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De l’islam, des musulmans et de la laïcité.
Président de la Fondation de l’islam de France, Jean-Pierre Chevènement s’explique sur son rôle, sur la place des musulmans et la laïcité, sur les défis posés par les idéologies radicales. Il évoque aussi son expérience en Algérie, la Palestine, la guerre contre l’Irak de 1991 et l’avenir du Moyen-Orient. De NADA YAFI
Nada Yafi. — Près d’un an après sa création, la Fondation de l’Islam de France (FIF) est parfois confondue avec le Conseil français du culte musulman (CFCM). Quelle est la différence entre ces deux institutions ?
Jean-Pierre Chevènement. — Elle est essentielle. S’agissant du CFCM, instance représentative du culte comme son nom l’indique, il a été créé en 2003 sous la forme d’une association loi 1901, à la suite de la consultation qu’en tant que ministre de l’intérieur j’avais lancée en 1999. Mais elle s’est faite selon des modalités que je n’avais pas envisagées, c’est-à-dire qu’il a fallu que Nicolas Sarkozy y mette la main, les élections du CFCM en 2003 ne pouvant, compte tenu des rivalités internes, départager un candidat qui fût reconnu par tous. Pour trancher le nœud gordien, Nicolas Sarkozy a, d’une certaine manière, imposé Dalil Boubakeur, le recteur de la grande mosquée de Paris, comme premier président du CFCM. Les élections suivantes ont donné la majorité à un Marocain, Mohammed Moussaoui, ce qui a entraîné peu après un retrait de la Grande Mosquée (GMP), mais aussi de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Et par conséquent, cette représentation du culte musulman n’a jamais vraiment trouvé son équilibre.
Les dernières élections ont eu lieu en 2012. Elles ont en fait débouché sur une sorte de présidence tournante entre les membres des trois fédérations qui représentent les pays d’origine, c’est-à-dire l’Algérie avec la GMP, le Maroc avec deux courants, le Rassemblement des musulmans de France (RMF) dirigé par Anouar Kbibech, et une autre sensibilité, l’Union des Mosquées de France (UMF) dirigée par Mohammed Moussaoui—, ainsi que le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) qui relève directement de la Diyanet, du ministère des affaires religieuses d’Ankara. Nous avons donc eu comme président de nouveau Dalil Boubakeur de 2012 à 2015, puis Anouar Kbibech de 2015 à 2017, et aujourd’hui Ahmet Ogras. Voilà pour la représentation du culte musulman, qui a le mérite d’exister, dont je ne vais pas dresser un bilan parce que ce n’est pas à moi de le faire.
Quant à la Fondation de l’Islam de France, c’est l’un des piliers d’une construction voulue par Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur1 de 2014 à 2016, pour relancer l’islam de France, conformément au principe de laïcité qui distingue entre le culturel et le cultuel, et c’est à ce titre qu’il s’est tourné vers moi pour assurer la présidence de la Fondation, laquelle est laïque et n’a donc pas de vocation religieuse.
La fondation est une partie seulement du projet, car l’autre pilier, sans doute le plus important, est l’association cultuelle de la loi 1905 , qui bénéficie de privilèges en matière de déductibilité fiscale. Une telle association drainerait les financements et aurait, avec l’accord des autorités musulmanes qui sont nos interlocutrices et l’appui de l’État, le monopole de l’abattage rituel — et je le précise toujours — en désintéressant les trois mosquées qui actuellement se sont vues confier cette capacité (la Grande Mosquée de Paris, celles de Lyon et d’Évry). C’est le deuxième pilier, qui n’a pas aujourd’hui pris consistance, mais le moment en viendra certainement, sous des formes à débattre entre les autorités musulmanes et l’État, au titre de ses responsabilités en matière de sécurité, de cohésion sociale et de santé publique.
