des stéréotypes péjoratifs qui se sont généralisés lors de la conquête de l’Algérie
Les regards français sur l’islam
un débat à l’iReMMo
au sein d’un cycle « Spécial présidentielles »
animé par Jean-Paul Chagnollaud,
avec Fatima Khemilat, doctorante en sciences politiques à Sciences Po Aix et à l’Université de Berkeley,
et l’historien Alain Ruscio
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Poitiers 732 :
petite bataille, grand fantasme
par Alain Ruscio
Extrait de
« Poitiers 732, Roncevaux 778 : vraies batailles, fausses histoires »,
in Regards français sur l’Islam, des Croisades à l’ère coloniale ,
Éd. du Croquant, 2021.
On recommande aussi tout particulièrement le travail de déconstruction effectué par
William Blanc & Christophe Naudin,
Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire
(Éd. Libertalia, 2015).
Voir également la mise au point la plus récente :
Salah Guemriche,
Abd er-Rhaman contre Charles Martel. La véritable histoire de la bataille de Poitiers
(Paris, Librairie académique Perrin, 2010).
Poitiers…Tout Français moyen a, au moins une fois dans sa vie, entendu parler de cette bataille, de cette digue infranchissable dressée par un chef franc, ancêtre de la dynastie carolingienne, face à des hordes barbares musulmanes, barbares parce que musulmanes.
Ce qui est fascinant, dans les destinées ultérieures de cette bataille, c’est le cheminement parallèle entre deux versions : celle des historiens, sérieuse, référencée, et celle de la vulgate, ignorant superbement les faits, la première démentant à chaque phrase la seconde.
Les conquérants musulmans franchirent les Pyrénées (717), envahirent la Septimanie (le Languedoc actuel), s’installent solidement à Narbonne (720) et lancent des raids-razzias sur l’Aquitaine et vers le nord (vallée du Rhône et de la Saône, Morvan). En 725, ils pillèrent et ravagèrent Autun. Il est probable que le prochain objectif était le riche sanctuaire de Saint-Martin de Tours. C’est à ce moment que les Francs, emmenés par le maire du Palais Charles de Herstal – il devint Martel, du fait de la puissance de ses coups, au terme de la bataille –, décidèrent de leur couper la route.
La vraie bataille
L’affrontement eut lieu le 25 octobre 732 – c’est du moins la datation majoritaire chez les historiens – en un lieu aujourd’hui encore controversé. Passons. Affrontement ? Choc titanesque ? Ce fut plutôt un face-à-face certes intense, mais bref (un ou deux jours), au cours duquel les cavaliers sarrasins eurent à affronter, sans doute pour l’une des premières fois, une armée organisée et lourdement équipée. Mais les précisions – par exemple : combien de combattants de part et d’autre ? – manquent cruellement. La mort (ou la blessure grave) d’Abd-el-Rahman priva les Sarrasins d’un chef et les désorganisa. Le lendemain (ou le surlendemain) matin, après avoir perdu beaucoup d’hommes, ils se replièrent.
La suite est moins connue. En fait, la défaite de Poitiers ne signifia nullement, pour les Sarrasins, le signal d’un reflux généralisé au-delà des Pyrénées : Narbonne leur resta (jusqu’en 759) ; ils restèrent solidement implantés dans la France méridionale, notamment en Provence, jusqu’au début du XIe siècle.
Qu’en a-t-il été des enjeux réels de cette bataille devenue célèbre ? Le but d’Abd-el-Rahman et de ses combattants n’était probablement pas la conquête d’un territoire, avec une ambition politique affirmée, l’instauration d’un Royaume arabe en France septentrionale, mais le pillage de monastères réputés – à juste titre – riches, dans la région. L’eussent-ils emporté face à Charles Martel, les Sarrasins seraient peut-être repartis vers le sud avec leur butin. Le grand historien belge Henri Pirenne l’affirma : « Cette bataille n’a pas l’importance qu’on lui attribue. Elle n’est pas comparable à la victoire remportée sur Attila. Elle marque la fin d’un raid, mais n’arrête rien en réalité. Si Charles avait été vaincu, il n’en serait résulté qu’un pillage plus considérable » [1 ] .
Les études historiques publiées depuis ont confirmé cette analyse.
Naissance d’une légende
La première mention de cette bataille est apparue sous la plume de Childebrand, fils bâtard de Pépin le Jeune et donc demi-frère de Charles Martel, rédacteur-continuateur de la Chronique dite de Frédégaire (751) : Charles, « avec l’aide du Christ », vainquit la « nation perfide des Sarrasins » [2 ] . La date de la parution de ce texte n’est nullement neutre : en 751, Pépin dit le Bref, fils de Charles Martel (mort en 741), s’empare du trône du dernier mérovingien, Childeric III. Il est tout à fait imaginable que Childebrand ait nourri son récit de la volonté de légitimer la dynastie nouvelle, bientôt appelée carolingienne.
