Les analystes, politologues, diplomates, membres des ser vices de renseignement… adhèrent souvent à cette distinction et évoquent d’une part « l’islam politique », celui des Frères et de leur galaxie, qui viserait à islamiser le pouvoir temporel et donc à négocier avec lui, sur le modèle de ce qu’ont fait les Frères musulmans2 en Égypte. Et, de l’autre côté, ils reconnaissent que le salafisme se désintéresse le plus souvent de l’action politique, sauf bien sûr dans sa version « révolution- naire », c’est-à-dire djihadiste, dont l’impact politique peut difficilement être nié.
Notre travail ne repose pas sur cette distinction méthodologique : nous con- sidérons tous les islamismes qui forment dans leur diversité ce que nous avons appelé l’islamisme qui est, au-delà de la croyance religieuse et de spiritualité per- sonnelle, une interprétation du monde, une vision de l’organisation de la société, y compris le monde profane, et un rôle donné à la religion dans l’exercice du pouvoir. En ce triple sens – interprétation du monde, organisation sociale, relation au pouvoir –, il s’agit d’une idéologie politique contemporaine. Les islamistes, qui adhèrent à cette vision du triple rôle de la religion dans la société, retiennent le plus souvent de l’islam des principes religieux issus d’interprétations rigoristes promues depuis un siècle par ceux que l’on appelle les islamistes militants.
S’il existe d’importantes différences idéologiques entre les wahhabites et les Frères musulmans, les deux groupes cherchent à faire de l’islam un cadre de vie, un projet pour l’individu et la société. Il s’agit d’un projet total visant à codifier et à normer les rapports sociaux : la relation entre les hommes et les femmes (mixité interdite chez les wahhabites), les normes alimentaires (le halal), les principes économiques (finance islamique) ou encore le rapport à l’autre (al-wala’ wa al-bara’, qui définit chez les wahhabites la séparation entre les musulmans et les non- musulmans). Cette volonté de normalisation est foncièrement politique : elle se prononce sur les caractéristiques de l’autorité légitime et elle organise la vie dans la cité. Ce n’est donc pas leur seul rapport à la politique qui compte mais bien leur impact politique. Un impact évident pour les Frères musulmans, qui veulent négocier avec le pouvoir et parfois le prendre.Tout aussi important pour les sala- fistes, y compris ceux qui veulent ériger un mur de pureté entre eux et la société : ce mur, cette séparation, physique ou symbolique, a évidemment un impact politique majeur. La politique concerne d’abord la vie de la cité, avant de poser la question de la prise du pouvoir3. »
2 Frères musulmans : Organisation sociale et politique fondée en 1928 par Hassan El-Banna en Égypte qui se compose aujourd’hui d’un ensemble de mouvements dans plusieurs pays du monde musulman. Les Frères musulmans agissent principalement dans les domaines sociaux et éducatifs afin d’amener à une réislamisation des sociétés arabes.
3 D’autres définitions des différents courants de l’islamisme sont disponibles dans : Hakim El Karoui, La fabrique de l’islamisme, publié par l’Institut Montaigne, septembre 2018, annexe 3, p. 594 et sq.
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