La fondation a été créée le 8 décembre 2016. J’y ai été élu président par le conseil d’administration dont je suis le seul membre non musulman parmi les cinq personnalités qualifiées. Il y a aussi un conseil d’orientation quasi paritaire, composé d’une trentaine de personnes, personnalités éminentes, chercheurs, professeurs, juristes, mais également femmes et hommes de terrain. Voilà donc le dispositif. Notre but, je le répète, est profane. Nous sommes une fondation reconnue d’intérêt public. Notre vocation est culturelle, pédagogique, sociale ; elle n’est pas religieuse.
Y. — Il est important de le préciser. Certains ont pu penser que la fondation avait pour but d’intervenir dans la formation théologique des imams et la réinterprétation du Coran…
J.-P. C. — En aucune manière. La FIF contribue à assurer la formation profane des imams à travers des diplômes universitaires, où sont approfondis les principes de la République et expliquée la laïcité qui n’est en aucune manière tournée contre la religion. La fondation finance des bourses ; elle vise aussi à relever le niveau de l’islamologie en France. Jacques Berque, hélas mort en 1995, a été mon maître et mon ami. C’était vraiment une lumière, c’est lui qui m’a inspiré cette idée d’un islam de France qui donnerait confiance aux musulmans vivant en France et qui sont Français pour la plupart ; un islam qui se développerait dans le contexte français et serait par conséquent détaché du contexte des pays d’origine. Bien entendu, ces pays sont amis et alliés, et il faut faire en sorte que s’agissant de la formation et de la rémunération des imams, l’évolution de nos relations soient négociée dans un climat de respect mutuel.
Aujourd’hui l’édifice qu’avait conçu Bernard Cazeneuve reste déséquilibré car l’association cultuelle, le deuxième pilier, ne peut être que l’affaire des musulmans d’abord.
À la tête de la FIF, à l’âge certain auquel je suis parvenu, il est sûr que je ne m’y éterniserai pas. Mon but est de la mettre sur orbite. J’aurai un successeur, mais la fondation demeurera laïque, elle ne sera pas communautaire. Elle visera toujours à faire prévaloir l’amitié civique par la connaissance mutuelle entre Français musulmans et non musulmans..
Y. — Peut-on alors dire que cette fondation s’adresse à tous les Français ? Qu’elle pourra notamment souligner l’apport de la civilisation arabo-musulmane à l’Occident afin de renforcer l’appartenance de tous les Français au récit national ?
J.-P. C. — Tout à fait. La FIF a pour but de montrer comment la civilisation européenne — et particulièrement française — s’est faite au contact étroit du monde musulman. Cela a pu être un processus conflictuel, mais il a aussi nourri de très nombreux échanges dont l’ampleur est largement sous-estimée, aussi bien sur le plan de la langue, des mœurs que sur le plan scientifique, artistique, philosophique et de la connaissance. Nos histoires sont profondément intriquées. Je fais totalement mienne cette pensée de Jacques Berque : « Je ne veux pas voir l’Arabe avec le regard misérabiliste qui était celui de la colonisation, je veux le voir comme il se voit lui-même, c’est-à-dire un ancien seigneur, un conquérant peut-être aujourd’hui déchu, mais qui garde la mémoire de ses brillantes civilisations. » Je pense d’ailleurs qu’il faut restaurer chez tous l’estime de soi, chez les Français musulmans comme chez les Français en général, qui ont parfois le sentiment que notre pays est en train de sortir de l’histoire. Il faut redonner à tous une certaine fierté d’eux-mêmes basée sur la connaissance et la juste réévaluation de notre histoire et des merveilles civilisationnelles qui nous ont façonnés et sont une richesse pour tous.
Y. — Ne pensez-vous pas que le non-dit de la guerre d’Algérie dans l’inconscient collectif des Français complique les rapports à l’islam ?