D’autres récits de l’époque médiévale reprirent cette veine. Ce n’est pourtant vraiment que cinq siècles plus tard, alors qu’étaient prêchées les premières Croisades, que naquit le mythe. Les Grandes Chroniques de France (XIII è siècle) achevèrent de faire entrer Poitiers dans la légende : une enluminure célèbre représentait les ennemis, face à face. Quelques décennies encore et Ronsard intégra tout naturellement le combat contre les Sarrasins dans sa célèbre Franciade (1572). Fantasme absolu, il décrivit « trois cent mille tués (…) des Sarrasins les races étouffées » par les « Français victorieux ».
Les grands noms pouvaient se succéder, les approximations historiques survivaient. Chateaubriand fera des Croisades les « justes représailles » contre « les disciples du Coran (…), ces bêtes féroces » : « On a blâmé les chevaliers d’avoir été chercher les infidèles jusque dans leurs foyers. Mais on n’observe pas que ce n’était, après tout, que de justes représailles contre des peuples qui avaient attaqué les premiers des peuples chrétiens ; les Maures que Charles Martel extermina justifient les croisades » (1802) [3 ] . Ou Vigny, qui était particulièrement hostile à l’islam : « Surviennent les Sarrazins ; ils renversent les cathédrales romaines et courent jusqu’à Poitiers où ils se brisent » (1863) [4 ] .
La conquête de l’Algérie ne pouvait que revivifier ce mythe. Ce n’est pas par hasard que le tableau le plus célèbre illustrant Poitiers, celui de Charles Auguste de Steuben (œuvre monumentale, toujours exposée au musée de Versailles), bourré d’anachronismes, fut peint en 1837, en pleine guerre contre l’Émir Abd el Kader. Quarante ans plus tard, l’inspiration vient à Pierre Puvis de Chavannes (Charles Martel, arrêtant les Sarrasins à Poitiers, fresque murale, hôtel de ville de Poitiers, 1874).
Depuis cette époque, la légende de l’arrêt des hordes sarrasines face aux armées franques, façonnée par un discours multiforme, des ouvrages prétendument érudits aux manuels scolaires sous deux Républiques, a imprégné les esprits. Pour Ernest Lavisse, la bataille de Poitiers fut le « principal exploit » de Martel, qui « sauva ainsi la chrétienté [5 ] ».
Désormais, la victoire de Poitiers apparaît pour une frange de l’opinion comme le prélude logique, quasiment inscrit dans la fatalité historique, à la politique d’expansion coloniale au Maghreb, présentée comme une riposte. Puis, l’occupation étant considérée comme acquise, il fallait en permanence revivifier l’esprit de Charles Martel – ou l’esprit de Croisade, ce qui alors était considéré comme la même chose.
De la guerre d’indépendance algérienne à nos jours…
Comment le déclenchement de l’insurrection de novembre 1954 aurait-il pu ne pas provoquer le même type de réaction ? L’histoire n’étant qu’un éternel recommencement, la France, bastion de la civilisation, était donc amenée à renouveler le combat de Charles Martel. Une certaine presse populaire s’empara de la symbolique. L’hebdomadaire Noir et Blanc , habituellement consacré aux amours des princesses et autres grands du monde, titra sur une double page : « Une nouvelle bataille de Poitiers est en cours. On attend Charles Martel ». Comme cette livraison de l’hebdomadaire datait du 16 mai 1958, on comprend le clin d’œil appuyé au lecteur : un autre Charles arrivait pour sauver la France…
Cette frénésie comparatiste s’empara des esprits des officiers nationalistes, certains d’entre eux étant des catholiques fervents (et traditionnalistes). Le général Georges Buis rapporta dans ses mémoires l’anecdote suivante. Au printemps 1957, en pleine bataille d’Alger, alors colonel, il est convoqué par le général Salan, commandant en chef. Il patiente dans le bureau du « directeur de cabinet, un colonel très connu » (le colonel en question, non nommé, est Roger Trinquier). « Là, j’ai reçu un (…) coup au plexus (…) : sur le bord extrême du bureau, côté visiteur, une caricature découpée dans un torchon quelconque était glissée en sous-verre. Ce “cartoon“ représentait un magnifique Charles Martel, mains croisées sur la garde d’une immense épée dégoulinante de sang. En face de lui un Mendès France misérable et caricatural, humble, nain, engoncé dans une djellaba. Décor : le champ de bataille de Poitiers jonché de cadavres de Sarrasins. Légende : “La collaboration, la voilà, monsieur !“ » [6 ] . Islamophobie et antisémitisme : le terreau du fascisme, illustré ensuite par le même Trinquier lorsqu’il théorisa la guerre contre-révolutionnaire.
Ces regards sur Poitiers, malgré la multiplication des études historiques qui ont démonté le mythe, ont subsisté.
Chacun pourra avoir en tête le slogan fièrement brandi lors des élections présidentielles de 2002 (« Martel 732, Le Pen 2002 ») ou encore les campagnes de Valeurs actuelles : « Notre histoire sacrifiée. Les héros français piétinés par la gauche » (n° 4019, 11 décembre 2013), reprenant en couverture, une fois encore, le tableau de Steuben.
Et ce n’est pas la récente campagne présidentielle et la triste promotion médiatique de « Zemmour, le Charles Martel des plateaux télé » qui pourra nous rassurer. Le combat de l’Histoire face au(x) fantasme(s) est un éternel recommencement.