perspective. Et beaucoup de citoyennes françaises musulmanes et non musulmanes apparaissent comme des actrices privilégiées de cette société métissée culturellement qui se construit au quotidien. L’équilibre entre respect des cultures singulières et recherche de valeurs communes demeure un projet. Le pluralisme culturel et religieux offre un champ expérimental privilégié pour sa mise en œuvre.