J.-P. C. — C’est possible, parce que l’histoire est nourrie par les humiliations et les souffrances qui ont pu être subies de part et d’autre… De la guerre de conquête jusqu’à la guerre d’indépendance, les Algériens ont connu une histoire particulièrement violente, qui n’a pas d’équivalent dans l’ancien empire colonial français. Au Maroc, le maréchal Lyautey avait respecté la monarchie chérifienne et la société marocaine. En Tunisie, le beylicat a été préservé. En Algérie, on a prétendu vouloir faire des Français, et c’était une entreprise hasardeuse. Le peuple algérien est une réalité, je dirais même une réalité que nous avons contribué à façonner. D’une certaine manière, l’Algérie d’aujourd’hui, pays immense, très divers, est le résultat de la colonisation française. Avant, il y avait un dey à Alger, un bey à Oran, un bey à Mascara, et les territoires du sud étaient relativement autonomes. Le Hoggar était en réalité très loin d’Alger. C’est dans la lutte pour l’indépendance que le peuple algérien s’est affirmé. Mais les « pieds noirs » qui étaient là depuis un siècle ont eux aussi souffert. Ils ont eu le sentiment de perdre leur patrie. Nous avons raté l’occasion de faire, comme eût dit Jacques Berque, une « nouvelle Andalousie » . Je tiens de l’évêque d’Oran cette parole à la fois profonde et juste : « L’amitié entre la France et l’Algérie est une amitié blessée. Mais les blessures que nous nous infligeons les uns aux autres ne sont pas des blessures ordinaires. Ce sont des blessures comme seuls savent s’en infliger des amis… »
Y. — Pourriez-vous évoquer vos propres souvenirs de la guerre d’Algérie ?
J.-P. C. — J’ai été appelé à l’âge de 22 ans car j’ai été reçu à l’École nationale d’administration (ENA) sans préparation. J’ai donc fait un service militaire un peu plus long que la plupart de mes camarades de promotion, de janvier 1961 à décembre 1962. À l’issue de l’école militaire, j’ai choisi les affaires algériennes, c’est-à-dire les SAS2 , lointains héritiers des « bureaux arabes » d’autrefois, avec le désir de me rapprocher des populations musulmanes. Les SAS ont été dissoutes à la fin du mois de mars 1962, après les accords d’Évian qui ont marqué la fin de la guerre d’Algérie. J’ai demandé à être détaché auprès du préfet d’Oran, chargé des relations militaires avec l’armée française, mais aussi avec l’Armée de libération nationale (ALN). J’étais convaincu de la nécessité de l’indépendance de l’Algérie et j’approuvais la politique du général de Gaulle. Ce n’était pas le cas de tous les officiers français. C’était la période de l’OAS3 . Mais dans l’ensemble, l’armée est restée fidèle. À ce titre, je suis le premier Français (avec le consul général qui venait de Yokohama) à avoir rencontré Ahmed Ben Bella et Houari Boumediène à Tlemcen, le 10 juillet 1962. Je suis resté en Algérie jusqu’à la fin de 1962.
J’y suis retourné ensuite comme stagiaire de l’ENA en 1963. Cette période a été pour moi à bien des égards fondatrice. J’avais beaucoup de sympathie pour le peuple algérien et pour sa lutte, que je jugeais juste. Simplement je pensais comme de Gaulle, et après de Gaulle bien sûr, qu’il valait mieux que l’Algérie devienne indépendante avec la France que contre elle. Donc j’ai été présent dans la dernière période de l’Algérie française, face à l’OAS, pour aider l’Algérie à devenir indépendante.
Y. — Le rapport Bertelsman Stiftung paru fin août fait état de réels progrès dans l’intégration des musulmans en Europe, mais souligne la persistance de discriminations, notamment à l’emploi en France. Qu’en pensez-vous ?
J.-P. C. — Je pense que les modes d’intégration sont différents en Allemagne et en France : en Allemagne cette intégration se fait par l’emploi, par l’apprentissage. Avec moins de chômage qu’en France, mais un système scolaire qui oriente dès 11 ans les jeunes vers les Realschulen, puis les écoles professionnelles et la formation par alternance. Le système est une réussite du point de vue de l’emploi. Je ne suis pas sûr qu’il soit accepté en France, où l’orientation se fait plus tardivement (15 ans), et où l’école a une ambition : celle de former le citoyen. L’école est en France le meilleur outil de l’intégration. Avec des résultats tout à fait estimables. On ne parle que des échecs scolaires mais il y a aussi des réussites, notamment parmi les jeunes issus de l’immigration. J’approuve le dédoublement des classes dans les zones d’éducation prioritaires, décidé par le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et qui va dans le bon sens : la réduction des inégalités de départ. Se pose naturellement le problème de l’embauche, qui touche aussi à notre politique économique. Une certaine reprise se manifeste et j’espère que la politique initiée par le président Emmanuel Macron portera ses fruits au plan de l’emploi. Mais il faut y adjoindre une politique volontariste de recrutement « à l’image de la population » comme je l’avais initiée en 1999, avec la création des commissions départementales d’accès à la citoyenneté (Codac).
Y. — Êtes-vous pour l’enseignement de l’histoire des religions à l’école ?
J.-P. C. — C’est une suggestion d’un de mes amis proches, Régis Debray, qui a d’ailleurs été introduite dans les programmes dans les années 2000, mais je dois constater que les professeurs ne sont pas bien formés pour enseigner cette matière. L’importance du fait religieux semble leur échapper, indépendamment même de l’histoire des religions. On a le droit de croire ou de ne pas croire, mais il faut que l’école puisse faire comprendre le fait religieux aux élèves, son importance, et en même temps montrer les liens entre les trois grandes religions pratiquées dans notre pays (même si le bouddhisme y connaît aujourd’hui un certain envol) : trois monothéismes nés dans le même petit canton de l’univers, la Palestine, l’Égypte, le Hedjaz. Naturellement le legs de l’hellénisme est extrêmement important. Il est tout à fait curieux de voir que c’est en Méditerranée orientale, finalement, que se trouve la source de nos grandes religions.
La bonne connaissance mutuelle est importante, de même qu’une bonne compréhension de la laïcité, qu’il faut enseigner dans sa dimension émancipatrice sur laquelle on fait trop souvent silence. La laïcité n’est pas que la « tolérance ». Mirabeau disait déjà sous la Révolution : « L’Autorité qui tolère pourrait ne pas tolérer », ce n’est donc pas le bon terme. Ce n’est pas par hasard si le mot « laïcité » n’est mentionné que dans les lois scolaires et pas dans la loi de 1905, car l’École a pour but de former le citoyen, c’est-à-dire un homme ou une femme capable de penser par lui/elle-même et de participer ainsi à la définition du Bien commun. Cette notion de laïcité est mal comprise. Il faut lever la confusion qui existe souvent dans l’esprit des peuples musulmans entre la laïcité et l’athéisme. Cela n’a rien à voir.
Y. — La laïcité est parfois mal comprise en France aussi…
J.-P. C. — Il faut la faire comprendre à tous les Français. La Fondation s’attache à lancer un site internet qui va devenir un campus numérique. Nous voulons montrer, outre la diversité des cultures et des civilisations de l’islam, que la laïcité n’est nullement tournée contre les religions. Elle signifie simplement qu’il y a un espace commun à tous les citoyens, où en dehors des dogmes qui leur sont propres, ils doivent s’entendre sur l’intérêt général, de préférence à partir d’une argumentation raisonnée, de la raison naturelle commune à tous. Il y a aussi beaucoup à faire pour relever l’édifice de l’École. Et je dois dire que j’ai confiance en Jean-Michel Blanquer, un homme remarquablement compétent et qui a de bonnes idées.
Y. — Pensez-vous que l’intégrisme religieux suffise à expliquer le terrorisme djihadiste ?
J.-P. C. — Non. Mais il faut tout d’abord rappeler que le terrorisme djihadiste sous la forme du takfirisme frappe d’abord les musulmans : Algériens, Irakiens, Afghans, Syriens, ce sont eux qui ont payé le plus lourd tribut. Bien entendu, en Europe il y a d’autres facteurs qui interviennent, en particulier les discriminations que vous évoquiez tout à l’heure, et aussi le sentiment victimaire, quelquefois exagéré, qui nourrit les frustrations pouvant conduire au passage à l’acte terroriste. D’où la nécessité de lutter pour une meilleure justice sociale chez nous. Mais il faut bien le reconnaître, le fondamentalisme religieux existe depuis très longtemps : vous connaissez la tradition hanbalite qui remonte au IXe siècle, le wahhabisme qui existe depuis le XVIIIe siècle. Les Frères musulmans ont été créés au lendemain de la chute du califat ottoman en 1928. Ces courants littéralistes ont prospéré à bas bruit d’abord dans le monde musulman. C’est l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques qui a suscité le djihad afghan, aidé et armé par les États-Unis, mais ce n’était pas seulement un djihad légitime contre un agresseur extérieur ; c’était aussi une radicalisation obscurantiste par rapport aux problèmes internes de l’Afghanistan, qui opposaient des factions modernistes à des factions obscurantistes.
Donc je veux porter un jugement très nuancé sur cette période qui a quand même été à l’origine d’Al-Qaida, du djihadisme planétaire proclamé par Oussama Ben Laden après la première guerre du Golfe, dont Samuel Huntington a dit qu’elle était la première guerre « civilisationnelle » . C’est ce que j’ai ressenti moi-même à l’époque, et j’en ai tiré les conséquences. Il n’y avait pas beaucoup de responsables politiques sur cette ligne en 1991. Ensuite nous avons eu Al-Qaida, puis l’organisation de l’État islamique (OEI) à la suite de l’invasion de l’Irak en 2003 et de la destruction de l’État irakien par les Américains. L’insurrection des provinces occidentales de l’Irak au bénéfice d’Al-Qaida, puis de l’OEI aura été le prix du traitement qui leur a été administré non seulement par les Américains, mais aussi par le nouveau gouvernement chiite de Bagdad, avec des comportements ultra-sectaires, des exécutions de masse… il faudrait que nos concitoyens comprennent mieux ce qui se passe au Moyen-Orient.
Y. — Les interventions étrangères sont donc un facteur de déstabilisation de nature à favoriser l’émergence du terrorisme ?
J.-P. C. — C’est certain. On aurait pu éviter la première guerre du Golfe. C’était parfaitement possible. En octobre 1990, Saddam Hussein était prêt à évacuer le Koweït s’il y avait eu des troupes arabes pour se substituer aux troupes irakiennes, mais la volonté des Américains dès le premier jour (le 3 août 1990) était d’aller à une guerre frontale avec l’Irak, pour ne plus avoir à dépendre d’un « gendarme » régional — autrefois le pacte de Bagdad , la monarchie irakienne hachémite4 , ensuite le chah d’Iran, puis Saddam Hussein qu’ils ne jugeaient pas fiable. Ils voulaient avoir des forces installées à demeure, notamment en Arabie saoudite. Ce n’était assurément pas un choix très heureux, et cela a largement entraîné la création d’Al-Qaida par Oussama Ben Laden. Les Américains ont installé leur état-major à Doha. L’intervention américaine a joué un rôle certain dans le développement du terrorisme soi-disant djihadiste. Mais il y a aussi un facteur endogène à ne pas sous-estimer. On ne peut pas faire porter le chapeau seulement aux Américains ou aux Occidentaux. Le « takfirisme » a des racines plus anciennes qui ont été réactivées.
Y. — Lors d’une de vos interviews vous avez évoqué une « stratégie d’hégémonie » basée sur « l’organisation du chaos ». Vous avez notamment mentionné « l’exemple de 1967 »…
J.-P. C. — La guerre de 1967 a privé les Palestiniens de leur droit à l’autodétermination c’est-à-dire à un État, s’ils le décidaient. J’ai été le premier socialiste à inclure dans le programme du Parti socialiste en 1972 l’idée que les Palestiniens avaient le droit à l’autodétermination, et par conséquent à un État. Et cela avait d’ailleurs été depuis 1967 la position constante de la France. On accable toujours la France, mais c’est le seul pays qui depuis 1967 maintient une ligne juste. Chacun se souvient de la position très forte qu’avait prise le général de Gaulle en 1967 , qui avait valu à la France beaucoup d’inimitiés. Cette politique a été maintenue par ses successeurs, avec la Déclaration de Venise sous Valéry Giscard d’Estaing, le discours de François Mitterrand au Parlement israélien en 1982, l’exfiltration par la France de Yasser Arafat à Tripoli. On se souvient aussi de la réception de Yasser Arafat à Paris par François Mitterrand et des très violentes critiques qu’elle lui a values et qui ont assombri son deuxième septennat. Je pense que cette politique reste affirmée… un peu trop faiblement à mes yeux, parce qu’on ne peut façonner un avenir pacifique sur le « deux poids deux mesures ».
La gestion par le chaos s’est développée avec la guerre d’Irak. Le Moyen-Orient est une région très compliquée ; il y a des États qui ont été créés dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale et qui ont acquis une certaine réalité, elle-même ancrée dans l’héritage des anciennes capitales omeyyade et abbasside : la Syrie et l’Irak. Ce que j’appelle la « gestion par le chaos » est la volonté de détruire ces États, de les fragmenter en petites entités si possible religieuses ou ethniques. Par exemple, aujourd’hui il y a des gens qui se prononcent pour l’indépendance du Kurdistan irakien . Ils ne se rendent pas compte que le problème kurde pourrait empoisonner la région pendant encore trente ans de guerres car des pays comme la Turquie ne se laisseront pas démanteler et la Syrie y résistera, légitimement. L’Iran n’est pas prêt à voir se créer un Kurdistan iranien.
Par conséquent, l’intérêt de la paix mondiale est qu’on préserve l’équilibre sur lequel a été fondé l’Irak. Car dans ce pays, il y a une courte majorité chiite et deux minorités sunnites importantes, arabe et kurde. Il faut préserver un équilibre d’ensemble. Je ne suis pas contre l’autonomie interne du Kurdistan, je suis pour, dans le cadre d’un certain fédéralisme qui permette la redistribution des richesses pétrolières entre les trois parties constitutives de l’Irak. Il en est de même pour la Syrie. Les Français le savent mieux que quiconque, puisqu’ils ont exercé un mandat sur ce pays. Séparer la Syrie en plusieurs entités, kurde, alaouite, druze… ? On ne sait pas où on mettrait les chrétiens, peut-être autour de Damas, ils sont quand même près de 10 %, et puis il y a les sunnites, qui sont la majorité, personne ne le conteste, qui pourraient rejoindre les sunnites irakiens. C’était le projet de l’OEI. Il y a de soi-disant orientalistes qui n’arrivent pas à la cheville de leurs grands anciens et qui aujourd’hui, au nom de la critique des accords Sykes-Picot, voudraient casser ces États qui ont des racines historiques anciennes. Voilà ce que j’appelle la « stratégie de l’hégémonie par le chaos ». La France devrait défendre le principe de citoyenneté qui permet de transcender les diversités ethniques et religieuses.
Y. — Quel message adressez-vous aujourd’hui aux jeunes Français de confession musulmane ?
J.-P. C. — Un message simple : ils ont le droit de pratiquer leur culte. Ils ont parfaitement le droit d’être musulmans, le droit de croire, mais aussi de ne pas croire. La République française met la liberté de conscience au premier rang de ses valeurs. Ces jeunes sont citoyens français. Leur avenir est en France. Il faut que tous les hommes et les femmes de bonne volonté se mettent ensemble pour forger la France de demain dont ils peuvent être l’élite brillante s’ils le veulent, et si on les guide. Il faut mettre notre pays en phase avec les données du XXIe siècle, en accord et en étroite alliance avec les pays qui nous sont proches, et avec lesquels nous avons une histoire commune : pays d’Afrique du Nord, du Levant, pays d’Afrique, avec lesquels nous devons tisser de nouveaux rapports sur la base de l’égalité, du respect mutuel et d’un projet de civilisation partagée.
NADA YAFI
Directrice du centre de langue et de civilisation arabes de l’Institut du monde arabe (IMA)